La bataille des chiffres / Les leçons du camp du Ban Saint-Jean, le plus grand mouroir nazi de France
Le camp du Ban Saint-Jean en Moselle française n’a pas encore livré tous ses secrets. Près de 20.000 Ostarbeiter y auraient péri de faim et d’épidémies entre 1941 et 1944 selon des observateurs de l’époque. Mais les autorités militaires françaises campent sur le chiffre de 2.879 corps exhumés.
Sur le Ban Saint-Jean, à côté de la commune de Boulay dans le département français de la Moselle (à 30 km à l’est de Metz), il n’est pas rare que des plaques nominatives remontent à la surface durant la saison des labours. Mais on ne sait pas combien de corps demeurent encore sous ce qui a été le site de passage de près de 300.000 Ostarbeiter ukrainiens et soviétiques, civils raflés et militaires prisonniers, entre la mi-1941 et 1944. C’est depuis là que ces esclaves du régime nazi étaient acheminés vers les 250 camps de travail pour l’extraction minière dans la Moselle annexée, mais aussi au Luxembourg et en Sarre.
L’histoire du Ban Saint-Jean raconte une histoire universelle de mépris de l’être humain, mais aussi de la mémoire. C’est celle que le professeur d’allemand en retraite Gabriel Becker a raconté au Festival des migrations à l’invitation de l’association „Pour la Paix et contre la Guerre“ (la vidéo est visible sur le site adpacem.org). Entretien.
Tageblatt: Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l’histoire du Ban Saint-Jean?
Gabriel Becker: Cela fait maintenant 20 ans que nous travaillons à la réhabilitation de ce site pour l’imposer à la conscience collective du secteur. Le point d’orgue a été un projet industriel qui voulait voir s’insérer là-bas une usine d’incinération des boues des stations d’épuration de toute la Moselle. C’était pour nous l’horreur absolue. On se disait que sur un tel lieu où il y avait eu tant de sacrifices et de morts, on n’avait pas le droit de passer outre. Moralement, on s’est senti obligé de couper court à cette perspective. Ils se sont excusés après coup en disant qu’il y avait une confusion dans leur esprit entre le village où se trouve le camp, Denting, et une autre petite ville toute proche, qui s’appelle Grostenquin.
Quel est ce déni d’histoire que vous évoquez et dont a souffert le site?
Même moi qui suis originaire de là, né à trois kilomètres à vol d’oiseau du site, je n’ai eu le droit qu’à de petites allusions, de temps en temps, de la part de mes parents ou de voisins, sur l’histoire et le passé de ce Ban Saint-Jean. Or, lorsqu’on découvre l’ampleur des atrocités commises, on se dit que les gens à l’époque n’avaient pas conscience de l’importance de ce site au niveau national, voire international.
Quel rôle avait le camp du Ban Saint-Jean dans le maillage de camps de travailleurs forcés mosellans?
Il avait le rôle le plus important. C’est là que l’on envoyait tous les prisonniers au départ et qu’on les dispatchait ensuite sur les sites de production de charbon et d’acier de la région. Au Ban Saint-Jean lui-même, les prisonniers en principe ne restaient que quelques jours. Au vu de l’afflux quotidien, il fallait faire de la place. On ne pouvait pas loger des milliers de personnes. Une fois qu’ils étaient enregistrés, que leur santé était jugée à peu près acceptable, ils étaient affectés dans les mines de fer et de charbon de la région, et même jusqu’au Luxembourg, notamment à Esch-sur-Alzette, ou en Sarre toute proche. Sur place on a créé des structures d’accueil à la va-vite, des baraques pour qu’ils puissent dormir entre le lieu de travail et leur lieu de survie.
Comment expliquer qu’un camp de transit ait pu devenir ce que vous appelez „le plus grand mouroir nazi de France“?
