Contre le déconditionnement culturel / Les troisièmes assises culturelles entre espoir et craintes
Alors que les théâtres, cinémas et institutions culturelles referment en Belgique et en Italie et qu’un couvre-feu français entrave fortement les activités culturelles à peine la nouvelle saison commencée, le milieu culturel luxembourgeois procède à un nouveau bilan lors de ses troisièmes assises culturelles, où l’on présenta non seulement la future réforme de la loi relative au statut des artistes et intermittents et le bureau d’export Kultur:LX, mais lors desquelles l’on évoqua aussi, pandémie oblige, la précarité de l’artiste.
C’est vers la fin des assises que la ministre de la Culture Sam Tanson („déi gréng“), de retour après un conseil de gouvernement, annonce les nouvelles mesures pour le milieu culturel: désormais, même les plus grandes salles devront limiter leur contingent à cent personnes et ce ne sont plus que les acteurs professionnels qui pourront jouer sans masque (les premières annulations événementielles ne se sont pourtant pas fait attendre, comme on a pu le constater sur les réseaux sociaux).
Si l’on compare les mesures qui gouvernent la culture – ou ce qu’il en reste – chez nos voisins belges et français, on s’en sort encore assez bien: avec les règles de distanciation sociale en vigueur, rares étaient les salles à pouvoir accueillir un public de plus de cent personnes. Mais la menace d’un nouveau confinement ou d’un couvre-feu plus radical encore pointe, raison pour laquelle sept acteurs culturels – la chorégraphe Simone Mousset, la metteure en scène Anne Simon, la directrice du Cube521 Odile Simon, l’artiste plasticien Filip Markiewicz, le gérant de la Sacem Luxembourg Marc Nickts, le directeur du MNHA Michel Polfer et le Programm Manager de Reading Luxembourg Marc Rettel – ont évoqué les conséquences immédiates de la pandémie tout en analysant défis et perspectives.
La pandémie est peut-être l’occasion de créer un milieu culturel plus juste, plus égal, où l’artiste gagnerait autant que les directeurs des institutions – Simone Mousset rêve d’une table rase ou tout du moins d’un basculement de certitudes et d’habitus invétérés, là où Filip Markiewicz explique que l’acteur culturel se trouve, depuis la nuit des temps ou presque, en situation de risque, constat que la pandémie ne fait que mettre un peu plus en vitrine.
Anne Simon se montre d’accord avec Simone Mousset pour saluer le ralentissement du débit de production et considère d’ailleurs qu’il faudra profiter de la crise pour trouver des conditions de production plus bénéfiques pour le secteur – il est aberrant de travailler pendant des mois et des mois sur une pièce qui ne connaît que trois ou quatre représentations avant de disparaître à jamais dans quelque tiroir où elle prend poussière. La metteure en scène craint que la réduction de la culture au divertissement digital tel que prôné et vécu lors du confinement ne réduise les artistes au statut de bouffon de la cour. S’il y a un regain d’intérêt pour toutes choses culturelles depuis le confinement, tout l’art consistera à faire découvrir à un public intéressé une culture qui ne s’arrête pas aux séries Netflix.
Expériences disparates
Le débat met en valeur trois choses: d’abord, les doléances sont variées. Alors que Michel Polfer se plaint que le public ne suit plus, et cela malgré des expos qualitativement égales à celles qu’on programmait avant la pandémie („les gens continuent à aller chez le boulanger, où ils se procurent des biens de première nécessité – apparemment, la culture n’en fait pas partie, elle est devenue dispensable“), Anne et Odile Simon témoignent de salles remplies, décrivant l’enthousiasme d’un public qui trouve consolation dans le divertissement culturel. Michel Polfer prévoit un chiffre d’affaires réduit de trois-quarts pour l’année en cours là où Odile Simon se plaint de l’imprévisibilité engendrée par la pandémie: „Chaque soir, on tremble. Le public viendra-t-il ? L’artiste réussira-t-il à traverser la frontière?“
Il serait en effet intéressant de spéculer – on ne l’a pas fait pendant le panel – sur les raisons qui poussent les gens à aller au théâtre mais à snober les musées (où l’on est pourtant moins proche de l’autre), le succès des salles de spectacle s’expliquant peut-être par le fait même que les gens, esseulés, recherchent l’expérience partagée …
Deuxième constat, chacun s’accorde à dire que le digital, ça n’est qu’une béquille, un pis-aller, une façon de combler le vide – car en culture, on a besoin des corps. Et côté rémunération, dans le monde digital (même si le modérateur Samuel Hamen évoquait le narratif un peu naïf d’un printemps digital de la culture), les sous atterrissent très rarement chez les artistes, comme le démontre Marc Nickts.
Enfin, on fait déjà l’impasse sur l’année 2021. Alors qu’en mars, on préconisait un retour à la norme pour 2021, la plupart des acteurs semblent s’être résignés à repousser un retour à la normale – mais quelle normalité pourra-t-on encore espérer après deux ans de confinement, d’annulation et de mises à l’écart de l’artiste? – à 2022. Parce qu’il est plus simple de nier la réalité par étapes plutôt que de se la prendre de plein fouet.
