Une décennie méconnue / Le Luxembourg durant les années folles
On les dit folles en France, rugissantes aux Etats-Unis, dorées en Allemagne. Mais les années 20 au Luxembourg taisent encore leur nom. Il faut dire que cette décennie, au contraire de sa suivante, est encore peu fréquentée par les intellectuel·le·s.
Nommer une époque est un exercice à double tranchant. Feu l’historien français Dominique Kalifa le rappelle dans l’ouvrage „Noms d’époques“ paru en 2020 sous sa direction. Certes, ces chrononymes – leur nom scientifique depuis 1996 – „organisent la matière événementielle, lui donnent accès, visibilité, et la construisent comme mémoire sociale“. Toutefois, dès lors qu’ils sont détachés de leurs conditions d’élaboration, leur sens peut être dévoyé. „Autour d’eux se construit un feuilleté sémantique, un feuilleté mémoriel, qui facilite l’emprise des grands récits collectifs. Les élucider, en identifier la nature, les écarts ou les usages, se révèle donc essentiel pour qui souhaite traquer l’anachronisme, récuser les lectures finalistes ou tout simplement restituer cette part d’historicité complexe, contradictoire, parfois kaléidoscopique, qui s’attache aux représentations du passé“, mettait en garde Dominique Kalifa.
L’historiographie luxembourgeoise connaît un bel exemple de chrononyme piégé. C’est le terme de „dominations étrangères“ employé par l’historien Arthur Herchen, pour désigner la période 1443-1815, coincée entre un âge d’or médiéval et l’indépendance contemporaine. Des générations d’élèves ont ainsi été formés avec l’idée d’un pays, dont le particularisme est menacé de l’extérieur et exige d’eux la fidélité à la monarchie; garante de l’indépendance d’une nation prétendûment millénaire.
C’est justement en pleine Première Guerre mondiale, alors que la Grande-Duchesse Adélaïde est contestée que l’historien monarchiste introduit ce concept dans les manuels d’histoire. Il aura fallu près d’un siècle pour que des historiens de l’Université du Luxembourg – avec „Inventing Luxembourg“, publié en 2010 – mettent en boîte la supercherie et la rangent définitivement dans la section idéologie. „Herchen transforme la nation en victime et le fait pour une raison précise“, expliquaient-ils.
Le tournant de 1921
Il s’agissait pour Arthur Herchen de mettre fin aux nombreuses divisions qui traversaient alors la société luxembourgeoise. Les centenaires de la dernière décennie les ont rappelées les uns après les autres: le summum de la bataille culturelle entre libéraux et socialistes d’une part, catholiques et Grande-Duchesse d’autre part, qu’a représenté la loi scolaire adoptée en 1912, l’occupation allemande avec ses pénuries et ses profiteurs de guerre, l’envol du mouvement ouvrier et sa répression … Et puis pour boucler le tout, une année 1919, où l’agitation sociale ne cesse jamais et le mouvement républicain manque de l’emporter.
Cette décennie, sous cet aspect, s’achève réellement en 1921, à la fin de ce que l’auteur en 2019 du percutant ouvrage „La République trahie“, Henri Wehenkel, qualifie d’intermédiaire „révolutionnaire“ ou „radical-démocratique“. Il fait débuter en 1916 cet intermède qu’il caractérise par „la montée des classes salariales intermédiaires, le pouvoir ouvrier dans les usines et le souverainisme“ et auquel on doit la fin de plus d’un siècle de bourgeoisie libérale, „marquée par les mêmes élites, par un régime parlementaire censitaire, la neutralité désarmée et limitée“.
Pour l’économiste Gérard Trausch l’année 1921 s’apparente d’ailleurs à l’année 1795 en termes de chamboulement. Le passage au régime français avait signifié la fin de l’ancien régime et favorisé par l’introduction du code civil, le commerce libre et avec lui l’essor de la bourgeoisie.
Cette année-là, la poussée du monde ouvrier finit de rebattre les cartes et obtient une nouvelle approche des relations sociales. „En 1921, le patronat est formellement vainqueur car les ouvriers doivent reprendre le travail. Le gouvernement et surtout le patronat voient que désormais, il n’est plus possible de faire comme avant la guerre, il faut s’arranger avec les salariés.“ Les années suivantes sont marquées ainsi par ce que Gérard Trausch appelle une „percée du social“. Les délégations ouvrières, les chambres professionnelles, l’échelle mobile des salaires (chez les fonctionnaires) sont des produits des années 20 qui auront un retentissement durable, en tant que base sociale des futures Trente Glorieuses et embryon de la culture du consensus.
