„Le banquier anarchiste“ à l’Ariston / Le prix de la liberté
Le metteur en scène Jérôme Varanfrain revisite le texte rédigé par le poète portugais il y a plus de cent ans et qui pose des questions toujours d’actualité sur la duplicité de l’homme, l’aspiration à l’égalité et le pouvoir de l’argent.
„Le banquier anarchiste“ de Fernando Pessoa est difficilement classable, tant dans la bibliographie du poète portugais que dans sa construction. Quand on entame la lecture de ce court, mais dense texte, on se croirait plongé dans un univers beckettien avant l’heure, dans lequel un homme soliloque, sinon délire. Mais ses répétitions et ses idées grandiloquentes indiquent en fait l’entreprise rhétorique d’un homme qui entend démontrer comment il est devenu banquier et anarchiste. Ou plutôt, et c’est ce qui rend le texte encore plus attirant, comment il est devenu banquier du fait même de ses convictions anarchistes.
L’anarchiste défini par le banquier de Pessoa est en révolte contre l’injustice des inégalités sociales à la naissance, en lutte contre les „fictions sociales“ que produisent des institutions comme les églises et les états et qui permettent le maintien de l’injustice. Mais pour en conclure et chercher à convaincre qu’en anarchiste convaincu, il faut se servir de tous les moyens pour s’enrichir, il lui faudra suivre un cheminement bien singulier.
Lorsque Pessoa, en janvier 1922, écrit ce texte, les deux grandes figures de l’anarchisme sont alors le poseur de bombe de la fin du XIXe siècle et le syndicaliste, qui, à la différence du premier, pense pouvoir par la grève générale plutôt que par la propagande par le fait, transformer la société. Le banquier anarchiste prétend avoir ouvert une nouvelle voie, parce qu’à la théorie des deux premiers, il a ajouté la pratique. Pessoa écrit ce texte alors que la République portugaise advenue douze ans plus tôt est minée par la corruption. Son texte est une satire du pouvoir de l’argent, mais on peut le voir aussi à bien des égards comme une satire de l’anarchisme et des contradictions que sa doctrine pose, par son aspiration à une société à l’état de nature, sans chef, mais inaccessible au départ d’une société forgée par des rapports de pouvoir.
Efforts de clarification
Jérôme Varanfrain avait déjà lu une première fois „Le banquier anarchiste“ il y a une dizaine d’années. Attiré par le titre, il fut déçu par le texte „très répétitif, très chargé et hermétique“. Mais néanmoins quelque chose dans la figure de ce banquier avait touché l’amateur de paradoxes qu’il est, en bon homme de théâtre. Il en va des contradictions du personnage de Pessoa comme de celles du personnage de Molière. „Le Misanthrope n’aime pas les hommes, mais est fou amoureux de Sélimène. On est doubles, on est triples même, parfois. C’est là où on devient „théâtral“, où le personnage, par son ambiguïté, m’intéresse.“ Quand la directrice du théâtre d’Esch, Carole Lorang, lui a signifié son envie d’accueillir des pièces d’auteurs portugais, il s’est donc décidé à porter ce texte, moyennant son adaptation. Il fut épaulé à la mise en scène par Rita Bento dos Reis, qui en 2018 avait, au même endroit, librement adapté le „Livre de l’intranquillité“ de Fernando Pessoa.
