Théâtre / Les revenants: „Tout mon amour“ de Laurent Mauvignier
A l’occasion de l’enterrement du grand-père, un couple revient sur le lieu où, dix ans plus tôt, leur fille a disparu. Première pièce de Laurent Mauvignier où se trouvent déjà toutes les hantises chères à l’auteur, „Tout mon amour“ est une sombre histoire de revenants, dont l’espace ontologique interlope, entre réel et fantasme, devient le lieu de retrouvailles et de réconciliations impossibles.
Ça commence de façon prosaïque, avec le père (Philippe Torreton) qui s’étonne du nombre de personnes présentes lors de l’enterrement du grand-père, comme pour dire que le vieil homme ne méritait pas une telle foule, comme pour cacher que ni son frère, ni son fils n’aient été présents, comme pour éviter aussi de parler d’autre chose, que l’on sent gonfler dès les premiers échanges entre le mari et son épouse (Anne Brochet) revenus dans la maison familiale.
Comme toujours chez Mauvignier, les mots disent plus que ce qu’ils signifient en surface, leur prosaïsme superficiel se gorgeant de sens, de non-dits, d’émotions contenues, d’indicible aussi: ses phrases sont lourdes comme des fruits trop mûrs, toujours sur le point de tomber, d’éclater aussi – et cet éclat ne manquera de faire des ravages.
Et comme toujours chez Mauvignier, la narration se construit par la bande, comme si la narration et les personnages ne pouvaient s’approcher qu’à tâtons du noyau de l’histoire, comme s’ils se trouvaient réduit de n’en aborder le véritable sujet que de biais, parce que s’y frotter, s’y confronter directement les a trop écorchés.
On parle donc d’autre chose, du grand-père qui a donné du travail aux gens de la campagne, des boutiques qui ont fermé, de l’autoroute qui passe non loin, de la désertion de la campagne (des sujets qui reviendront aussi dans le phénoménal „Histoires de la nuit“), du fils qui doit passer son bac et dont on a peur qu’il reproduise l’échec de la mère, trop sensible à l’époque, échouant à le passer du premier coup.
Mais on a beau parler d’autre chose, on retourne toujours à ce dont on ne veut, dont on ne peut plus parler. D’abord, parce que les fantômes s’y mêlent – le grand-père (Jean-François Lapalus) en l’occurrence, vieux paysan et joyeux luron raciste, homophone et misogyne, peu apprécié par ses enfants et sa bru, qui considérait ses deux fils comme des froussards et de fieffés menteurs, qui se montre fier du taux de fréquentation lors de son enterrement et qui reproche à son fils, énervé que ce fantôme vienne le déranger, de ne pas montrer plus d’enthousiasme à revoir son paternel.
Parler aux disparus
Tu sais que les gens normaux seraient ravis de pouvoir parler avec ceux qui viennent de mourir, lui reproche-t-il, alors que le père lui fait comprendre que c’est la troisième fois qu’il vient de le voir depuis sa mort, comme s’il regrettait que même mort, il n’ait pas fini de les emmerder, ce grand-père trop tenace, trop insistant.
Si ce père qui ne veut pas mourir est un des (rares) ressorts comiques de la pièce, ce que sa présence signifie l’est beaucoup moins, comique, qui implique que nos proches, qu’ils nous aient causé du chagrin ou de la joie ne disparaissent pour ainsi dire jamais. En témoigne cette autre revenante (Ambre Febvre) à la démarche incertaine, claudicante, hésitante, silhouette tassée et emmitouflée plutôt que personne réelle, qui vient voir la mère en début de pièce, et qui laisse planer la doute: est-il vraiment possible qu’il s’agisse, comme elle l’aurait prétendu – mais elle ne le dira jamais vraiment au cours de la pièce, du moins pas explicitement – d’Elisa, leur fille disparue il y a dix ans?
