Les codes vestimentaires masculins / L’habit fait le morne
Voilà plus de deux siècles qu’au nom de l’efficacité, les hommes ont renoncé aux couleurs vives sur leurs vêtements. C’est ce que le psychanalyste anglais John Carl Flügel appelait la „grande renonciation masculine“. Et depuis, il est devenu difficile mais pas impossible de renoncer au renoncement.
L’hiver est la saison la moins colorée de l’année. Les arbres ont perdu leurs feuilles, les bulbes dorment encore sous la terre marron, le ciel se pare souvent de gris quand ce n’est pas la neige qui repeint tout en blanc. C’est la saison du gel et du dégel, et donc du risque démultiplié de maculer ses vêtements qui donne une raison de plus de ne pas s’essayer à la couleur. L’audace n’est pas de saison. En hiver, les femmes renoncent à la parure colorée et arborent les teintes que les hommes privilégient durant toute l’année.
Une étude publiée en 2019 et commandée par une marque de rasoirs auprès de l’institut de sondage YouGov a mis des chiffres sur ces tendances lourdes des hommes à préférer les couleurs gris, blanc, noir et bleu (foncé de préférence) dans leur garde-robe. 58 pour cent n’utilisent que celles-ci. 39 pour cent s’autorisent quelques autres couleurs. Quand couleur il y a, elle se trouve parmi les vêtements les moins visibles et les accessoires, tandis que les vestes, manteaux, blousons et costumes tendent invariablement vers les mêmes couleurs.
A la bicatégorisation des corps a toujours répondu dans l’histoire la bicatégorisation des vêtements. Par contre, la ligne de démarcation n’a pas toujours été la même. Dans le magazine Forum en 2014, la sociologue et travailleuse sociale Enrica Pianaro rappelait qu’au début du XXe siècle les petits enfants étaient habillés en blanc et que le marketing a œuvré à une démarcation entre filles et garçons. L’article citait une étude relayée par l’Observatoire des inégalités en France montrant dans l’analyse d’une dizaine de catalogues de jouets de 2013 que 50 pour cent des filles sur les illustrations portent au moins un vêtement rose ou violet, contre moins d’un pour cent pour les garçons, qui, eux, portent majoritairement du bleu (35 pour cent ou du gris-noir (23 pour cent contre 10 pour cent des filles).
L’autrice soulignait l’enjeu des questions de couleur en remarquant que „les caractéristiques féminines sont moins valorisées dans une société de la concurrence, de la compétitivité et de la production“. Elle ajoutait: „Les garçons sont éduqués à devenir des hommes actifs et aux compétences nécessaires pour intégrer le marché du travail et la sphère publique; les couleurs sobres comme le bleu, le noir et le gris expriment cette tendance. Tandis que le rose bonbon et autres couleurs bisounours font partie de l’assortiment enseignant aux filles comment devenir des femmes passives, à la fois infantilisées et sexualisées et pouvant uniquement s’épanouir dans la sphère domestique.“
Le patriarcat à l’affût
Depuis cet automne, une poignée d’hommes soucieux de remettre en cause la société patriarcale et conscients de la part du travail qui en revient aux hommes ont créé un groupe de travail au sein de la plate-forme féministe de la Journée internationale des femmes (JIF). Charles Vincent en est l’un des instigateurs. Cet homme de 27 ans a découvert depuis quelques années qu’il n’y avait pas qu’une seule manière d’être homme, celle qu’il a connue ado et qui consistait à rester „entre mecs dans une culture virile“ cherchant à tout prix à n’être perçu ni comme une fille, ni comme un gay. Cela s’est fait au prix d’être largué avec les premières petites copines, d’avoir empêché des camarades de faire leur coming out, mais aussi d’avoir réprimé sa sensibilité et caché ses capacités émotionnelles. Adulte, cette manière monotone d’être homme peut consister à accepter l’air triste que donne le costume terne ou à renoncer aux couleurs dans les endroits où le casual est permis. A chaque fois, l’homme obtient en contre-partie de ce renoncement la possibilité de rentrer dans „le club des hommes“, d’en obtenir le salaire et d’accéder à l’ascenseur social.
C’est une belle-sœur afro-féministe qui lui a fait prendre conscience qu’il existe toute une palette de nuances pour se positionner face aux genres et que faire un pas de côté pouvait même être salutaire. „Ne considérer qu’une seule masculinité, ça ne fait pas de bien à personne“, pense Charles Vincent. Les hommes souffrent aussi de cette société patriarcale et doivent pouvoir le dire, poursuit-il en prenant garde de préciser qu’ils ont été bien moins victimes que les femmes ou les gays.
