Théâtre / „Les meilleurs prennent les couleurs des pires“: „Homme sans but“ d’Arne Lygre dans une mise en scène de Sophie Langevin
Pour son retour au TNL, Sophie Langevin met en scène le glaçant univers de simulacres et de faux miroirs d’„Homme sans but“, où l’appât du gain a transformé les hommes en enveloppes vides, à remplir par des fonctions interchangeables. Servi par une mise en scène précise et une esthétique aussi imparable que froide, cet „Homme sans but“ est une excursion effrayante dans un monde post-baudrillardien où l’absence d’espoir et de perspectives est à la fois courageuse et terrifiante.
L’écrivain autrichien Robert Musil a son homme sans qualités, derrière lequel se cache en vérité un homme sans propriétés – „Der Mann ohne Eigenschaften“, en allemand, ça ne désigne pas un homme dénué de qualités –, le dramaturge norvégien Arne Lygre son homme sans but. Dans sa pièce éponyme, mise en scène par Sophie Langevin au TNL, l’on voit le richissime architecte Peter (Denis Jousselin) parcourir une splendide réserve naturelle.
Pris d’une inspiration subite, Peter fait savoir à son frère (Régis Laroche), qui le suit et l’assiste en tant qu’homme à tout faire – on verra vite l’ampleur de cette tâche –, qu’il compte y fonder une ville.
Son plan est fait, la future ville lui apparaît avec la clarté d’une vérité cartésienne: il ne lui reste plus qu’à convaincre cet homme intrigué par la présence des deux étrangers de vendre ses terres, ce qu’il essaiera d’abord par l’appât du gain – il lui dit qu’il lui donnera de quoi réaliser ses rêves les plus chers puis de multiplier par deux cette somme potentiellement faramineuse – puis, quand il voit que ça ne marche pas, par la force, pour laquelle il fait donc appel à son frère ou, plutôt, comme le registre des personnages l’indique, à Frère – l’élimination du possessif aura son importance, qui se manifestera au fur et à mesure que la pièce progresse, dont le début a tout l’air d’un conte voltairien transposé dans les années 2000 et les beaux fjords de Norvège, voire d’un de ces récits de fondation transformés en mythe par les habitants d’une ville.
Les choses ne manqueront donc pas de s’entourer d’étrangeté: peu de temps après que Peter eût pu voir sa ville éclore et la vie y pousser, peu de temps après qu’il eût fêté, avec son frère et l’ancien propriétaire devenu investisseur puis assistant (Francesco Mormino), le succès de son projet ambitieux, peu de temps après qu’une ex-épouse (Laëtitia Pitz) que personne ne lui connaissait soit comme par miracle revenue dans sa vie, l’architecte visionnaire tombe malade et l’ambiance enchantée des débuts, illustrée d’abord par des projections vidéos et moult pépiements d’oiseaux – des pépiements déjà mis en sourdine quand Frère dut recourir à la violence pour convaincre Propriétaire de la nécessité de vendre ses terrains –, est vite remplacée par les bips d’hôpital autant plus menaçants qu’on sait que leur rythme calme et répétitif est susceptible de s’interrompre pour laisser place au silence de la mort.
Une disparition
L’intérieur du cube en ciment, qui est autant vecteur d’immersion que cadre aliénant, est alors transformé en chambre d’hôpital – Peter a pris soin de l’installer en un lieu proéminent – où défilent les gens qui l’ont accompagné au cours de sa vie, au rang desquels se rajoute, outre ceux et celles qu’on vient de voir, une fille (Marie Jung) sortie elle aussi de nulle part et dont le comportement nous convainc lentement qu’il y a quelque chose qui cloche, dans cette vie aseptisée, où les effets de déjà-vécu s’accumulent et où tous semblent moins jouer des rôles – ce serait normal, on est au théâtre – que d’incarner des fonctions, des positions sur le damier des douze dalles sur lesquelles les acteurs se déplacent et alternent entre jeu et narration. Ce sont par ailleurs ces moments de narration, où ils se repassent les mots comme une balle, changent de personnages comme de niveau chronologique, qui parachèvent l’effet d’aliénation qui nous a saisis depuis le début.