En 1921, le patronat est formellement vainqueur car les ouvriers doivent reprendre le travail. Le gouvernement et surtout le patronat voient que désormais, il n’est plus possible de faire comme avant la guerre, il faut s’arranger avec les salariés.économiste
L’année 1921 marque aussi un tournant, pour ce qui est de l’évolution économique du pays. La fin de la guerre a signifié la fin du Zollverein. Le Luxembourg est dans la situation inédite pour un pays industrialisé de devoir changer de partenaire commercial du jour au lendemain. Et c’est cette année-là (25 juillet) qu’est signée l’alliance économique avec la Belgique, contrainte et forcée.
L’économie belge a un effet d’entraînement bien moindre de celle de sa voisine allemande. Cela oblige le pays à gagner en autonomie économique. Il faut trouver de nouveaux débouchés internationaux, notamment pour la sidérurgie et se doter de nouveaux atouts. La décennie s’achève par une „année financière“. Pour la première fois, le franc luxembourgeois est défini par rapport à l’or, l’introduction de la holding et la bourse est créée. Après 1929, c’est la grande année financière après 1856 (création de la banque internationale et la caisse d’épargne) et les prochains changements interviennent dans les années 80, avec l’institut monétaire et la banque centrale.
Ces ajustements économiques permettent une phase de croissance entre 1926 et 1936, qui associés à une paix sociale retrouvée et de nouveaux horizons devraient former les conditions à l’avènement d’années folles ou rugissantes. Dans „Noms d’époque“, l’historienne Emmanuelle Retaillaud définit ces années par „un besoin de défoulement collectif après le grand massacre“, une „croissance économique nourrie par les débuts de la standardisation industrielle et de la consommation de masse“, une „pression accrue de la course au moderne“ ou encore la „déstabilisation des identités de genre, des hiérarchies d’âge, des référents nationaux“. Le terme de „roaring“ aussi bien que „folles“ induit aussi la perte de repères et l’inquiétude, qui ont fait leur succès. Ainsi, toutes les conditions sont réunies pour que le Luxembourg vive au moins une période dorée au moment où l’Allemagne vit ses „Goldene Zwanziger“. Gérard Trausch en convient difficilement. „L’adaptation est toujours une période difficile mais il y a toujours de nouvelles libertés qui y apparaissent, un nouveau sentiment de vivre davantage, plus libres. Evidemment c’est le cas au Luxembourg. Mais l’adaptation est difficile.“
„Années ambivalentes“
La période qui sépare 1921 de 1933 et l’inquiétude suscitée par l’arrivée au pouvoir d’Hitler est encore un terrain trop peu arpenté par les historiens. „C’est vrai que les années 30 ont beaucoup préoccupé les historiens et historiennes à cause des événements en Allemagne, à la manière qu’il y avait d’y réagir, à l’antisémitisme, à l’Etat autoritaire“, observe l’historienne à l’Université du Luxembourg, Renée Wagener. „Mais c’est vrai que déjà dans les années 20, des idées pareilles étaient en train de se répandre au Luxembourg. Mais ce n’était pas encore si visible.“
Pour que cette décennie soit mieux connue, il eut fallu que se développe une manière d’approcher l’histoire qui puise ses racines dans les années 20, aussi bien auprès des réflexions de Gramsci sur l’hégémonie culturelle que dans la nouvelle approche des mentalités dessinée par l’école historique des annales. „On a beaucoup travaillé sur l’histoire politique et l’histoire sociale, mais peut-être moins jusqu’ici mené de cultural studies. Ce sont plutôt des gens qui travaillent dans la littérature qui s’occupent de ces phénomènes“, constate Renée Wagener.
On a beaucoup travaillé sur l’histoire politique et l’histoire sociale, mais peut-être moins jusqu’ici mené de cultural studieshistorienne
Si elle devait donner un nom aux années 20, Renée Wagener leur accolerait le terme d’ambivalentes, faute de mieux. Ses deux sujets de recherche, l’antisémitisme et l’émancipation des femmes, l’obligent à une telle prudence: dans les deux cas, la révolution démocratique de 1919 marque un tournant.
Pour ce qui est de l’antisémitisme, 1919 ouvre „le moment où il est le plus normal et plus facile en tant que juif de s’activer dans la société“. Le meilleur exemple est Marcel Cahen, fabricant de cigarettes, actif dans beaucoup de clubs, qui remporte un grand succès en tant que libéral. Ce sont des „signes de modernisation et de démocratisation“, qui ne sont pas du goût des conservateurs.