Si tu mets de la couleur, tu t’exposes, c’est la même chose que pour les engagements féministes. Si tu refuses le patriarcat ou tu t’y opposes, le patriarcat va se retourner contre toi.homme libéré et féministe
Charles Vincent a fait son „coming out de la couleur“, comme il l’appelle, après une expérience berlinoise. Depuis, i qu’il s’est „libéré“, il met désormais beaucoup de couleurs bariolées. Ses occupations de barman et d’artiste le lui permettent. Par contre, cela ne se fait pas sans courage ni heurts. „Si tu mets de la couleur, tu t’exposes, c’est la même chose que pour les engagements féministes. Si tu refuses le patriarcat ou tu t’y opposes, le patriarcat va se retourner contre toi.“ Il lui est arrivé d’être insulté de pédé au travail pour avoir mis des vêtements de couleur. Et il voit dans les regards qu’il n’est pas loin d’entendre les mêmes paroles lorsqu’il arpente les rues avec la doudoune rose de sa compagne.
Qui veut comme lui porter des couleurs se heurte au peu de choix. Récemment, en vue de la signature de son pacs, il a remis les pieds pour la première fois depuis longtemps dans un centre commercial huppé de la capitale. Il en est revenu déçu. „Au premier étage, c’est les femmes. Et quand tu montes au deuxième étage, pour les hommes, t’as l’impression qu’on a coupé la couleur.“ Il lui arrive souvent de regarder aux rayons des femmes pour trouver de la couleur mais doit y affronter le regard des vendeuses. Il préfère davantage les magasins vintage ou alternatifs dans lesquels les frontières entre les genres ne sont pas aussi marquées.
Durant la première réunion consacrée aux problèmes de la violence envers les femmes, le groupe de travail des hommes au sein de la JIF n’a pas abordé la question des codes vestimentaires. Il s’est concentré sur les violences et la culture patriarcale. „Il était intéressant de constater que même si nous sommes tous des gars sensibles, on n’est pas forcément épargnés par la violence. Par certains comportements, on en fait partie“, confie Charles Vincent.
„La grande renonciation masculine“
L’historienne française, spécialiste de l’histoire des femmes, Christine Bard considère les vêtements comme des faits politiques. „A partir de la source vestimentaire, on peut faire une histoire du féminisme, de l’antiféminisme et de l’exclusion des femmes“, avançait-elle lors d’une conférence en ligne organisée en octobre dernier par le Centre Hubertine Auclerc au sujet des codes vestimentaires. „A la fin du XVIIIe siècle, les hommes renoncent à la compétition esthétique et adoptent un vêtement qui va dire les valeurs de l’ordre bourgeois, capitaliste, en même temps que tous les hommes gagnent la citoyenneté en se l’appropriant dans un contrat entre frères qui exclue les femmes“, avançait Christine Bard. „Les femmes restent engluées dans l’ancien régime vestimentaire. On leur laisse la parure, comme un cadeau empoisonné, mais ça signifie bien leur exclusion politique.“
L’uniformité et la couleur sombre sont les deux grandes caractéristiques de ce virage vestimentaire de la fin du XVIIIe siècle décrit en 1930 par John Carl Flügel sous le concept de „la grande renonciation masculine“. Ce psychanalyste anglais avait cofondé le Men’s dress reform party, à tendance hygiéniste qui voulait libérer les hommes de la classe moyenne des disciplines imposées à leur corps par le travail capitaliste. Ils déploraient notamment l’incommodité des vêtements de travail et l’effet déprimant de leurs couleurs. Les femmes avaient alors acquis le droit de porter le pantalon en même temps que le droit de voter. Après avoir occupé les postes des hommes mobilisés au front pendant la guerre, dans les années 20, elles s’étaient mises à se couper les cheveux. Pour les hommes, puiser dans le registre des femmes, c’était s’exposer au reproche d’efféminement. Pour les femmes, cela signifiait s’élever dans l’échelle sociale.