Pour y voir encore plus clair, il faudra cependant attendre la troisième partie, où le cube de ciment, représentant désormais la demeure vide de Peter, n’est plus que cube de ciment – comme pour nous dire que l’illusion est percée, que le jeu est fini – et lors de laquelle les questions de succession mettent à jour d’autres fissures, de nouveaux chamboulements: alors que Frère est légataire universel, des enveloppes remplies d’argent viennent à point nommé pour redistribuer les cartes et les fonctions dans cet étrange jeu de pouvoir, selon une logique à la fois deleuzienne au niveau des flux (d’argent, de constellations familiales) et baudrillardienne au niveau des tensions entre simulacre et réalité.
Pour qui connaît le travail de mise en scène de Sophie Langevin, on retrouve, dans „Homme sans but“, des thématiques, des obsessions propres à la metteuse en scène. Comme dans „AppHuman“, il sera ici question de réel et de son simulacre: si Lygre ne parle pas de cauchemars digitaux, les personnages semblent ici être plus des fonctions que des êtres en chair et en os, qui se soumettent à la loi des billets d’argent, deviennent des enveloppes (corporelles) vides qui reçoivent des enveloppes pleines (d’argent), tout cela non pas pour vendre leurs âmes – ils n’en ont pas –, mais pour satisfaire au spectacle du vide, au simulacre de vie orchestré par et pour Peter.
Et comme dans „La Dispute“ de Marivaux, on retrouve ici une constellation, une chorégraphie de personnages qui évoluent comme sur un échiquier, et qui jouent non pas des jeux de l’amour et du hasard, des jeux de fidélité ou de tromperie, mais des simulacres de loyauté feinte – et qui en deviennent dupes à des degrés variés.
„Je ne suis personne désormais“
Pour mettre en scène cet univers virtuel où tout pointe vers un sens, une finalité, une intériorité qui se dérobent, la metteuse en scène recourt à différents procédés, qui travaillent conjointement à déconstruire ce monde lisse du capital et à plonger le public dans un univers aliéné toujours déconcertant, dérangeant pour certains: il y a la scénographie comme toujours ingénieuse d’Anouk Schiltz, où le vide de ce monde diégétique est d’abord enfoui sous une forêt, un lac de signes pour apparaître lentement dans sa nudité affligeante, il y a la création sonore de Pierrick Grobéty, qui du pépiement d’oiseaux au bourdonnement des machines au silence, est constamment ponctuée par des beats sombres et froids, il y a l’étrange jeu des acteurs, dont le ton, le jeu et le mouvement trahissent le peu de réalité de leurs personnages, il y a, aussi, ce va-et-vient entre showing et telling, où le récit, dans des achronies et des prolepses, se trahit comme factice, il y a, enfin, ce jeu sur les voix, leur brouillage, leur mise en sourdine ou au contraire leur tonitruance, qui rejoue la lutte pour plus de réalité et de consistance des êtres pris dans le jeu de leur propre effacement.
Et c’est un jeu où l’on ne peut que perdre, même quand on a conçu une fiction d’affection familiale et un arbre généalogique factice, qui pousse et se ramifie à coups d’enveloppes distribuées, même quand on a pris soin de cultiver sa mémoire comme d’autres cultivent leur jardin: Arne Lygre et Sophie Langevin le montrent dans cette terrible scène finale, où tous les objets de Peter se trouvent sur la pelouse et que Frère invite les habitants de la ville, rapaces qui attendent que s’ouvrent les portails pour qu’ils puissent s’emparer des objets de valeur, à venir un par un choisir un objet parmi les biens de l’architecte.
Car au final, malgré qu’on puisse trouver rebutant ce texte où les gens se parlent sans rien se dire, „Homme sans but“ est le portrait glaçant d’un homme entièrement contenu dans et par ses possessions, un homme qui se retrouve dispersé, éparpillé avec ses acquisitions, un homme qui, comme le dit Frère, n’est plus rien une fois qu’il est mort et oublié, et qui nous renvoie acerbement cette question désagréable: que sommes-nous, et que pouvons-nous, êtres dérisoires du capitalisme tardif qui tous construisons une identité à travers notre position dans le monde néolibéral, face à la mort?
Info
Prochaines représentations: le 16, le 17 et le 19 mai à 20 heures au TNL. La dernière du 20 mai a été annulée. Durée: 80 minutes
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