D’abord, personne ne veut, n’ose y croire. Pourtant, elle a des preuves – comme cette boîte à souvenirs qu’elle montre au père et au fils, qui parachèvera de les transformer, les deux frappés soudain d’une évidence épiphanique, écartant tout doute, persuadés ou voulant se persuader qu’il s’agit bien Elisa là où la mère persiste à croire que c’est une menteuse, une misérable punk à chien qui, pour une raison inexplicable, raconte des bobards et dont elle exige que les gendarmes viennent la chercher.
Et pourtant, au doute de la mère, dont on voit bien qu’elle ne peut plus se permettre d’espérer, qu’elle s’est trop retournée sur toute fillette portant, comme le faisait sa fille, une robe rouge, qu’elle a fouillé pendant des années le décor à la recherche de la disparue pour pouvoir à présent gober d’éventuelles couleuvres, face au doute de la mère donc, Elisa oppose cet horrible récit de sa disparition, de son enlèvement, ce récit indicible d’un kidnapping livré en une seule fois comme s’il s’agissait de le vomir, un récit qui jaillit dans un langage cassé, balbutiant, un langage qui dit son confinement, sa manipulation par cet homme qui l’aurait enfermée – on y retrouve la syntaxe désarticulée de Peter Stillman Jr. dans „City of Glass“ de Paul Auster tout comme on y trouve la rhétorique manipulatrice qui rendait déjà douloureux à voir „Dalva“, premier long-métrage d’Emmanuelle Nicot.
Des corps qui se cherchent et s’évitent
Pour sa mise en scène, qui se devait de respecter l’absence totale de pathos, mais aussi le refus de se livrer à de la psychanalyse simpliste de la pièce de Mauvignier et pour laquelle l’auteur a laissé, dans le texte publié aux Éditions de Minuit, des consignes on ne peut plus précises, Arnaud Meunier table sur trois éléments: la scénographie, à la fois naturaliste et surréelle, le jeu de ses acteurs et actrices, qui se frôlent dans une véritable chorégraphie du deuil et du désespoir, enfin, la construction dramatique, avec la création musicale de Patrick de Oliveira entre accords de guitare solitaires dignes d’un Ennio Morricone et électro aquatique, un peu comme du Vitalic sous Xanax (précisons que Mauvignier disait ne pas vouloir de musique extradiégétique), ses pans de scène amovibles et le sombre jeu des lumières.
Car tout est question d’espace, dans la mise en scène de Meunier : d’espace ontologique d’abord, où les morts, les vivants et les demi-vivants se frôlent, se jaugent et se jugent. C’est pour cela que le décor est à la fois naturaliste – poste de télévision, fauteuil, commode, tous les signifiants archaïque d’une maison de campagne sont présents – et fantomatique, avec ce panneau opacifiant qui enrobe d’irréel le salon et les éléments de décor spectraux, projetés sur d’autres pans comme pour dire leur caractère éphémère, résiduel.
Dans le jeu très précis des acteurs ensuite, qui, sur le damier que devient la maison, se frôlent et s’évitent, Meunier respectant ici les didascalies de Mauvignier, qui soulignent à quel point chacun des personnages est enfermé dans son deuil, dans sa tristesse bien à lui: il y a la mère qui est dans le déni, qui reproche au fils involontairement unique de l’avoir dégoûtée en prenant toute la place malgré lui, en phagocytant tout son amour; le père comme tenaillé entre l’insistance du fantôme du grand-père, la dislocation de son mariage et le besoin de s’entourer du triangle familial pour affronter l’épreuve que constitue ce retour possible de la fille aimée; le fils, surface de projection de la tristesse de ses parents qui refoule, rejette des souvenirs qui l’encombrent et l’empêchent de grandir, de se construire; la fille enfin, personnage fantasmé qui aspire à être entendu et qu’ on n’accepte de voir que pour ce qu’elle représente, et jamais pour ce qu’elle voudrait être.
Car ce que Mauvignier montre, c’est que dans une famille frappée par la tragédie, il n’y a plus de vivants. Il est alors logique que cette ontologie bigarrée, entre vie et mort, entre réel et surréel, soit le seul espace que le père, la mère et le fils puissent encore investir, dans lequel il puissent encore déployer et se faire affronter, comme sur un échiquier, leurs émotions, leurs rancunes et leurs tristesses incompatibles.
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