L’histoire du temps présent / Le Tageblatt libéré
Il y a exactement 80 ans, le Tageblatt était tiraillé entre deux lignes. D’un côté, il soutenait la résistance et sa volonté de rupture avec les hommes d’avant-guerre. De l’autre, il voulait se montrer loyal envers un gouvernement qui comptait deux ministres socialistes en son sein.
A la mi-septembre 1944, un Escher Tageblatt indépendant reparut dans un pays enfin libéré. Récupéré par le régime nazi durant l’occupation, le quotidien pouvait désormais faire peau neuve. Ses premiers numéros de la Libération, avec leurs articles écrits majoritairement en luxembourgeois dans lesquels étaient proclamés l’attachement à la patrie, la foi dans le socialisme et la nécessité de rebâtir le pays sur des bases nouvelles, avaient quelque chose de révolutionnaire. Le 14 septembre 1944, il lançait un appel aux travailleurs: „Mir sin nu erem esou ze soen ègenen Här an eisem Haus. Mir ware gewinnt eis Sach selwer an der Hand ze halen a gudd ze fe’eren. Mir hun an der Vergangenhét bewisen, dat mir opbauen können, an dat mir e Vollek sin, dat an der zivilise’erter Welt sech mat jidwer anerem Vollek op e gleiche Fo’ss stelle kann. Mir brauche ké Momper, wann et héscht d’Liewen ze méschteren. Jidwer énzelne Letzeburger stellt sei Mann, wann et héscht, fir seng Hémecht eppes ze léschten1)“. La reconstruction matérielle ne pouvait cependant suffire, elle devait s’accompagner d’une reconstruction morale. Pour cela, il fallait absolument procéder à un nettoyage en profondeur („eng renglech Wäsch“) du pays.
Une rédaction écartelée
Dans la liesse des lendemains immédiats de la Libération, le Tageblatt semblait donc avoir adopté les positions de „l’Unio’n vun den Letzeburger Freihétsorganisatio’nen“, notamment en ce qui concernait l’épuration, c’est-à-dire les poursuites à engager contre ceux qui avaient collaboré avec le régime nazi. Or l’Unio’n, mouvement né de l’association des principaux mouvements de résistance, comptait parmi les collaborateurs l’ensemble des fonctionnaires et des cadres des entreprises qui étaient restés en poste pendant l’occupation.
Ce programme de rupture avec les élites en place et le fait que la force paramilitaire de l’Unio’n, la Miliz, avait déjà procédé à l’arrestation de près de 3.500 personnes jusqu’à la fin du mois d’octobre 1944, l’amena au conflit avec le gouvernement une fois celui-ci rentré d’exil – d’autant que nombre de résistants reprochaient plus ou moins ouvertement aux ministres d’avoir trahi le pays, lorsqu’ils l’avaient quitté le 10 mai 1940.
La rédaction du Tageblatt se retrouva rapidement écartelée. Le gouvernement, dont l’autorité était remise en question par l’Unio’n comptait en son sein deux ministres socialistes. L’un d’entre eux, Victor Bodson, était par ailleurs chargé de l’épuration en tant que ministre de la Justice. Un changement de ligne est perceptible dans le journal à partir de la seconde moitié du mois de septembre 1944. Le retour d’exil de figures importantes du Tageblatt, en particulier son directeur d’avant-guerre Hubert Clément, y était probablement pour quelque chose.
La voix de l’homme de la rue
Le 18 septembre, le Tageblatt publia une déclaration du ministre d’État Pierre Dupong dans laquelle ce dernier traçait les grandes lignes de l’épuration, telle que le gouvernement entendait la mettre en œuvre – c’est-à-dire dans le cadre d’un processus juridique clair et sans esprit de vengeance2). Cinq jours plus tard, le quotidien sortait un numéro très pro-gouvernemental, dans lequel Bodson affirmait sa volonté d’appliquer une „justice intégrale“3). Le ministre de la Justice jouait cependant sur les mots. Par „intégral“, il n’entendait pas la même chose que l’Unio’n. Il voulait dire que les règles de droit seraient „intégralement“ respectées.
