Une histoire méconnue / Le Luxembourg des années 20
Avec le renoncement aux cheveux longs, symboles de l’éternel féminin, c’est le Moyen-Âge qui prend fin avec la garçonne dans les années 20.
Comme le rappellera l’historien Denis Scuto dans un article consacré aux émigrations luxembourgeoises en France, à paraître en décembre (dans le cadre de l’exposition différée sur les légionnaires), il y avait au début comme à la fin des années 20, environ 30.000 Luxembourgeois en France. Ouvriers ou intellectuels, ils ont pu y vivre les années folles et partager avec des proches restés au pays le vent de liberté qui semblait souffler malgré les traumatismes de la guerre. Il fallait pour cela qu’ils habitent les grandes villes. Car les campagnes, en France comme au Luxembourg, sont restées à quai.
A l’avant-garde
Quand on explore cette période encore mal connue au Luxembourg, on perçoit que la ville de Luxembourg a été parcourue des mêmes frissons, bien que dans une moindre dimension, que les capitales voisines. Et c’est justement durant la guerre, au moment où les pays voisins sont inaccessibles, que l’on y retrouve un élément constitutif d’une nouvelle audace que l’on reconnaît aux années 20: l’émergence d’une avant-garde. Celle-ci naît à l’automne 1917 autour d’un journal mensuel lancé par des anciens et nouveaux membres de l’Association générale des étudiants luxembourgeois créée avant-guerre, et rebaptisée ASSOSS.
Si, durant la guerre, beaucoup d’étudiants luxembourgeois sont rentrés au pays, certains d’entre eux n’ont pas perdu le contact avec leurs villes universitaires et les débats intellectuels qui les anime. Ils sont marqués par l’iconoclasme des dadaïstes, le goût de la modernité des futuristes, enthousiasmé par les promesses d’égalité du bolchévisme. Un groupe de jeunes gens (Pol Michels, Auguste Van Werwerke, Pol Weber, Alice Welter et Justin Zender) forme même une sous-section de la Voix des jeunes baptisée le Cénacle des extrêmes.
Ce groupe, se signale par un texte qui a tous les attributs du manifeste d’avant-garde, comme le critique littéraire, spécialiste de Pol Michels, Gast Mannes l’a établi en 2002. Pour eux „rien n’est assez moderne, rien n’est assez radical“. „A l’heure actuelle, l’abîme du front sépare encre les peuples aveuglés, le militarisme impose encore une discipline des plus sanglantes, mais notre foi fait signe aux étoiles et derrière l’obscurité attend la lumière sans frontières“, promettent-ils notamment.
Le journal mensuel entend bousculer la société (luxem-)bourgeoise et notamment les gens de lettres imbus d’eux-mêmes que les jeunes gens qualifient entre autres amabilités, de „piétons de la médiocrité“. Pendant six ans, la Voix des jeunes bouscule les certitudes et fait entrer dans le paysage luxembourgeois de nouveaux comportements, un nouvel esprit du temps, au moment même où aux libéraux succèdent désormais les catholiques et leur ordre moral.
Ce nouvel esprit du temps se passe dans les têtes par l’introduction d’idées nouvelles d’intellectuels étrangers avec lesquels certains d’entre eux correspondent. Mais il intervient aussi dans les corps, par une manière de s’amuser qui bouscule les genres. L’adoption de nouvelles danses, comme le tango, le charleston et le fox-trot, est une manière visible d’affirmer que l’ancien monde qui s’est achevé par une boucherie sans précédent peut désormais mourir. Un article de la Voix des jeunes paru en avril 1922 l’illustre. Le journal invite ses lecteurs à une séance de „jazz bandisme“ à l’hôtel Métropole. „La salle sera chaude de gaité, de danses et de belles dames. Et les apôtres de la Vertu catholique ou républicaine qui n’ont pas encore vécu un jour selon leur cœur, pourront s’amener avec un méchant sourire: ,Ces petits qui dansent pour la danse’! On s’en fiche comme de l’an quarante et des neiges d’antan.“ Le jazz est partout dans les music-halls de la Schueberfouer, comme dans les dancings des hôtels de la gare, comme le Métropole ou du plateau Bourbon comme le Splendid, à Luxembourg.
Le succès de la garçonne
Dans l’article qu’elle dédie aux années 20 dans l’ouvrage collectif „Noms d’époque“ publié cette année, l’historienne Emmanuelle Retaillaud décrit ainsi l’imaginaire qui entoure cette décennie: „D’années folles émanent un air de jazz et un parfum de fête, que traduisent visuellement les silhouettes endiablées d’une garçonne aux cheveux courts et d’un trompettiste noir, emportés par la frénésie du charleston.“
En étendant au Luxembourg, les recherches sur la garçonne qu’elle avait menées en France, la conservatrice au Centre national de littérature, Ludivine Jehin n’a pas hésité à transposer le terme d’années folles, mais aussi celui de flapper qui en est devenu l’une des incarnations. Elle écrit dans un article très fouillé paru dans Les Cahiers luxembourgeois en 2018: „Les corps s’exhibent volontiers, et c’est sans conteste la piste de danse qui, dans les années folles, y donne le meilleur prétexte. En effet, les années folles voient émerger une série de danses conduites par des rythmes endiablés et accompagnées de mouvements tellement désordonnés et désarticulés que la désignation anglaise de ,flapper’ en référence à un oisillon battant des ailes, s’impose.“
Les corps s’exhibent volontiers, et c’est sans conteste la piste de danse qui, dans les années folles, y donne le meilleur prétexteconservatrice au CNL
La flapper, c’est l’archétype de la garçonne, „mi-fille mi-garçon, forte de son chapeau cloche, de ses cheveux courts, de sa cigarette, de ses seins effacés, et de ses jambes agitées“, qui soumet à une génération entière „l’image d’une femme nouvelle qui subvertit, séduit et dérange“.