Un nouveau bureau d’export et des statuts révisés
Au-delà de ces débats urgents, on évoquait la mise en œuvre des 64 mesures du plan de développement culturel tout comme la création d’un bureau d’export visent à construire dès aujourd’hui des lendemains de crise qu’on espère moins noirs.
Outre un document faisant état de l’avancée des travaux (exprimée par un pourcentage) et sa brève présentation par le Premier Conseiller Jo Kox, deux key notes (notons que les discussions furent souvent lestées par un vocabulaire managérial pseudo-métaphorique où tout est devenu écosystème et anglicisme) présentaient des nouveautés substantielles.
D’abord, Tammy Tangeten présenta la réforme de la loi du 19 décembre 2014 relative aux mesures sociales au bénéfice des artistes professionnels indépendants et des intermittents du spectacle, prenant en compte différents griefs formulés lors d’une consultation publique réalisée en amont: ainsi, l’on visera désormais à éviter de parler d’„aides sociales“, le terme ne faisant que renvoyer au précariat de l’artiste, on assouplira les conditions d’entrée pour des artistes nouvellement diplômés, on mettra en place un système électronique pour déclarer les jours travaillés, prévoyant aussi une extension de la définition même du travail artistique, la préparation et la réflexion en faisant largement partie.
Une mise en question plus profonde de la loi ne paraît cependant pas à l’ordre du jour alors même qu’il semble évident que ces mesures sociales sont actuellement plus rédhibitoires pour certains secteurs que pour d’autres (dans tout le pays, il y a une seule écrivaine qui en bénéficie).
Enfin, Catherine Decker présenta le nouveau bureau d’export Kultur:LX, dont elle préside l’asbl de préfiguration et qui a pour double but de soutenir le développement de carrière d’artiste et l’export de la culture luxembourgeoise. Pour des questions de responsabilité politique, le CA comprend une majorité de membres travaillant pour l’Etat (six membres issus de trois ministères, pour cinq membres issus du milieu culturel).
Dans l’immédiat, le nouveau bureau d’export visera à intégrer des missions de structures existantes (dont Music:LX, le Trois-CL, Reading Luxembourg et le volet aides à la mobilité du Focuna). Ensuite, la nouvelle plateforme d’export, inspirée par l’Arts Council maltais (pour la taille du pays) et les modèles suisse et canadien (pour la situation linguistique), prévoit une expansion des aides et des activités à l’international. La nomination de son directeur, attendue avec impatience par le milieu culturel (les rumeurs vont bon train) se fera mi-novembre.
La revanche du monde nocturne
Des questions plus urgentes ne furent cependant qu’abordées brièvement. Face à la menace d’un nouveau confinement ou l’avancée d’un couvre-feu à 21 heures telle qu’on le vit en France ou, pire encore, la fermeture des lieux culturels telle qu’on vient de l’annoncer en Belgique ou encore en Italie, les réponses étatiques restent évasives. Alors oui, la promesse faite par Sam Tanson de ne pas laisser les artistes dans la précarité financière et d’adapter, le cas échéant, les aides, se veut rassurante – mais tout ça n’aidera pas à combler la frustration de devoir annuler à nouveau une saison planifiée avec soin, d’avoir bossé comme un fou sur une pièce, une exposition, de ne pas pouvoir montrer son travail au public. L’artiste ne se satisfait pas en empochant le fric de substitution – c’est son âme créative et son équilibre mental qui sont en jeu.
Quand Marc Rettel évoque la nécessité de faire en sorte que l’artiste ne soit plus totalement dépendant du produit de sa création et qu’il soit soutenu à long terme grâce à des bourses et résidences afin que l’annulation d’une représentation ne soit plus pressentie comme un échec, ses propos sont ambigus: oui, cet accompagnement de l’artiste est crucial, mais il ne sert que l’œuvre finale, le livre, la pièce, le tableau. Sans public, l’artiste n’est rien. Sans salle de spectacle, il désespère – demandez aux musiciens qui ne donnent plus de concerts depuis maintenant dix mois ce qu’ils en pensent, de ces questions d’accompagnement et de durabilité.
Et Anne Simon de donner à entendre le seul moment de tension et de rébellion de la matinée en expliquant qu’en cas d’une aggravation de la situation et des mesures, il faudra compter sur le soutien indéfectible du ministère de la Culture. „Car sinon il faudra qu’on s’insurge. Qu’on aille dans les rues.“
C’est ce qu’on aimerait voir en France ou en Belgique, où théâtres et institutions culturelles encaissent les conséquences d’infections dont ils n’ont pas été responsables. Car il faut que le monde nocturne – celui de l’art, qui bosse jour et soir pour rendre supportables vos existences – cesse d’être un simple bouc émissaire payant pour les crimes diurnes du néolibéralisme.
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