Lectures de l’abandon / L’exploration urbaine, une pratique aux multiples enjeux
Le photographe et l’historien peuvent trouver chacun leur intérêt dans l’exploration urbaine, pratique mieux connue sous le nom d’urbex, consistant à visiter des lieux abandonnés. C’est souvent à une mémoire renouvelée des lieux que chacun travaille à sa façon.
De la place aux „lost spaces“. Voilà cinq ans, Anne Back décide d’entrer dans le plan de préretraite de la banque où elle est employée. En deux petits mois, il faut s’improviser une vie de pensionnée. Sa première pensée va vers la photographie qu’elle a jusqu’alors toujours pratiquée fidèlement, sur ses lieux de vacances, en touriste. Elle s’inscrit au photo-club de sa région frontalière de Messancy, photographie tout, dès qu’elle le peut, les forêts, les paysages, les papillons. Tout lui plaît, mais rien ne la transcende. Jusqu’au jour où le club propose une sortie à Doel, du côté d’Anvers. Cette ancienne bourgade était il n’y a pas si longtemps que cela peuplée de 1.300 habitants. Une centrale nucléaire et des projets d’extension du port l’ont rendu fantôme. La quasi-totalité des habitants a déguerpi face aux dangers nouveaux et laissé derrière (et malgré) eux un terrain de jeu idéal pour les urbexeurs. Ce jour-là, Anne Back s’en est donnée à cœur joie. „J’ai vraiment adoré cette exploration. Je suis passé par l’arrière des maisons. J’ai ressenti l’adrénaline de se faufiler sans se faire prendre. Photographier les lieux abandonnés, ça a été vraiment le choc.“
Les jours suivants, elle a découvert un nouveau monde sur internet, a mis un mot (urbex) sur cette pratique consistant à entrer sans autorisation sur un lieu abandonné, et découvert une communauté qui partage en ligne ses découvertes. Peu à peu, elle s’est constituée une nouvelle cartographie de sa région fait de lieux abandonnés à arpenter. „J’ai un côté rebelle. Je trouve qu’on nous met tellement de barrières en tout, que j’ai envie de les outrepasser à ma manière, tout en restant très correct. J’aime ce côté interdit.“ Anne Back n’en respecte pas moins les codes qui sont devenus la norme chez les urbexeurs du monde entier. „Je ne casse rien, je n’emporte rien. Si c’est fermé, je fais demi-tour.“
Le Luxembourg connu pour ses maisons
Sortie après sortie, Anne Back y a cultivé sa nouvelle passion. Elle s’est trouvée un nom d’urbexeuse: Abaque. Ses choix se sont affinés peu à peu. „Avec le temps, je deviens sélective. Avant, j’allais partout, y compris sur les sites déglingués utilisés par les geocacheurs.“ Avec le temps, il faut aller toujours plus loin pour retrouver l’adrénaline, mais aussi garder un œil sur les lieux qui pourraient tout à coup s’ouvrir à côté de chez soi. L’ouverture doit être bien sûr illégale. Si l’urbexeur intègre ne casse rien, il doit souvent son entrée sur un site à un collègue un peu moins regardant sur les principes. „Je sais que j’enfreins la loi, j’ai ma conscience, car je ne fais pas de dégât, je n’ai rien abîmé, je n’ai rien pris. Ça ne me perturbe pas plus que ça“, poursuit Anne Back. Si on la pince, Anne Back préfère se présenter en randonneuse et mettre en avant son „grand âge“ (tout à fait relatif) comme gage d’innocence.
Sur une carte enregistrée dans son téléphone, la Belgique, la France et le Luxembourg sont bariolés de points verts et de points bleus, selon que les sites sont déjà visités ou à visiter. À rebours des clichés, la Grande Région n’est pas une terre forcément fertile pour l’urbex. Au Luxembourg, la spéculation est un facteur favorable. Des maisons sommeillent en attente du bon jour pour être vendues. Par contre, les friches industrielles ne restent pas longtemps friches ou alors sont bien gardées. „Au Luxembourg, c’est principalement des maisons qui sont intéressantes. Il y avait les Terres rouges, mais c’est fini“, observe Anne. „En Lorraine, il y a un peu d’industrie, mais ils sont en train de la détruire.“ L’Hexagone est plutôt connu chez les urbexeurs pour ses multiples châteaux. Du côté belge, la province de Luxembourg est pauvre en site, mais c’est une exception. Le reste du pays fourmille de lieux à visiter, au point où „la Belgique est un peu la Mecque de l’urbex, car il y a un peu de tout et vraiment partout.“
L’urbex est devenu sinon un mode de vie, au moins une donnée centrale dans la vie d’Anne Back. Il tisse le fil rouge de ses sorties et de ses vacances. En vacances, elle embarque son chien dans ses aventures, mais il faut alors choisir des sites accessibles et propres, sans les verres qui souvent parsèment le sol. Elle part aussi avec des amis urbexeurs. En ce début du mois d’août, elle est d’ailleurs de retour d’une semaine dans les Pyrénées. À raison de cinq explorations quotidiennes, du matin tôt au soir tard, elle a vu beaucoup de châteaux, objectif avoué du voyage, mais aussi un orphelinat, un hôtel, une serre, une usine et un hôpital psychiatrique. Elle a parcouru 3.000 kilomètres, à deux comme il est souvent conseillé de le faire. C’est mieux en cas d’accident. Un plafond peut tomber, le sol se dérober.
