Affaire Dieschburg/Zhang / „Les tribunaux ne sont pas des critiques d’art“
Avocats à la tête du département de la propriété intellectuelle du cabinet belge Philippe & Partners, Victor-Vincent Dehin et Dominique Bomboire décortiquent les rouages d’un jugement conforme à ce qu’ils connaissent. Leurs réponses laissent entrevoir de possibles rebondissements dans ce dossier.
Ce jugement correspond-il aux jugements auxquels vous êtes habitués dans les affaires de droits d’auteurs que vous traitez ?
Victor-Vincent Dehin: On n’est jamais à l’abri de certaines surprises alors que l’on confronte une première impression de ressemblance ou de similitude entre deux œuvres artistiques. Les règles de droit exigent en effet que le juge s’adonne à une analyse très pointue avant de reconnaître et de sanctionner la contrefaçon. Il est important de rappeler ici que dans notre ordre juridique démocratique la règle est celle de la liberté de la circulation des idées. Ceci emporte, dans une large mesure, la liberté pour chacun d’emprunter ou de reprendre pour soi les concepts d’autrui. Si la loi de base de 2009 qui a transposé en droit luxembourgeois les principales directives européennes en la matière se réfère au respect des „droits“ sur la propriété dite „intellectuelle“, c’est bien parce que ces „droits“ constituent des dérogations strictement définies au principe juridique général qui est celui d’une certaine liberté de copier. Il s’agit en effet de monopoles qui constituent des exceptions limitées. En matière de droit d’auteur, il ne faut jamais confondre le „plagiat“, qui expose simplement celui qui le commet à une réprobation morale, et la „contrefaçon“ qui est un délit civil ou pénal sanctionné par la loi. Car les conditions de la reconnaissance du délit de contrefaçon par les tribunaux sont très strictes et précises.
Dominique Bomboire: L’instruction d’un dossier de contrefaçon exige toujours un fort important travail d’investigation et de recherches afin de pouvoir vérifier l’existence de ces strictes conditions. Juger des ressemblances ou des différences entre deux œuvres de l’esprit – qu’elles soient plastiques, littéraires ou musicales – n’échappe jamais à une certaine subjectivité. (…)
Cela vous surprend-il que le tribunal ne reconnaisse pas l’originalité de la photo? Pourquoi?
V.V.D.: Si l’on examine avec attention les motifs retenus par le juge, on observe que le tribunal d’arrondissement de Luxembourg ne s’appuie pas sur le sentiment de „déjà vu“ qui peut être le nôtre lorsqu’on compare la partie incriminée du diptyque de Jeff Dieschburg à l’œuvre première constituée par la photo de Jingna Zhang. Il estime que la célèbre photographe n’a pas apporté au tribunal d’arrondissement suffisamment d’éléments pour lui permettre de déceler l’empreinte personnelle qui, selon elle, marque la photo. En ceci, cette décision me paraît très adéquatement justifiée au vu des règles qui gouvernent
l’exception que constitue le droit de la propriété littéraire et artistique.
D.B.: Les tribunaux ne sont pas des critiques d’art et on ne leur demande pas de l’être. Dans le domaine des arts plastiques, il n’appartient pas à un juge d’apprécier le mérite d’un auteur par rapport à un autre. Ceci, en revanche, pouvait probablement être la mission du jury de la biennale de Strassen qui a récompensé Jeff Dieschburg, que l’on pourrait en effet peut-être considérer comme un plagiaire. Le tribunal dit simplement pour droit que Jingna Zhang n’établit pas que les conditions juridiques nécessaires au prononcé d’une condamnation de Jeff Dieschburg du chef de contrefaçon sont effectivement réunies. A ce titre, il est important de rappeler que la justice reste une histoire d’hommes et de femmes, pour lesquels il est parfois difficile de faire complètement fi d’une certaine subjectivité dans l’analyse des critères d’originalité d’une œuvre. Or l’art est tout sauf une science, et c’est là toute la difficulté de l’exercice.
La charge de la preuve incombe-t-elle habituellement à la partie demanderesse dans une telle affaire ?