Cette ligne pragmatique ne faisait pas l’unanimité au sein de la rédaction. Au début du mois d’octobre, un mystérieux auteur écrivant sous le pseudonyme „De Mann vun der Strôß“, fit son apparition dans les colonnes du Tageblatt. Dans son premier article, intitulé „Soyons durs, n’oublions pas“, ce dernier prenait à partie le chef du gouvernement: „Am Schlußsâtz vu senger Ried sôt den Här Dupong, dat d’Fauscht vum Gesetz de’jéneg treffe ge’ng, de’ sech um Land versönnegt hun. Dorop wârt d’Vollek! […] Wât gesi mir haut? De’je’neg Letzeburger, de’ gemâcht hun, wât d’Preise wollten, de’ mat hinnen deck Geschäfter gemät hun, âwer eso’ schlau wâren, sech lanscht de’ giel Uniform ze drecken, denen aβ bis elo am gro’βe ganzen nach net vill geschitt4).“
Ce cri d’indignation était cependant immédiatement suivi d’une mise au point du journal, dans laquelle il était indiqué que le gouvernement avait déjà arrêté les mesures nécessaires pour saisir les profits des collaborateurs économiques.
Puristes et pragmatiques
Le Tageblatt cherchait-il ainsi à restaurer la confiance de ses lecteurs dans un gouvernement qui s’était déconnecté du pays, tout en s’appropriant un discours antisystème beaucoup plus populaire? La rédaction du journal était plus probablement elle-même divisée entre ceux qui prônaient le retour à la légalité et ceux qui militaient pour un changement radical de régime. Mais cela ne dura pas.
A la fin du mois d’octobre 1944, le gouvernement essaya de reprendre la main sur l’Unio’n, notamment en ce qui concerne l’épuration. Le 19 octobre, un arrêté conféra un caractère légal à toutes les arrestations effectuées par l’Unio’n. Un autre, promulgué le 27, ordonnait la fermeture de toutes les entreprises appartenant à des personnes soupçonnées de collaboration. Par le premier arrêté, le gouvernement cherchait à reprendre le contrôle des centres d’internement ouverts par l’Unio’n, par le second, il essayait de reprendre l’initiative dans un domaine où l’Unio’n s’était déjà largement engagé. Le mouvement unitaire de la résistance réagit à cette offensive en radicalisant son discours.
Le Tageblatt prit alors clairement position pour le gouvernement. Le 27 octobre, il appela ses lecteurs à lui accorder leur confiance, au nom des deux ministres socialistes et pour le bien du pays5). Quelques jours plus tard, dans un article intitulé „Unser Standpunkt zur Regierungsfrage. Es nehme jeder wie wir seine Verantwortung“, il demanda à tous ceux qui n’avaient pas encore pris clairement parti de mettre cartes sur table6). Le quotidien relaya aussi l’appel du procureur d’État, Robert Als, à mettre fin aux „actes arbitraires“7). Le 6 novembre parut en „une“ un texte virulent fustigeant les „provocateurs“ qui voulaient faire justice en dehors des voies légales8). L’Unio’n n’était pas nommément citée, mais elle était clairement visée.
1) „Eis Arbechter si béret!“, in: Escher Tageblatt, 14 septembre 1944, p. 1.
2) „Hart Strôfen fir all Verre’der! D’Letzeburger Vollek verlangt nöt nömme Freihet mais och Gerechtegket“, in: Escher Tageblatt, 14 septembre 1944, p. 1.
3) „Integrale Justiz“, in: Escher Tageblatt, 25 septembre 1944, p. 1.
4) Escher Tageblatt, 2 octobre 1944, p. 2.
5) „Wir und die Regierung“, in: Escher Tageblatt, 27 octobre 1944, p. 1.
6) Escher Tageblatt, 11 novembre 1944, p. 1.
7) „Eine Klarstellung“, in: Escher Tageblatt, 3 novembre 1944, p. 2.
8) „Provokateure am Werk“, in: Escher Tageblatt, 11 novembre 1944, p. 1.
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