Une démarche esthétique
Sortir à deux est une nécessité, mais c’est aussi un maximum. Il faut qu’Abaque soit accompagnée de quelqu’un qui prend son temps comme elle, pour profiter des lieux une fois que les dix premières minutes fatidiques, frénétiques sont passées. „Tu tournes beaucoup autour des lieux pour trouver un accès. C’est le jeu du chat et de la souris. Quand t’arrives, tu ne sais pas si tu es là pour dix minutes ou pour une heure. Si t’as été repéré, la police est là dans les dix minutes. Les dix premières minutes, tu fais les premières photos que tu veux faire, si t’as pas été prise tu prends ton temps, tu traînes.“
Anne Back aime les grands espaces, y déployer son grand angle pour capter l’ambiance particulière des lieux. „Je travaille beaucoup avec la lumière naturelle, jamais avec un flash, j’aime les jeux de lumière qu’on arrive à capter par un petit trou. J’aime m’imprégner des lieux, regarder où est la lumière, réaliser des clairs-obscurs.“ Des châteaux, elle aime les escaliers. Mais sinon, ce sont les sites industriels, pour leur caractère graphique, qui l’intéressent le plus. „Dans un site industriel, d’une toute petite pièce, on peut faire quelque chose d’extraordinaire avec des jeux d’ombre et de lumière.“
Avec l’urbex, Anne Back cultive un triple plaisir. Il y a d’abord la recherche de spots dont on peut déduire l’existence sur internet ou que l’on se fait recommander par un membre de la communauté. Internet permet aussi de vérifier à la taille des herbes et à l’état des portails si le site est bien urbexable. Il sert aussi à anticiper les moyens d’entrée sur le site et les opportunités de parking discret. Avec la joie de la visite des lieux vient le temps du développement des photos. Anne Back fait les retouches nécessaires et ne publie jamais plus de dix photos de sa sortie sur son compte Facebook suivi par 2.500 personnes. Un dixième de ces photos finira dans des expositions. Deux cabinets de dentistes au Luxembourg exposent d’ailleurs actuellement ses clichés. Elle édite aussi des catalogues.
Sa démarche est photographique et esthétique. „Je n’ai pas nécessairement besoin de montrer la crasse. J’ai envie de redonner de la beauté au lieu parce que c’est un endroit magnifique. Je n’ai pas envie de montrer ce qui est sale.“ Mais il y a aussi une composante mémorielle. „Je trouve magnifique que la beauté puisse sortir d’un lieu abandonné. Les gens vont regarder, ça redonne vie au lieu“, dit-elle effectivement.
Retourner les stigmates
En ces lieux interlopes, on ne rencontre pas que des urbexeurs. S’y promènent aussi des squatteurs, des graffeurs, des ferrailleurs, des amateurs de parkour. Mais on peut aussi rencontrer une espèce plus rare: les universitaires. L’historien Nicolas Offenstadt est de ceux-là. Ce spécialiste d’histoire médiévale a l’habitude de sortir des sentiers battus. Il l’a fait en s’intéressant aux soldats de la Première guerre mondiale, mais aussi en faisant un objet de recherche de ce mouvement identifié dans un large espace public européen et international à partir de 2004-05. En 2019, il a publié „Urbex RDA“ qui se lit comme un parcours visuel et intellectuel dans l’histoire de la République démocratique d’Allemagne telle qu’elle se donne à voir aujourd’hui, nourri par la visite de 250 sites, croisé avec les sources orales et écrites complémentaires.
Dans un ouvrage publié en mars dernier, „Urbex“ (éditions Albin Michel) et considéré comme la première synthèse en français sur cette pratique, Nicolas Offenstadt souligne comment les travaux d’urbexeurs tels que ceux d’Anne Back font œuvre de mémoire et œuvrent à retourner les stigmates qui frappent des lieux, en transformant un lieu d’abandon en un lieu d’expériences. „Visiter les lieux délaissés s’apparente à une contre-mémoire qui fait encore exister des passés délégitimés, dont les traces sont faites d’abandons, de désordre, de délaissement et de détritus: les arpenter, c’est leur prêter considération et, pour certains, résister au nouveau monde qui les a écrasés“, écrit-il. Le partage de cette opération de „déstigmatisation“ peut lui-même susciter des témoignages, des partages d’informations qui évoquent „une approche du patrimoine par le bas“.