Cette année-là, les femmes ont obtenu le droit de vote, à la faveur notamment d’une alliance inhabituelle entre socialistes et catholiques. L’année 1919 voit l’entrée à la Chambre des députés d’une première femme, Marguerite Thomas-Clément, qui va émailler la décennie de discours politiques courageux. „Cela a beaucoup changé, avec d’autres facteurs, la position des femmes dans la société. Mais cette position a également été combattue dans les années 20“, nuance la chercheuse.
Les années 20 sont celles de la résistance des curés et politiciens catholiques, rejoints par les nationalistes, contre le travail des femmes mariées notamment. „Ces tentatives d’exclusion des femmes mariées du marché du travail étaient très fortes au Luxembourg. On voulait s’en tenir au rôle de femme au foyer.“ Ce modèle était également très fort dans la classe ouvrière, où „la réussite pour un homme était de pouvoir entretenir une famille avec son salaire“. Au Luxembourg, on n’observe pas à l’intérieur des partis socio-démocrates ou dans leur entourage, un féminisme progressiste, comme il y en a eu en France, Belgique et Allemagne. „D’un côté c’est roaring et golden, mais dans un cadre luxembourgeois très provincial. D’un autre côté, il y a ces combats d’arrière-garde de l’Eglise catholique qui essaie d’arrêter tout cela.“
Une sorte d’„amusez-vous“
Quand on considère les années 20, il y a un piège à éviter. C’est de les considérer sans se débarasser de ce qu’on sait de la suite, à savoir le second massacre mondial en trente ans. Cela peut empêcher de considérer la période comme heureuse. Cette idée est particulièrement forte lorsqu’on emploie le chrononyme „Entre-deux-guerres“, qui donne l’impression, comme l’a finement décrit Dominique Kalifa, que la période est „aspirée par la suite de l’histoire“. Les années 30 d’ailleurs n’ont jamais obtenu de nom ni d’existence propres, tant l’engrenage crise économique, montée de l’extrême droite et guerre, semble traverser la décennie comme le boom économique, l’insouciance et crise couvrent la précédente.
Les années 20 au Luxembourg ont pourtant tout d’une décennie de transition. Elles sont celles d’une emprise progressive de l’Eglise, à travers le Parti de la droite, grand vainqueur des élections de 1919, par une victoire en trompe-l’oeil, puisque trois scissions provoquent un gouvernement sans le parti en 1925-26. „Un compromis se met en place entre le monde catholique qui se soustrait en partie à l’ultramontanisme et une bourgeoisie libérale effrayée par les turbulences de 1918 et de 1921“, rappelle Henri Wehenkel. Jusqu’à ce qu’en 1926 commence le „siècle catholique“ qui s’étirera jusque dans les années soixante.
La décennie semble ainsi traverser par de nouvelles manières d’appréhender la vie qui font les années folles. „De 1921 à 1929 il y a bien ce côté euphorique qu’on constate en France et en Allemagne, une sorte d’,amusez-vous’ proche du ,enrichissez-vous’ avec ce que cela implique de rejet de l’idée d’un grand chamboulement et d’une critique radicale.“
Pour s’être intéressé à ces deux décennies dans le cadre de l’exposition de 2018 consacrée à l’art déco, l’historien et conservateur au Musée nationale d’histoire et d’art Regis Moes parle volontiers des années 20, comme celles d’une „confiance retrouvée“ et irait même jusqu’à les qualifier de „presque folles“. „Dans les années 1920, on voit en effet, comme dans nos pays voisins, une effervescence et un retour d’une culture insouciante de masse: le développement des lieux de loisirs déjà entamés à la fin du 19e siècle reprend, dont le plateau Bourbon et le quartier de la gare sont en quelque sorte les symboles: installation de salles de spectacle et de restaurants et bistrots modernes, installation d’une demi-douzaine de cinémas où les films parlants commencent à être montrés, etc.“
La présence d’armées étrangères après guerre n’était pas qu’un poids du passé, mais aussi la légèreté du futur. „Und doch ist das Dancing von allem Amerikanischen, was uns verblieben ist, das Kulturelement – wenn ich so sagen darf –, das am tiefsten in unsere Sitten oder Unsitten eingedrungen ist“, écrit Batty Weber en juin 1921, dans son éphéméride.
La deuxième partie, samedi 5 décembre, s’intéressera à la dimension culturelle de ces années 20
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