L’adaptation devait surtout apporter de la clarté à cette confrontation que Pessoa situe dans un restaurant, avec un orateur brillant et un auditeur en apparence passif. „Pour nous, gens de théâtre, il fallait comprendre ce qu’humainement, il s’était passé.“ Une bourse de Kultur | lx a permis à l’équipe de passer une semaine au Portugal, pour agrémenter ses répétitions d’immersion dans l’univers de Pessoa, au contact de sa maison, du musée qui lui est consacré et de ses spécialistes. Une précieuse édition du texte par Christian Bourgeois a apporté aussi son lot de précisions et ajouts de la main de Pessoa. Cela a permis de réarticuler le texte, tout en le purgeant de ses redondances et d’explications politiques aujourd’hui superflues. „Je ne suis pas un intellectuel. Je suis d’abord un comédien, ensuite un metteur en scène. J’aborde les choses de manière instinctive. J’ai cherché à trouver, chez ce personnage, un parcours émotionnel.“ Ainsi, „Le banquier anarchiste“, adapté par ses soins, se déploie en trois parties: une première partie plus théorique sur la manière dont il est arrivé à l’anarchisme, une seconde durant laquelle il explique comment il a vécu son anarchisme auprès des autres, puis, pour finir, les raisons de l’échec de l’action collective et son choix de devenir banquier par fidélité à l’anarchisme.
Un sport de combat
Mais c’est aussi dans la scénographie que le metteur en scène apporte sa touche. Parmi les découvertes de l’excursion portugaise, il y avait celle que Pessoa avait une attirance pour le sport et la boxe en particulier. Voilà qui résonnait avec l’intention du metteur en scène de déplacer l’action du restaurant vers la salle de sport d’une grande banque, pour souligner le côté performatif de la tirade du banquier. „Le sport, dans nos sociétés néolibérales, est un vecteur de résilience, de renouvellement de soi. Il y a toujours cette idée de l’homme au-dessus des autres.“
La salle de sport donne aussi son cadre à une „situation dramatique entre le banquier et son interlocuteur“, explique Jérôme Varanfrain qui se pose en défenseur d’un théâtre de situation. C’est une fête d’entreprise de fin d’année, et le banquier rejoint la salle de sport et y retrouve un ami. Il a fallu aussi comprendre et étoffer le personnage de cet auditeur qui, comme le lecteur, oscille entre suspicion, enthousiasme et ironie à la longue tirade expérimentale que son camarade lui soumet. „La tension monte entre les deux. Ce n’est pas un débat d’idées entre potes, c’est à la limite d’un combat.“
On peut bien évidemment imaginer que cette salle de sport se trouve au Luxembourg, où le nombre de banquiers est désormais infiniment plus grand que celui d’anarchistes. Mais où néanmoins l’anarchisme a laissé une empreinte sous la forme d’aspiration à l’horizontalité, de méfiance envers les chefs ou tout simplement d’une énergie. „Ces paroles jaillissent de quelque part, d’une force qui a besoin d’émerger. La parole de Pessoa, même si elle est ambivalente, nous fait nous regarder nous-mêmes.“
À travers ce parcours de banquier, le spectateur s’interroge sur ce qui se passe quand on est poussé par un idéal dont la réalisation devient difficile et au risque, si on s’y accroche, d’aller à l’encontre de ce qu’on voulait défendre au départ. Le metteur en scène, admiratif des gens donquichottesques, qui se battent „pour la beauté du geste“, n’est pas ressorti non plus intact de la fréquentation de ce texte qui lui fait redécouvrir l’anarchisme, comme aspiration à l’ordre sans le pouvoir, comme la manifestation d’une confiance noble dans la responsabilité de l’homme. „Les rapports de pouvoir sont en train de changer. On n’en peut plus du rapport pyramidal. Dans le théâtre, on sait qu’on a tous besoin les uns des autres. Il y a vingt ans, le metteur en scène était le grand chef, et parce qu’il payait les acteurs et était le directeur du théâtre, on se taisait. On ne peut plus diriger comme ça aujourd’hui.“
Infos
„Le banquier anarchiste“, de Fernando Pessoa et Jérôme Varanfrain. Avec Ali Esmili, Christophe Garcia et Muhamed Redjepi. A l’Ariston à Esch-sur-Alzette, les mercredi 25, jeudi 26 et vendredi 27 janvier 2023 à 20 h. Une discussion a lieu avec l’équipe après la représentation du jeudi 26.
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