Théâtre / Les interstices du langage: „Never Vera Blue“ au TOL
Une jeune mère de famille raconte comment elle essaie de s’extirper d’une relation conjugale toxique et violente: avec „Never Vera Blue“, Aude-Laurence Biver met en scène un texte dense et intense, qui dit les structures de pouvoir des mots et le soubassement violent inhérent à bien des couples au cours d’une pièce minimaliste et juste.
„Il est quasiment impossible de prouver quoi que ce soit.“ Cette phrase toute métaphysique, riche d’un doute quasiment ontologique, pourrait résumer une doctrine philosophique des temps modernes – elle est cependant, dans la bouche de la narratrice de „Never Vera Blue“, l’expression de ce sentiment de perdition totale qu’on éprouve quand, dans une relation toxique, le partenaire finit, à force d’avoir essayé de vous convaincre que sa réalité est plus vraie, plus logique, plus incontestable que la vôtre, par vous imposer sa vision du réel.
Pour y arriver, à cette acceptation d’une lecture de son couple à la lumière du doute cartésien, il lui faudra tout un cheminement, que la narratrice retracera au cours de ce monologue adressé, peut-être, à une de ses trois plantes, Never, Vera et Blue, avec lesquelles elle est persuadée de pouvoir communiquer de façon non simplement unilatérale – donc de manière plus égale qu’avec ce mari avec qui le dialogue s’avère difficile, qui conteste la moindre de ses affirmations, comme pour s’assurer que peu importe le sujet, il aura toujours le dessus.
Au début, alors que la scène, conçue par Christian Klein, est plongée dans le noir, la narratrice entame son long monologue, éclairant le plateau d’une torche pour en révéler progressivement le décor. En haut à gauche, ce qui ressemble d’abord à une boule à facettes et qui s’avère, à y regarder de plus près, une petite boule contenant Never et qui sera vite rejointe par Vera, en bas à droite, comme pour mieux cadrer l’espace de vie de cette femme mariée.
Au milieu, des pans lumineux, qui lui permettent de reconstruire, de réagencer le dispositif scénique, ces pans étant tour à tour domicile, carcan, mais aussi un labyrinthe dont il lui faudra trouver la porte de sortie après y avoir affronté le fameux loup du conte des frères Grimm, qui y remplace le minotaure de la mythologie grecque.
Tout comme la lumière se fera progressivement sur scène, il incombe au spectateur de tisser, parmi les différents fils narratifs fragmentés, une histoire – car le cheminement de la narratrice sera aussi une recherche de la parole, une quête d’images pour dire l’indicible, cet indicible se concrétisant lentement, au fur et à mesure qu’elle désenchevêtre les fables, allégories, analepses et scènes de vie conjugale pour s’approcher en cercles concentriques du noyau traumatique de sa relation.
C’est ainsi que se construit un monologue qui s’appuie d’abord sur une double allégorie – celle, un peu trop évidente, du chaperon rouge et celle, moins évidente, dont le sens est un peu plus, voire trop cryptique, d’un soldat dans un tunnel souterrain – pour se débarrasser peu à peu des oripeaux protecteurs des hypotextes, la narratrice affrontant enfin, alors que le récit s’achemine vers une issue qu’on sait violente, le réel dans sa cruelle nudité.
Au-delà des deux allégories enchâssées, la violence de cette relation se dévoile lentement, qui imprégnera alors jusqu’aux souvenirs des débuts: alors qu’elle se souvient d’un séjour commun à Whistable, la Perle du Kent, la narratrice se rendra compte à quel point il y montra déjà de grandes compétences en matière de manipulation – c’était drôle alors, car ça visait quelqu’un d’extérieur au couple – tout comme il n’aimait déjà pas la voir afficher des traits de caractère différents des siens.
Le geste à la parole
Elle trouvera bien vite une nouvelle cible, cette violence, comme en témoigne cette scène où il n’arrête pas de la rapetisser au sens littéral du terme, puisqu’il contestera son affirmation selon laquelle elle mesurerait 1,78 m, comme s’il avait peur qu’une femme grande physiquement puisse refuser d’être la petite chose chétive et soumise qui correspond à son image de la féminité – „petite vantarde“, conclura-t-il alors même que, précisément, elle est loin d’être petite.