Ludivine Jehin a identifié dans le champ littéraire deux personnalités qui présentent des „caractéristiques garçonnières dans leur œuvre et dans la vie réelle“. Il y a d’abord „une étoile filante“ de la littérature, Marie-Henriette Steil, morte à 32 ans, une fille de rétameurs qui revendique aimer les vagabonds, ne pas porter de parfum, ni de talons hauts, et ne pas se maquiller. Elle arbore la coupe garçonnière et crée des personnages tout aussi en rupture qu’elle. Il y a aussi Aline Mayrisch dont la chercheuse souligne le „rapport trouble à la féminité“.
Ces femmes cherchent leur place dans des milieux masculins, comme Marguerite Thomas Clément à la Chambre des députés qui en mars 1921 se fait menaçante: „Le jour où les femmes se trouveront au Gouvernement, les choses se passeront autrement“ et déclenche les rires d’une droite catholique.
Par son travail, Ludivine Jehin repeuple aussi les rues de la capitale de „Bubikopf“, grandes absentes des photos d’archives qui s’intéressent plus aux façades. Elle exhume le témoignage de l’écrivain et journaliste Batty Weber en 1924, féministe patenté, qui constate que le Bubikopf en vogue répand autour de soi „ein leichtes, unschuldiges Parfum von Perversität und auch von Emanzipationsgelüsten“, tandis que le Tageblatt deux ans plus tard constate qu’„elles se font toutes couper les cheveux“.
Les sœurs Koster constituent aussi d’autres figures de femmes émancipées en proie à un monde masculin. Danielle Roster suggère dans le livre qu’elle a consacré à Lou Koster cette année que cette dernière a puisé le courage de se lancer dans ses propres compositions „von der generellen Aufbruchsstimmung der Nachkriegszeit sowie dem neuen, freieren Frauenbild der Roaring Twenties beflügelt, das unter anderem durch den Stummfilm propagiert wurde“. Elle crée d’ailleurs en 1922 l’opérette „An der Schwëmm“, qui fait de la piscine pour femmes une métaphore de leur émancipation. Sa sœur Lory se coupe les cheveux, crée un groupe de femmes qui s’essaie au jazz à Anvers comme à Luxembourg et nage si bien qu’elle devient finaliste des Jeux olympiques à Paris en 1924.
Ils dérangent puis se rangent
Si aux Etats-Unis, le terme de roaring pour définir les années 20 circule dès les années 30 et trouve sa consécration avec un film de Raoul Walsh sorti en 1939, en France, le terme de folles n’a fait son apparition que dans les années 60. Notamment par la culture populaire. Quatre ans après avoir remporté l’eurovision pour le Luxembourg, France Gall chante avec succès en 1969 l’histoire de Jeanne qui se souvient qu’elle était „bien frivole, au temps des années folles“.
„A cette génération optimiste et gâtée, en pleine libération des mœurs, les ,années folles’ tendent un miroir ,précurseur’ où se reflète le goût de la fête, de la musique américaine et des audaces sexuelles, qui flatte les enfants du rock et de la pilule contraceptive. C’est le siècle lui-même qui avait alors vingt ans, l’âge des possibles“, note Emmanuelle Retaillaud.
Le jeune homme qu’était Henri Wehenkel dans les années 60 pouvait aussi s’identifier à l’avant-garde luxembourgeoise du tournant des années 20, dont le bal de l’ASSOSS était en quelque sorte un vestige. En vue d’articles à paraître, l’historien s’est justement replongé dans les débuts de l’association, et constaté comment l’enthousiasme révolutionnaire et avant-gardiste s’est refroidi peu à peu dans le bain luxembourgeois.