Il faut voir l’état physique des prisonniers à l’arrivée. Ils venaient en wagons à bestiaux depuis l’Ukraine et d’autres républiques encore plus à l’est. Le voyage était très long, pas tant à cause de la distance mais de l’état du réseau ferroviaire. Tout convoi militaire était prioritaire. Il arrivait qu’on stoppe le train pendant une demi-journée pour laisser passer un train militaire. Ils arrivaient à Boulay, exténués, en très mauvais état physique. Parmi eux, il y avait des morts dont certains auxquels, d’après les journalistes qui étaient là à l’ouverture, il manquait des membres, d’où la suspicion de cannibalisme. Un premier tri s’opérait. Ceux qui n’arrivaient plus à marcher étaient interceptés et apportés à l’hôpital militaire de Boulay à 500 mètres de la gare. En fait, ils rejoignaient la fosse commune du cimetière de guerre. Les autres allaient au Ban Saint-Jean. Et là le cruel manque de nourriture continuait et entraînait des maladies qui généraient des épidémies. Pendant quatre années, de 1941 à 1944, les mêmes conditions ont perduré et ont fait plus de 20.000 morts, enfouis dans 204 fosses communes.
Qu’aimeriez-vous encore comprendre sur ce camp?
J’aimerais bien qu’on creuse. La vérité est là. Mettre ces corps à nu. Comme ça la problématique des chiffres serait plus sérieuse. L’attitude officielle de l’armée et des autorités militaires est de dire que les 2.879 corps retrouvés lors d’opérations d’exhumation correspondent au nombre des victimes. En 1945, on a compté les fosses et on a pris des fosses au hasard, pour avoir un chiffre approximatif. Or, il y avait entre 80 et 120 victimes par fosse. Si vous vous promenez dans le camp, pas nécessairement près des charniers, cela arrive encore de trouver des ossements. Le camp du Ban Saint Jean est à mon avis en lui-même une vaste nécropole.
Quel message devrait selon vous véhiculer ce site?
C’est d’abord de réfléchir sur la fragilité des témoignages, qui ne sont peut-être pas vérité d’évangile et s’érodent, mais aussi sur la fragilité des attitudes officielles et civiles qui ne sont pas nécessairement les mêmes. Il faut chercher soi-même à se forger sa propre conviction, sa propre version des faits. L’ancien maire de Denting à la fin de la guerre, quand on lui a parlé de 20.000 victimes. Il a répondu: „Mettez-en 10.000 de plus.“
La leçon que l’on peut en tirer est la nécessité pour avoir des avis objectifs de confronter les témoignages et de chercher par soi-même le plus de réponses possibles sur une même question et à partir du moment où un certain nombre de témoins disent la même chose sans se connaître entre eux, on peut à ce moment-là, corroborer ce qui est dit. Par exemple, différents témoins ont évoqué une chambre à gaz, pas grande, souterraine et que, pour l’alimenter, on amenait des camions militaires dont on dirigeait les gaz d’échappement dans ces souterrains.
Vous avez aussi fait remonter à la surface des témoignages et documents évoquant une forme de résistance d’une partie de la population voisine. Que nous dit-elle?
Que chacun ne doit jamais perdre son esprit critique, mais doit au contraire prendre du recul. Comme dans „Antigone“ de Sophocle, il y a des lois écrites et des loi non écrites. Ce n’est pas parce qu’une loi est écrite, qu’elle émane d’une autorité civile, qu’elle a nécessairement raison, vis-à-vis d’une loi non écrite faisant appel au jugement personnel, à la morale. Très souvent, les deux ne concordent pas. Et au Ban Saint-Jean, on est en présence idéale de ce type de raisonnement.
A l’époque, les lois disaient que les riverains n’avaient pas le droit d’alimenter les prisonniers, pas le droit de les aider dans leurs projets d’évasion ou de les cacher. Les personnes qui le faisaient répondaient à des impératifs moraux qui leur étaient propres. Je me souviens ma mère dire souvent: „On n’avait pas le droit de faire ça.“ La morale personnelle doit être plus forte que les directives officielles prônées par les dirigeants civils. Avec Hitler, le tort des Allemands a été d’obéir au doigt et à l’œil à des ordres qui ne méritaient pas qu’on leur obéisse. Mais la propagande avait tellement aliéné les esprits qu’ils n’étaient plus capables d’apprendre par eux-mêmes. L’individu a abdiqué.
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