Chargée politique au CID Femmes, Claire Schadeck n’irait pas conseiller aux lycéennes d’aujourd’hui de suivre l’exemple de leurs aînées des années folles. Pour elle, les filles doivent pouvoir s’habiller comme elles le souhaitent et c’est aux garçons et à la société de ne pas érotiser leur corps. Elle est ainsi contre les codes vestimentaires dans les lycées, qui ont des effets pervers. „Les filles sont sexualisées dès que les parties sexuelles de leur corps sont soulignées par une réglementation vestimentaire. Le code vestimentaire genré renforce la conviction sexiste que les femmes sont responsables pour les violences sexuelles qu’elles subissent“, observe-t-elle. Or, en réalité, la socialisation genrée qui pousse les garçons et les hommes à constamment prouver leur virilité reste à l’origine des violences sexuelles, dont le plus souvent les hommes sont les auteurs.“
Claire Schadeck rappelle aussi l’un des avantages masculins au renoncement de la parure: „Le corps des garçons n’est pas reconnu comme un risque pour l’intégrité scolaire. Il reste neutre“. Dans Dress codes, publié en 2021, le professeur en Droit et Critique culturelle de Stanford, Richard Thompson Ford, énonce la position insoluble dans laquelle se trouvent les femmes. „Les vieilles normes entrent en collision avec les nouvelles demandes alors que les femmes recherchent l’égalité politique et sociale avec les hommes. Pour être vue comme professionnelle dans une entreprise dominée par les hommes, la femme d’aujourd’hui a besoin de renoncer à la tenue décorative – comme les hommes l’ont fait il y a des siècles – mais doivent rester suffisamment décoratives.“
L’historien Christine Bard trouve que la question qui se pose avec le vêtement, considéré comme un langage, est la même que pour l’écriture inclusive. „Il faut décider s’il faut marquer la mixité à travers du féminin et du masculin ou s’il faut aller vers un neutre“, dit-elle.
L’historien Christine Bard trouve que la question du vêtement ressemble au débat sur la langue, écriture inclusive. Faut-il marquer la mixité à travers du féminin et masculin ou faut-il aller vers un neutre?peintre
Changer d’habit(ude)s
Si les hommes renonçaient au renoncement pour retrouver le plaisir de la parure et des couleurs, ce serait l’avènement d’une nouvelle forme de mixité, dans laquelle le risque vestimentaire serait partagé. Ce serait renouer avec les usages de l’aristocratie du XVIIIe siècle, mais aussi avec le mouvement d’explosion des couleurs que connurent les années 1970 dans le sillage des révolutions estudiantines.
Attentif à ces détails, le peintre Jean-Marie Biwer se souvient: „Quand on était jeunes dans les années 1970, je vous assure qu’on était très hauts en couleurs. Les cheveux longs, les habits très colorés et la tête pleine d’idées.“ Il poursuit: „J’aime toujours un peu de couleur et de fantaisie dans les habits. Ce qui a changé, c’est un peu le style, au fil des années. Pour moi, un homme (une femme aussi) doit assumer son âge et s’habiller en fonction de cet âge. Un jeune de 17 ans en permanence en costume-cravate me semblerait vraiment un peu ennuyeux voire ridicule. Un homme de mon âge (65 ans) chaussé de baskets fluo et portant un jean troué me parait parfaitement ridicule. De là à bannir toute fantaisie des habits pour homme me semble triste, même si pour certains métiers ou emplois, cela est une obligation.“
Etre artiste offre des libertés. „En tant qu’artiste, j’ai toujours pu faire un peu à ma guise, donc j’ai toujours joui d’une certaine liberté qu’on n’a pas dans d’autres emplois/métiers. J’aime les couleurs et un léger côté excentrique, mais je n’aime pas la vulgarité. Il faut aussi prendre en considération de ce que l’on porte à quelle occasion.“
Le secteur du monde des nouvelles technologies a tourné la page du costume mais il n’a pas renoncé à la sobriété des couleurs tandis que le rejet de l’apparence y est poussé à l’extrême. Dans Dress codes, Richard Ford Thompson cite Mark Zuckerberg qui dit un jour ne pas vouloir dépenser d’énergie pour une activité aussi frivole que celle de s’habiller, qui l’empêcherait de faire son boulot. „Il est le nerd inconscient de lui-même trop occupé à designer obsessivement la technologie de demain pour s’occuper d’apparence“, constate le chercheur avant de s’inquiéter de l’existence de clubs comme le „Black V club“ spécialisé dans les tee-shirts en V noirs qui proposent à leurs clients de leur envoyer des vêtements uniformisés en leur assurant: „que les gens qui ont le plus de succès dans le monde ne passent pas de temps à choisir ce qu’ils portent“.
Mais Zuckerberg aura bientôt 40 ans et la jeune génération, celle des millennials, dans les grandes métropoles semblent se désintéresser de ces codes vestimentaires. Il n’a que 27 ans, mais Charles Vincent constate déjà un fossé avec la nouvelle génération. „Ils mettent des trucs qu’on n’aurait jamais enfilés; ils sont cools. Tant sur les couleurs que les styles, j’ai l’impression qu’ils empruntent des codes vestimentaires du monde entier.“ Sortir du modèle occidental en matière de vêtements est le meilleur moyen pour reprendre tout des couleurs.
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