Contestation / Le sociologue Bruno Frère décortique les raisons et les attentes du mouvement anti-passe sanitaire
Pour le sociologue de l’Université de Liège, Bruno Frère, le mouvement de contestation anti-passe sanitaire ne pourra s’apaiser que lorsque les libertés publiques seront rétablies et qu’un débat sur les sujets légitimes de contestation sera instruit. Il voit dans le complotisme un échec de la démocratie. Entretien.
Maître de recherches à l’Université de Liège, le sociologue Bruno Frère s’y intéresse aux nouveaux mouvements sociaux, à l’économie alternative et solidaire, à la tradition anarcho-libertaire, à la critique sociale et à la théorie politique. Cela lui permet de poser un regard original sur le mouvement anti-passe sanitaire et antivaccin. Alors qu’il s’attelait aux dernières relectures des épreuves d’un livre dans lequel il repense l’émancipation, il a répondu à nos questions.
Tageblatt: En tant que spécialiste des mouvements sociaux et de l’anarchisme, comment analysez-vous ce mouvement anti-passe sanitaire et antivaccin en apparence très composite?
Bruno Frère: C’est un mouvement extrêmement composite, mais il ne faut pas oublier d’abord que les mouvements sociaux sont toujours composites. Nous avons une vision unificatrice du mouvement ouvrier. Mais s’il y avait en effet un ennemi de classe commun, le patronat, il était par ailleurs extrêmement composite: il y avait les anarcho-syndicalistes, les communistes, les socialistes, les autonomes. Ce n’est pas un hasard si historiquement les pays d’Europe occidentale comme la France ou la Belgique se sont structurés comme ils l’ont fait, à savoir avec un Etat qui finit par réguler un tant soit peu le capitalisme, sous la pression des mouvements sociaux. C’est précisément parce que derrière, ces derniers étaient tellement composites qu’ils n’ont jamais réussi à obtenir plus qu’un Etat vaguement régulateur. Je pense que s’il y avait eu une union de classe beaucoup plus large et plus forte à l’époque, on aurait hérité aujourd’hui d’une situation politique différente avec probablement un Etat très différent et une autre forme d’économie que le capitalisme. Cela étant dit, sur l’aspect composite du mouvement actuel, il n’y a en effet plus de logique de classe, même si on peut deviner la critique du capitalisme derrière la critique du vaccin qui amalgame beaucoup de choses. Ce qu’on critique, et, je crois que cela doit être entendu, à travers le vaccin, c’est notamment des firmes pharmaceutiques et des actionnaires privés qui sont en train de faire des profits colossaux. Adresser cette critique-là, qu’on entend très peu dans les médias puisque dès lors que vous l’adressez, vous êtes qualifiés d’antivaccin, peut consister à dire, tout en étant vaccinés et sans remettre en question l’efficacité du vaccin, que ces firmes devraient être publiques et non pas privées. Il y en a dans les manifs des gens qui ne sont pas antivax, mais anti-firmes pharmaceutiques. C’est un premier profil à ne pas mélanger avec les autres.
Justement, la présence d’anarchistes dans le mouvement vous étonne-t-elle?
On a affaire dans ces mouvements sociaux à des gens qui, même s’ils ne le revendiquent pas, ont une forme de tempérament anarchiste qui se manifeste par la critique de l’Etat. A partir de là, il y a deux formes d’anarchisme ou deux types de personnes au tempérament anarchiste. D’une part très probablement des anarchistes que je rattacherais au courant individualiste de l’anarchisme, qui se rapproche très fort du mouvement libertarien américain, lequel a des accents très clairement trumpistes, voire complotistes. Et dans ce profil de manifestants, vous avez des personnes qui mettent la liberté individuelle au-dessous de tout. Personne ne peut leur aliéner leur liberté individuelle et certainement pas l’Etat. On voit bien ici l’idée de liberté tous azimuts, en ce compris celle par exemple de s’enrichir de manière colossale au détriment des autres. Mais ce profil d’anarchiste individualiste ne doit pas effacer un autre profil que je pense distinguer dans les manifestations, un profil anarchiste collectiviste, autrement dit des individus qui critiquent l’autoritarisme de l’Etat, qui critiquent la façon dont l’Etat entend contrôler nos vies, mais qui pour autant conservent un sens de la responsabilité collective. Et ceux-là, je pense sont vaccinés, ne veulent pas encombrer des lits d’hôpitaux au détriment de gens qui attendent des soins urgents. Il y a ici des gens qui manifestent, comme le dirait la philosophe Sandra Laugier, non pas pour étendre leur liberté individuelle, mais pour étendre la liberté d’autrui. Ils pensent: „Probablement les non-vaccinés ont-ils tort de ne pas se faire vacciner, mais pour autant on ne doit pas leur interdire les libertés publiques.“ C’est un tempérament anarchiste qui porte une critique de l’Etat mais qui est d’une autre nature, il y a un sens social, sociétal.
