New Jazz am Minett / Le retour d’une légende industrielle
Figure historique du jazz luxembourgeois, Luciano Pagliarini ravive avec Fred Bisenius le concept Jazz am Minett et monte, pour leur premier concert, lui-même sur scène en compagnie du bassiste américain Joe Fonda et de la pianiste japonaise Satoko Fujii. Un double retour aux sources, après une longue absence.
Il est des spectacles, dont, parce qu’ils sont coincés parmi des dizaines d’autres, on risque de ne pas saisir la portée historique. Le concert programmé demain 16 novembre à Differdange est de ceux-là. Et il est historique à plusieurs titres, tous liés à l’histoire du jazz au Luxembourg. Sur scène, aux côtés du bassiste américain Joe Fonda et la pianiste japonaise Satoko Fujii, on retrouvera le saxophoniste italo-luxembourgeois Luciano Pagliarini. Et pour ce dernier, ce sera un retour dans sa ville natale, vers laquelle il déplacera l’espace d’une soirée l’épicentre du jazz.
C’est dans cette ville qui l’a honoré l’année dernière du „Mérite culturel“ que le musicien, aujourd’hui âgé de 65 ans, s’est formé à l’école de musique et au sein de ce qui était une des meilleures harmonies formées d’amateurs en Europe. C’est dans cette ville qu’il a commencé à jouer dans les bals dès l’âge de 15 ans, ce qui lui permettait de rivaliser largement, en argent de poche, avec les camarades mieux nés de sa classe. C’est là aussi qu’il a connu ses premières idoles, des musiciens italo-luxembourgeois comme Pozzetti et Bernardi, qui savaient jouer de tout (saxophone, flûte, accordéon) et trahir leur passion pour leur jazz en profitant de certains morceaux populaires pour placer leurs chorus. C’était avant qu’il ne découvre Charlie Parker.
Une renaissance musicale
Luciano Pagliarini est une mémoire, du jazz grand-ducal comme du patrimoine industriel. Et c’est sans doute d’avoir vécu tambour-battant cette double passion, pendant des années, qui est à l’origine de l’accident cérébral qui a marqué une césure dans sa carrière de musicien. C’était en 2005. À l’époque, la brigade d’intervention musicale (BIM), formation itinérante bariolée réinterprétant des mélodies populaires sans négliger l’improvisation jazz, qu’il avait créé dix ans plus tôt pour la capitale européenne de la culture, croulait sous les demandes. Luciano Pagliarini avait rapporté cette musique de rue du Sud de la France, où il avait vécu de 1982 à 1990, pour l’adapter à nos contrées moins clémentes. On pouvait à l’époque, le même mois, le voir avec la BIM au salon littéraire de Walferdange, puis sur scène avec des artistes américains.
Pendant longtemps, après 2005, il n’a plus touché à ses instruments de musique. „Comme j’avais cela“, dit-il en montrant toutes les archives du patrimoine industriel qui l’entourent dans son bureau, „le fait de ne plus faire de musique live, ça ne me dérangeait pas outre mesure“. Si la marche est devenue moins sûre, la mémoire est restée intacte, et Luciano Pagliarini la parcourt et la partage avec plaisir. Et depuis 2005, ce féru a multiplié les publications sur le monde ouvrier (dont „Camions et dumpers en pays de mines de fer (Luxembourg-Lorraine)“ édité par l’administration communale de Kayl, pour ne citer que la dernière).
La musique est revenue peu à peu dans sa vie, avec quelques apparitions sporadiques avec la BIM, puis au sein du Total Trio fondé en 2014 avec Misch Feinen et Kooni Troost. Mais c’est dans les années 2017-18 que le retour vers les sommets de la musique jazz s’est amorcé. En 2017, son ami depuis 1976, photographe et promoteur de jazz, Fred Bisenius le convainc de l’accompagner dans un petit festival de jazz en Allemagne. „Il y régnait un état d’esprit nature, post soixante-huitard, on y rencontrait des musiciens d’une avant-garde absolue. J’ai repris goût. J’ai ressenti l’ambiance des festivals que j’adorais“, se rappelle le saxophoniste. L’orgueil est venu le bousculer. Il s’est mis en tête de reprendre la place qui était la sienne, au-dessus de bon nombre de musiciens qui ont la chance de se produire sur scène. C’est à partir de ce moment-là qu’il a commencé à travailler quotidiennement. „Pour le jazz de haut niveau, il faut travailler les gammes, écouter. Pour la musique dite libre, il faut avoir un stock d’idées à proposer. C’est comme l’écriture, il faut travailler. Le talent, le don, ça aide, mais ce n’est pas suffisant“, explique-t-il.