A la fin du mois d’avril 1923; les membres de la Voix des jeunes jettent l’éponge et stoppent la parution de leur journal. Ils désespèrent de la possibilité de faire évoluer leur pays. „Wir sträubten uns zu wissen, daß viele in Kanaillenhafter Spießerlichkeit uns als Harlekins und tanzende Derwische ansehen würden, wenn wir unsre Verse und Prosa in die Masse warfen. Wir wollten ein kulturelles und zivilisatorisches Werk tun. In stolz-blödsinniger Eingebildetheit und Süffisanz war man jedoch der Meinung, über uns hinwegsehen zu können. Das zeugt von der Borniertheit des Luxemburgers.“
C’est l’année suivante que dans Les Cahiers luxembourgeois, Jan Pétin écrit l’histoire du jeune homme qui quitte son pays, où „l’air était empesté de paroles mile fois entendues et il pleuvait du vieux neuf“. Cet homme dans la vingtaine „avait au plus haut degré l’horreur du déjà-vu et, en permanence, un fox-trot dans les jambes. Tandis que la première l’empêchait de faire doucement une petite carrière de jeune-homme-à-marier, la deuxième lui donne des allures qui ne s’accordaient guère avec sa réputation d’élève modèle.“
La Voix des jeunes réapparaîtra en 1926, année de boom économique, mais sans la fougue de son prédécesseur. C’est sans doute entre ces deux dates que se situe l’abandon des ambitions politiques de ces anciens membres de l’avant-garde, observé par Henri Wehenkel. „Ils s’adaptent, ils ne changent pas le monde mais se changent eux-mêmes. Pol Michels va dans les bistrots. Règne en maître cette culture du bistrot, où le dadaïsme et le bolchévisme deviennent finalement un truc à raconter aux jeunes, une légende sans vie, parce qu’ils pensent à assurer leur carrière. C’est le destin d’une génération.“ Beaucoup de ces jeunes gens évoluent par la suite dans le monde judiciaire.
Ils conservent tout de même les valeurs qui sont compatibles avec le système: l’anticléricalisme, l’anticonformisme et l’antinationalisme. Ils ne veulent pas s’enfermer dans ce Luxembourg dans lequel ils sont effectivement enfermés. Ils ne veulent pas d’un nationalisme qui les emprisonne.historien
Parmi leurs valeurs de jeunes gens, ils conservent tout de même celles qui sont „compatibles avec le système“: l’anticléricalisme, l’anticonformisme et l’antinationalisme. „Ils ne veulent pas s’enfermer dans ce Luxembourg dans lequel ils sont effectivement enfermés. Ils ne veulent pas d’un nationalisme qui les emprisonne. Ils aspirent à dépasser les frontières et sont antimilitaristes.“
Ce bagage forme une contre-culture, dont le bal de l’ASSOSS va devenir un des gardiens. S’il devait retenir une date dans ces années 20, Henri Wehenkel isolerait donc l’année 1927 et la création du bal de l’ASSOSS. Ce bal, célébré à la mi-carême, est l’occasion de provocations en tous genres. Il y a une ambiance de carnaval et un tapage nocturne, qui culminent au petit matin par des incidents entre les fêtards et les catholiques qui partent à la messe. „Ce n’est pas un hasard si c’est depuis ce bal que commence en 1933, la résistance à Hitler“, note l’historien.
L’ère de la consommation
L’amusement, c’est ce qui reste alors à cette jeunesse. En 1931, Les Cahiers luxembourgeois constatent avec regret que La Voix des jeunes n’est plus la revue qu’elle était: „Nos jeunes gens n’ont plus rien à nous dire. De tout ce qui faisait la gloire de leurs aînés, ils n’ont conservé que le feu sacré des séances potatoires. Après s’être attardés plus que de raison à crier dada et à beugler jazz, ils viennent de faire une dernière tentative de rajeunissement.“
Dans son article, Ludivine Jehin évoque également l’ouvrage „Folle jeunesse“ publié par Nicolas Bonert en 1938. De cette reprise du roman français publié en 1922 par l’écrivain Victor Marguerite qui a popularisé la figure de la garçonne, elle cite un passage saisissant qui démontre que „fête et fatigue avancent main dans la main dans ces années folles. Tockert fait dire à son personnage féminin: „Personne d’ailleurs ne s’amuse dans nos milieux, nous ne sommes plus assez naïfs, assez simples pour cela, ni assez sensibles. Tout le monde se donne l’air de se divertir, mais c’est pour exciter la jalousie des autres. Nous nous désennuyons tout au plus, et encore …“
Et si ce désenchantement était une lassitude de la consommation. Devenir une garçonne et danser le charleston sont des valeurs compatibles avec la consommation. Dans „La fabrique du consommateur. Une histoire de la société marchande“, paru en 2020, le sociologue français, Anthony Galluzzo constate que le cas de la danse qui devient plus individuelle et démonstrative, marque une rupture essentielle, qu’elle „résume et illustre le passage d’une mentalité de production à une mentalité de consommation“. Ce même esprit de consommation s’incarne aussi dans le corps des femmes et dans la garçonne, largement véhiculée par les stars américaines comme Louise Brooks. Pour devenir cet être d’intensité, de mouvement et de jouissance, une femme doit „puiser dans le marché les objets signes de son émancipation“, écrit-il.
„Sa nonchalance et son mépris des anciennes normes en font l’annonciatrice du cool qui prospérera dans les années 60“, écrit-il plus loin. Ce parallèle récurrent entre ces deux décennies devrait aider à redonner de la couleur à cette parenthèse de l’entre-deux-guerres qu’ont pu constituer ces années 1920.
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Cheveux longs, idées courtes. Dat waren nach Zäiten! Den Ufank vun der Emanzipatioun.