N’est-il pas choquant de pouvoir être anarchiste collectiviste et de défiler à côté de libertariens. Est-ce le signe d’une nouvelle forme de mobilisation, dans laquelle la motivation individuelle domine?
Certainement. Pour ce qui est des collectifs anarchistes organisés, ils vont se rendre une fois à ce genre de manif. En tout cas, ceux que je connais, dès lors qu’ils ont vu que ça tirait vers l’extrême droite, ont fait volte-face. Ils décidaient de ne plus y aller. Je doute qu’on continue à voir un caractère composite dans les manifs à l’avenir. Toutefois, il est probable qu’il y ait des individus qui continuent à y aller pour manifester leur désaccord par rapport aux mesures autoritaires et qui ferment les yeux sur le fait qu’ils côtoient de l’extrême droite. Mais j’ai quand même le sentiment que si les manifs continuent, un tri va se faire.
Il y a pas mal de gens qui sont vaccinés et qui pour autant ne s’accordent pas à la politique sanitaire qui est menée et ne s’accordent pas davantage au fait que la santé est un bien qui a été privatisé par des firmes pharmaceutiques
Il faudrait absolument enquêter, faire des grandes volées d’entretiens pour essayer d’identifier les origines des manifestants. Il faut y aller et réussir à écouter les gens. L’ostracisme du mouvement antivaccin pose problème. On met dans le même panier des gens qui ne portent pas les mêmes revendications. La critique des firmes pharmaceutiques est tout à fait audible de la même façon que la critique des politiques publiques de l’Etat. En Belgique, des dizaines de lits ont été fermés dans les hôpitaux en soins intensifs, sous couvert d’économies, de rationalisation et de réorganisation des services de soins de santé. On a là des logiques purement néolibérales qui consistent tout simplement à évider le service public. Et c’est aussi une critique qu’on fait passer aux oubliettes en la faisant passer dans le sac des antivaccins. Si aujourd’hui on a des mesures drastiques, c’est aussi parce que nos hôpitaux ne sont plus en capacité d’accueillir un nombre de malades hors du commun. Et c’est un sujet politique qui devrait pouvoir être débattu. Il y a pas mal de gens qui sont vaccinés et qui pour autant ne s’accordent pas à la politique sanitaire qui est menée et ne s’accordent pas davantage au fait que la santé est un bien qui a été privatisé par des firmes pharmaceutiques.
Lors d’une conférence, en mai 2021, vous disiez que „la crise du Covid appartenait aux crises auto-produites, lors desquelles l’autoritarisme légitime de la prévention gagne du terrain sur le débat démocratique et l’intelligence collective“. Pourquoi?
Le débat a été trop peu instruit publiquement. On a très rapidement donné la parole aux experts, très peu aux représentants du monde associatif, du monde socio-culturel, de l’éducation permanente comme on dit en Belgique (ndlr: éducation populaire). A partir du moment où vous ne laissez pas les canaux d’expression traditionnels de ce qu’on appelle la société civile pleinement jouer leur rôle, il ne faut pas s’étonner que les gens s’expriment dans la rue et surtout empruntent des voix critiques qu’on peut tous regretter, comme le complotisme. Il aurait fallu aussi donner des moyens à l’éducation populaire et permanente, à toutes les structures associatives qui sont là pour faire vivre la démocratie et permettre aux gens de venir s’exprimer et de débattre de la chose politique. Mais à partir du moment où on est dans l’optique du tout sanitaire, du tout sécuritaire, et qu’on passe d’abord par l’interdiction tous azimuts, à un moment donné on en paie les pots cassés. C’est quand même effroyable, me semble-t-il, de voir ce qu’on a fait au secteur culturel, alors que précisément il offre des espaces de débat public qui sont aussi là pour permettre aux gens de venir exprimer leurs désarrois. Dans les structures d’éducation permanente que je fréquente beaucoup, le travail qui est fait est généralement remarquable. Vous avez là des gens payés qui accueillent un public, lequel peut venir avec ses idées même nauséabondes. Ces structures, par leur travail, peuvent infléchir la critique dans un autre sens et lui donner davantage de pertinence, de profondeur et de nuances surtout.