Un vol puis l’envol
Puis c’est un événement qui est en quelque sorte l’envers de son AVC en 2005 qui la fait s’enfoncer encore davantage dans la voie empruntée au retour du festival. Début 2018, des voleurs bien informés profitent d’une longue absence pour récupérer toutes les matières premières qui se trouvent dans la maison. Ses instruments y passent – mais il avait pris avec lui son plus précieux saxo. Même les radiateurs disparaissent. Heureusement, les brigands ont coupé l’eau. Les archives sont intactes. Mais Luciano Pagliarini n’a plus le cœur de remonter au milieu de ses archives. Une séance d’enregistrement déjà prévue pour matérialiser son retour avec Total Trio se profile. Et c’est presque par dépit qu’il décide de la partager avec des spécialistes, pour savoir si son virage musical en vaut vraiment la peine. D’un agenda vieux de plus de dix ans, il extirpe l’adresse du bassiste américain Joe Fonda. Le musicien l’appelle, lui dit que l’enregistrement lui a plu et lui suggère de venir jouer avec lui lors de son prochain passage à New York.
Il le fait et prend désormais l’habitude de jouer avec des pointures américaines. Il apprécie d’ailleurs la clarté avec laquelle se font les affaires avec eux. Ils s’intéressent moins au palmarès que leurs confrères européens. „Les Américains écoutent, ça leur est égal que tu sois connu ou pas. Ils ne savent pas ce qui se passe en Europe.“ Et une fois qu’on est accepté dans leur cercle musical, il est certes tout de suite question d’argent, mais une fois l’affaire réglée, la suite se fait sans arrière-pensée. C’est comme ça qu’en octobre 2021, Luciano Pagliarini s’est retrouvé à jouer au mythique club de jazz Sunset-Sunside à Paris avec le bassiste Joe Fonda, le flûtiste Michel Edelin et le batteur new-yorkais Lou Grassi.
New JAM
Luciano Pagliarini entend bien faire profiter de ses nombreux contacts dans le monde du jazz. Et avec Fred Bisenius, il a décidé de raviver une initiative qui a fait beaucoup pour assurer la vitalité de ce style musical au Grand-Duché. En 1987, ils avaient fondé Jazz am Minett qui proposait „des concerts de musique un peu moins mainstream, surtout de la free ou de l’avant-garde, surtout des Européens mais pas que …“. Tout comme la BIM, la formule n’avait pas survécu à l’AVC de leur fondateur. Et c’est désormais sous le nom de New JAM (Jazz am Minett) – T.M.P. (Total Music Productions) qu’elle reprend forme demain soir à Differdange.
Preuve que le jazz a repris toute sa place dans la vie de Luciano Pagliarini, il a livré, durant le confinement, pour feu le magazine Improjazz une série de dix longs et plaisants articles sur l’histoire du jazz, dans lesquels il partageait ses réflexions à réécouter de nombreux disques de jazz. Mais la mémoire industrielle n’a évidemment pas disparu pour autant de sa vie. Elle a retrouvé toute sa place dans sa musique puisqu’il a depuis deux ans mis sur pied un ensemble de huit musiciens, l’Iron & Steel Band, qui fait retentir en image et en sons, l’histoire industrielle de la région, dans la continuité de ce qu’il nomme son „grand coup“ en 1997, à savoir la bande-son du film muet de 1922 traitant de la sidérurgie, rebaptisé „Vu Feier an Eisen“.
Il remet aussi le nez dans ses archives du monde industriel qui risquent de passer leur quatrième hiver sans chauffage et qu’il s’est juré de remettre en ordre prochainement. Ces dernières années, des chercheuses et chercheurs viennent en pèlerinage dans sa maison d’Audun-le-Tiche pour nourrir leurs travaux. Ils y font à leur manière entrer le numérique dans cet univers de papier dont l’esprit colle si bien avec le jazz. Ce style qu’écouter, jadis, signifiait „montrer sa particularité“.
Infos
Concert Pagliarini – Fujii – Fonda à la salle Aalt Stadhaus (38, avenue Charlotte à Differdange), mercredi 16 novembre à 20.00h. Entrée: 17 euros.
Les 30 et 31 novembre, Luciano Pagliarini participe au colloque „Ces Italies qui respirent en nous“ à l’université de Belval, par un exposé sur le thème „Particularismes linguistiques des immigrés italiens au Luxembourg“ et le 1er décembre en accompagnant au saxophone l’écrivain Jean Portante.
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