Visiter les lieux délaissés s’apparente à une contre-mémoire qui fait encore exister des passés délégitimés, dont les traces sont faites d’abandons, de désordre, de délaissement et de détritus: les arpenter, c’est leur prêter considération et, pour certains, résister au nouveau monde qui les a écraséshistorien dans son livre „Urbex“
Dans son étude qui passe en revue les motivations des urbexeurs, le maître de conférences à Panthéon-Sorbonne inscrit la visite des lieux délaissés dans une appréhension critique de la ville et de l’espace urbain, dans le prolongement des réflexions de l’urbaniste Henri Lefebvre qui a tant inspiré les situationnistes. Ce sont des espaces instables d’où repenser l’urbain, écrit-il en soulignant l’aspect anti-autoritaire de la démarche, consistant à „détourner les contraintes du capitalisme de surveillance contemporain“. „C’est l’individu qui décide alors de ce qui est un espace visitable, qui en mesure l’intérêt et les risques.“ Il existe d’ailleurs des similitudes avec le hacking informatique. On parle d’ailleurs de craquer un lieu, quand on réussit à entrer en premier sur un lieu abandonné.
Nicolas Offenstadt évoque aussi les réflexions du pionnier de l’archéologie industrielle, Robert Angus Buchanan, qui proposait „l’examen du processus d’industrialisation à travers l’étude systématique de ses artefacts et monuments subsistants“ mais aussi „l’enquête, l’analyse, l’enregistrement et parfois la préservation des monuments industriels“, ces derniers étant entendus comme „toute relique d’une phase obsolète du système industriel et de circulation“. De nouvelles sources jailliraient. L’historien note toutefois que l’absence de toute contextualisation limite souvent la portée des photographies, ordonnées en une sorte de typologie des formes. Même quand il y en a une, il s’agit de „mises en récit de données chronologiques, voire de vagues propos sur le passé ou le patrimoine.“
Or, comme il l’a prouvé avec son ouvrage sur la RDA, „de nombreux sites d’urbex pourraient être documentés par un travail d’archives ou de compilation de sources variées et de confrontation critique de ces matériaux entre eux“, pense-t-il. L’historien peut apporter ses outils, mais il peut s’ouvrir à de nouvelles manières d’écrire l’histoire par la pratique de l’urbex. „Urbexer un lieu, des lieux dans une même ville, donne une perception de l’espace représenté et vécu, aussi dense qu’en prise avec les acteurs locaux. Cela permet de mieux historiciser, car la déambulation d’un lieu à l’autre permet de reconstituer des déplacements, des circuits, des géographies virtuelles“, note-t-il.
Il y a ensuite le matériel qu’on peut retrouver sur place, et dont l’abandon est souvent le signe d’un manque d’intérêt des institutions. On peut retrouver dans ces lieux des œuvres d’art de l’époque d’activité: peintures, fresques, mosaïques. Les inscriptions et graffiti de différentes périodes peuvent être riches de sens, notamment ceux des temps de lutte, et peuvent être étudiés en série, observe l’historien.
Nicolas Offenstadt rompt avec l’adage „ne rien prendre que des photos, ne rien laisser que des traces de pas“ que se sont appropriés les urbexeurs. Il ramasse des objets et sauve des archives de la destruction. „L’urbex, telle que je le pratique, consiste encore à fouiller sur place d’infinis tas de détritus, des couches de déchets dont la sédimentation témoigne d’historicités variées.“ Ces artefacts ont l’avantage sur ceux conservés en des lieux plus sûrs, qu’on peut „situer leur ‚biographie’ dans un lieu, dans des séries“. Certains peuvent être uniques, comme ceux touchant à un seul individu et retrouvés dans un vestiaire d’usine. Mais, en certains lieux, „les archives de l’entreprise ou de l’institution, parfois des prisons, restent par cartons ou dossiers entiers dans des bâtiments ouverts à tous vents“, témoigne Nicolas Offenstadt dans son livre. „Dans certains cas, j’ai même découvert, dans ces lieux désertés, des salles d’archives entières, comme figées dans le passé.“ On peut y retrouver des dossiers de personnel, des dossiers médicaux, des dossiers sur la présence du parti dans l’entreprise (dans le cas de la RDA) …
Mais ce sont aussi les sources plus classiques de l’historien, les archives papier, qui souvent se retrouvent délaissées. Ce sont des archives mal aimées ou alors difficiles à conserver. „Il arrive que les archivistes aient renoncé, en tout ou en partie, à les sauver, car l’état de conservation semblait trop mauvais, et surtout les lieux trop dangereux à arpenter.“ Il n’est pas certain que des documents similaires soient conservés dans les dépôts d’archives officiels et on pourrait déduire ce que ces dernières ne gardent pas en fouillant les archives des sites abandonnés.
Enfin, c’est aussi sur l’écriture de l’histoire même que l’urbex a une influence, suggère l’historien. „À l’expérience, il m’a semblé que l’écriture qui rend compte d’un dossier ou de documents trouvés soi-même, dans les conditions évoquées – à la fois aléatoires, denses, précaires – emprunte des formes particulières, évidemment plus personnelles, peut-être encore plus attentives à la matérialité du papier, aux circonstances de découverte aussi, parfois plus complexes qu’il n’y paraît.“ C’est dire si les lieux abandonnés se révèlent un lieu de réinvention.
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