A partir du moment où vous ne laissez pas les canaux d’expression traditionnels de ce qu’on appelle la société civile pleinement jouer leur rôle, il ne faut pas s’étonner que les gens s’expriment dans la rue et surtout empruntent des voix critiques qu’on peut tous regretter, comme le complotisme
Devrait-on faire en conséquence du complotisme la conséquence d’un manque de participation démocratique ou une question d’éducation?
Oui, c’est un mélange de choses. Mais c’est très certainement un échec de la démocratie. Si les gens en arrivent au complotisme, c’est je crois notamment parce qu’à aucun moment ils n’ont pu participer à des organisations collectives qui permettaient à leurs passions tristes, à leurs désarrois, de s’exprimer autrement, dans des voix argumentaires plus réfléchies et plus instruites. A partir du moment où vous laissez les gens seuls, que les politiques socioculturelles passent en dernier lieu, auxquelles on réserve des fonds de budget, il ne faut pas faire la vierge effarouchée.
Comment expliquez-vous la radicalisation du mouvement?
Ce qui me surprend, c’est que ça n’ait pas été violent plus tôt. On veut toujours voir la face obscure de la force. Mais la population belge, mais aussi celles des pays limitrophes, joue le jeu du confinement, du vaccin pour l’immense majorité, du port du masque dans les écoles. Je suis surpris par cela. Il y a trente ans, on n’aurait jamais obtenu une docilité pareille des gamins de 16-17 ans. Il y a cent ans peut-être encore moins. Il y a un an et demi que les gens sont d’une docilité épatante. Alors que ça commence à déborder au regard du nombre d’interdictions, de loirs et décrets remettant en cause les libertés publiques, ça ne m’étonne pas.
La vaccination obligatoire va-t-elle apaiser ou durcir le mouvement social?
Elle ne va rien apaiser du tout. La seule chose qui peut apaiser est la fin des restrictions de libertés publiques. La vaccination obligatoire va peut-être aider dans la lutte contre la pandémie. Mais je ne pense pas que ça freinera la contestation. Les gens cesseront de sortir dans la rue quand on les autorisera à mener une vie sociale normale.
La vaccination obligatoire va peut-être aider dans la lutte contre la pandémie. Mais je ne pense pas que ça freinera la contestation. Les gens cesseront de sortir dans la rue quand on les autorisera à mener une vie sociale normale.
Et probablement aussi la possibilité d’instruire un peu mieux le débat plus correctement, notamment dans les médias, peut aussi avoir un effet apaisant. De grandes questions vont se poser, dont le taux de létalité. On meurt beaucoup moins du Covid qu’il y a un an, notamment grâce aux vaccins. A un moment donné, il va falloir se poser la question s’il n’est pas temps de considérer cette maladie comme une maladie normale et commencer à vivre avec. Le débat central aussi, qui doit être remis au centre de la table et serait susceptible d’apaiser les passions, c’est le débat du refinancement des soins de santé et des services publics. Comment fait-on pour que les infirmiers et infirmières soient mieux traités, puissent gagner mieux leur vie et être considérés. Il y a une question de classe dans tout cela. On a applaudi les personnes qui prenaient des risques dans la pandémie. Mais fait-on société avec de la morale? Il faut tout simplement permettre aux personnes d’avoir des perspectives sociales, économiques et de vivre mieux. Et ce n’est pas le cas. Ces infirmières, on va les obliger à se faire vacciner, mais elles ne voient pas leur salaire et leur considération sociale augmenter, alors qu’elles sont constamment au chevet de leurs patients. C’est un peu cynique.