V.V.D.: Comme le rappelle à juste titre le tribunal, la charge de la preuve de la contrefaçon appartient toujours à celui qui prétend en être la victime. Mais le juge qui entretient quelque doute sur la réalité ou la portée des faits qui lui sont soumis dispose également de la faculté d’ordonner une mesure d’instruction. Par exemple, dans un cas comme celui-ci, solliciter l’avis d’un historien de l’art. Dans une telle occurrence, le Nouveau Code de procédure prévoit que la partie défenderesse doit apporter sa contribution propre et son concours à la mesure d’instruction ordonnée. Mais le tribunal ne sera jamais lié par l’avis propre au technicien consulté.
Cette exigence concernant la charge de la preuve me paraît saine. A peine sinon de voir d’aucuns trop rapidement soutenir à la légère que leur droit d’auteur est violé. (…)
D.B.: Il faut aussi retenir comme essentiel que le droit de propriété artistique – c’est-à-dire le droit exclusif de l’auteur d’exploiter, de communiquer ou de reproduire son œuvre – s’acquiert sans formalité et du seul fait de la création pour autant qu’elle soit originale. (…) Il faut également avoir présent à l’esprit que la protection ainsi reconnue à l’auteur est particulièrement étendue puisqu’elle perdure 70 ans après son décès, au profit notamment de ses héritiers. Il est donc parfaitement logique que celui qui prétend que son œuvre est digne d’une telle protection en raison de l’empreinte personnelle dont il l’a marquée prouve à son juge qu’on y reconnaît bien „sa patte“. Et que ce caractère propre se retrouve précisément reproduit dans l’ouvrage de celui qu’il accuse de contrefaçon. La jurisprudence récente en France comme en Belgique se montre de plus en plus sévère et rigoureuse sur ce point. Ce qui, comme le disait Me Dehin, n’est sans doute pas un mal.
La Cour de cassation de Belgique a pu, dans cette ligne, casser l’arrêt d’une cour d’appel qui avait refusé de protéger des clichés de machines industrielles reproduits dans un catalogue au seul motif que leur vision n’éveillait pas, chez celui qui les contemplait, un sentiment ‚de beau ou de sublime’avocat spécialisé en propriété intellectuelle
Quelles peuvent être les conséquences d’un tel jugement?
V.V.D.: Je comprends parfaitement que la décision ait créé de l’émoi chez les professionnels de la photo.
A priori, si elle n’est pas purement anecdotique ou platement documentaire, une photographie constitue une œuvre d’art au sens propre du terme. Il ne saurait donc pas être question de donner à la décision dont nous parlons une portée qu’elle ne pourrait avoir en excluant à priori toute photo de la protection du droit d’auteur.
Pour autant qu’il soit à même d’établir en quoi le cliché qu’il a réalisé porte la marque de sa personnalité – en raison des caractéristiques propres qui l’individualisent – le photographe doit certainement être admis, au titre d’auteur, à la protection légale. Et ceci même sans qu’il soit nécessaire de rechercher si le cliché atteint, dans son expression, une qualité de l’ordre de celle communément reconnue aux Beaux-Arts. La Cour de cassation de Belgique a pu, dans cette ligne, casser l’arrêt d’une cour d’appel qui avait refusé de protéger des clichés de machines industrielles reproduits dans un catalogue au seul motif que leur vision n’éveillait pas, chez celui qui les contemplait, un sentiment „de beau ou de sublime“.
D.B.: Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, l’acquisition de la protection du droit d’auteur est exempte de toute démarche administrative formaliste. Le monopole qu’elle accorde est, pareillement, particulièrement long par rapport, par exemple, à celui conféré par un brevet d’invention. Je crois donc qu’il est adéquat de rappeler, comme le fait la décision du tribunal d’arrondissement que c’est à celui qui réclame la protection d’apporter à son juge tous les éléments concrets qui lui permettront de conclure à l’existence effective d’un droit d’auteur dans le chef du demandeur. C’est, en effet, au photographe d’identifier dans le cliché quels sont les traits qui traduisent l’expression de sa propre personnalité. Et d’expliquer ceci très concrètement à son juge afin qu’il reconnaisse que cette photo accède effectivement au statut d’œuvre protégée. Ceci est précisément la tâche qui incombe à tout demandeur en justice selon le Nouveau Code de procédure civile.
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