Si sa violence est d’abord contenue dans des mots, ceux-ci ne sauront pourtant pas la contenir, qui se manifestera alors dans le réel même, notamment à travers un double enfermement – un lock-out d’abord, pour lequel il trouvera les bons mots, une fois encore, pour recouvrir ses intentions malsaines, puis un lock-in aux conséquences ravageuses. C’est à travers ces deux scènes que se condense ainsi la énième histoire d’un mec vivant très mal que son épouse veuille être autre chose qu’une jolie fleur dont s’orner pour rehausser son statut en société et qui ne sait que recourir à la violence pour essayer d’empêcher une subjectivité d’émerger.
Après qu’une voisine trop curieuse s’est malicieusement enquise de son bien-être, voilant à peine son désir de se réjouir du malheur d’autrui – il y en a à qui ça fait plaisir de baigner dans la fange –, elle dira qu’au final, les pouvoir d’absorption de bruit de sa plante étaient somme toute assez limités, façon toute euphémistique de dire le degré de brutalité du mari. C’est ainsi que la narratrice se livre, ses confidences étant cachées dans les interstices du langage.
Car il sera beaucoup question de langage, dans cette pièce, de la façon dont les mots peuvent devenir une question de pouvoir, de la manière dont ils nous parlent et nous révèlent – fine observatrice, la narratrice sera aux aguets de tics langagiers qui surgissent de façon impromptue dans nos discours, comme ce sine qua non qu’elle emploie tout à coup ou encore ce „partie remise“ de la voisine, toutes idiosyncrasies incongrues qui expriment notre mal-être face à ces mots des autres qui peuvent nous pénétrer, nous imprégner, nous pétrir et nous (dé)former.
La violence, d’abord insidieuse, devient alors de plus en plus manifeste quand elle rejoue les scènes d’altercation avec un mari qui enserre son épouse dans un discours quasiment psychiatrique censé dire la folie, les extravagances et turpitudes de celle-ci là où elle ne réussira jamais à lui faire douter de son master narrative de patriarche habitué à imposer au monde ses mots, son langage, sa vision du réel – et le monde d’obtempérer, d’acquiescer, de transformer comme par magie ses vaines paroles en réalité brute. „Ça fait des semaines qu’on ne te voit plus“, lui reprochera-t-elle, n’entendant pas, feignant de ne pas entendre sa réponse à elle: „Je travaille tard pour t’éviter.“
On retrouve plusieurs idées de mise en scène déjà présentes dans le travail précédent d’Aude-Laurence Biver, assistée ici par Jillian Camarda: au-delà des préoccupations sémantiques – une femme qui prend la parole pour sortir d’un marasme de misogynie et de violence (pas que) verbale –, le rôle joué par l’obscurité, la torche, les slogans-graffitis misogynes ainsi que l’apogée du spectacle, avec son final tout en anaphores, rappellent „Moi, je suis Rosa“, dans la continuité de laquelle „Never Vera Blue“ s’inscrit, continuité en laquelle l’on voit Biver développer un langage théâtral avec une vision bien à elle, même si la répétition confère à la pièce un léger air de déjà-vu, qui émousse peut-être son effet percutant pour qui a vu le monologue de Rosa.
Pour cette pièce dense, bavarde – la narratrice parlera d’abord pour éviter le réel, puis pour le confronter –, il fallait une actrice qui le porte, le texte, qui l’habite, le personnage, qui puisse rapidement transiter d’un état à l’autre, faire jonction entre les différents fragments scéniques, les relier, accompagner une mise en scène souvent rapide, rythmée, sans temps mort, comme si la parole devait meubler tout vide propre à faire ressurgir l’angoisse, la tristesse, l’horreur.
Ce travail, Emeline Touron l’accomplit avec brio la plupart du temps, dont l’énergie compense lumineusement la reconstitution de scènes traumatiques, où elle incarne aussi ce mari comme pour exorciser de sa vie sa violence en en rejouant les scènes, les gardant cette fois sous son contrôle à elle, en disposant pour faire ressortir l’arrogance, la futilité, le ridicule de ce mâle. Si le changement des registres est parfois un peu trop brutal, Touron parvient à porter dans son jeu toute la souffrance et le courage de son personnage, dénonçant par les mots le pouvoir ravageur, totalitaire de ces mêmes mots quand ils se mettent au service non plus de l’échange et de l’empathie, mais du contrôle et de la violence.
Info
Prochaines représentations: le 25, 26, 27 janvier ainsi que le 2 et 3 février à 20 h, le 29 janvier à 17 h au TOL. Durée: 80 minutes.
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