Doit-on chercher à intéresser à ces débats la partie libertarienne de ces manifestants?
Je n’ai pas de solutions par rapport à cela. Notre société ne sera jamais vraiment pacifiée. Je pense que le problème avec ceux qui sont vraiment libertariens, est qu’il n’est pas simple de faire sens en commun, pour reprendre les termes d’Isabelle Stengers. Mais à un moment donné, il faudra bien essayer à nouveau de débattre, de comprendre, d’écouter, pour essayer de construire quelque chose comme des points de vue collectifs, communs, qui puissent permettre de faire toujours société ensemble. Mais alors je n’ai pas de solution miracle. Il y a des moments où il n’est plus possible de faire sens en commun. Il y a des lignes de fracture qui traversent la société et c’est la conflictualité politique qui s’engage. Je n’ai pas spécialement envie de faire sens en commun avec des gens qui veulent fermer les frontières européennes par exemple.
L’émancipation réelle est collective, passe par l’émancipation d’autrui; et donc par une forme de lutte et de construction de nouvelles formes de vie utopiques qui font collectif
Vous êtes en train d’écrire un ouvrage sur de nouvelles possibilités d’émancipation. Ce mouvement peut-il participer à l’émancipation?
Si elle ne s’envisage que dans une perspective individuelle, elle ne peut pas aller très loin. Vous pouvez vous émanciper tout seul et devenir Elon Musk. L’émancipation réelle est collective, passe par l’émancipation d’autrui; et donc par une forme de lutte et de construction de nouvelles formes de vie utopiques qui font collectif. Il y a quelque chose de cet ordre-là qui s’est joué dans les ZAD (zones autonomes à défendre) et dans les associations d’éducation populaire et permanente. Non seulement on s’émancipe par la culture et la connaissance qui nous permettent d’identifier nos adversaires, le capitalisme, potentiellement l’Etat quand il s’avère défaillant démocratiquement, mais on crée aussi d’autres formes de vie plus égalitaires. Mais dans le mouvement des antivax, si cette dynamique permet de galvaniser l’idée de libertés collectives libertés publiques, alors oui il y aura de l’émancipation. Mais, en revanche, si on reste sur de la passion triste, comme disait Spinoza, et qu’on reste sur des „Je viens manifester parce que je me rabougris sur ma liberté individuelle que j’estime être menacée“, ça va juste donner quelque chose de nauséabond. Et cela existe dans ce mouvement.
N’y a-t-il en quelque sorte une tension entre liberté et solidarité et laquelle doit passer devant l’autre?
En effet. Mais une liberté individuelle au sens strict ne peut s’envisager que si les autres sont libres, parce que ça n’a pas de sens d’être libre tout seul dans une société d’esclaves, de personnes asservies. Dès lors, vous ne pouvez être libres individuellement que si la liberté d’autrui est effective. Et pour cela il faut développer des structures de solidarité. Pour faire une métaphore un peu bête, quel intérêt y aurait-il à être en bonne santé dans une société où tout le monde serait malade? Vous n’en jouirez pas longtemps de votre bonne santé. La santé d’autrui est fondamentale pour votre santé. Du coup il faut payer des impôts, pour payer des hôpitaux pour que tout le monde puisse s’y soigner gratuitement. C’est un peu expéditif comme réflexion, mais je vous l’offre … (rires)
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0,003% de la populasse contre les mesures. Si çela n’est pas représentativ!?
“ L’émancipation réelle est collective, passe par l’émancipation d’autrui; et donc par une forme de lutte et de construction de nouvelles formes de vie utopiques qui font collectif“ …et bon dieu.Qu’est-ce que vous voulez nous dire?
Rien ne vaut un „spécialiste“ surtout en sociologie ou Psy.Cette tautologie est juste dépassée par la théologie. Là où les mots forment des phrases qui ne veulent rien dire.
Bon Dieu.
,
Ich finde es begrüßenswert, daß das „t“ Fotos publiziert, wo man die Schwurbler ins Gesicht schauen kann. Davon müßte es mehr geben.
Es ist eine Art Offenbarung, für was man steht und sich nicht unter Kapuzen und hinter Masken verstecken kann.
Die Frauen sind, nebenbei gesagt, nicht unterrepräsentiert.