/ L’histoire avec une grande hache: Jean Portante sur son roman historique „Leonardo“
Quatre ans après „L’architecture des temps instables“ (prix Servais 2016), Jean Portante poursuit sa chronique du destin d’exilés broyés par les traumatismes de l’histoire du vingtième siècle. Marqué par un style incisif et poétique, „Leonardo“ fait preuve, grâce à la complexité et aux ramifications de sa structure, de la difficulté à dire le réel historique d’une époque marquée par les mouvements migratoires et les guerres.
Au départ, deux jumeaux, Lorenzo et Antonio. Des gamins endiablés, qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau, au point que l’une des filles du village, Lucia, n’arrive jamais à savoir qui des deux elle vient d’embrasser. Les deux garçons misant sur la confusion pour se faire embrasser à tour de rôle. Cette scène, initiatique, marquera le début de deux destins qui à la fois se ramifieront et se ressembleront: après le départ de la famille de Lucia pour l’Amérique, Lorenzo décide de la suivre et s’embarque pour une épopée au bout de laquelle il espère retrouver sa dulcinée.
Partant pour Naples puis embarquant sur le „Savoia“ après quelques jours dans une pension où il s’est lié d’amitié avec un boxeur au nez écrasé et a hérité des affaires d’un tuberculeux qui s’est suicidé, Lorenzo débarque à New York, y pratiquera la vente à l’étal, fera la connaissance d’un boulanger poète et sera à plusieurs reprises mis à l’épreuve, puisqu’il rencontrera mainte femme charmante à même de le divertir à jamais de la quête.
Antonio quant à lui ne restera pas non plus à San Demetrio: il partira à Hussigny, dans l’Est extrême de la France, où il se fait vite embaucher dans la mine. La guerre basculera aussi ce destin, Antonio trouvant refuge à Differdange, où le conflit mondial le retrouvera et aiguillera son destin vers des ramifications imprévues.
Et Portante de raconter les bifurcations de deux vies éloignées géographiquement qui pourtant, se rejoignent dans les grandes lignes, tous deux cherchant l’amour et le trouvant, tous deux faisant l’expérience de chamboulements du destin liés à la guerre et à l’industrialisation, le roman annonçant déjà, dans cette première partie d’apparence assez classique, où Portante élabore une belle saga familiale, écrit un roman historique aventureux et met ses pas scripturaux dans ceux des „Fiancés“ de Manzoni, l’un de ses sujets principaux, à savoir la porosité des destins et des identités pendant des périodes historiques troubles.
Ainsi, Lorenzo, débarquant à New York avec deux valises, la sienne propre et celle d’Agnese, qui s’est suicidé parce qu’il savait son destin scellé, contemple cette deuxième valise. „Elle contenait une deuxième vie. Au cas où la première ne devait pas être suffisante. Une vie de rechange.“ Alors que, très loin de là, Antonio tombera amoureuse d’une jeune veuve ayant perdu son mari à la guerre dont il se verrait fort bien jouer au mari de rechange.
Une fois clôturé cette première partie, les choses se compliquent pour le lecteur. Car Portante, plutôt que de continuer sur sa lancée linéaire, de finir l’évocation des vies de Lorenzo et d’Antonio et de se focaliser sur les descendants immédiats de la lignée des Tramagni, à savoir Leonardo, fils d’Antonio, et Alberto, fils de Lorenzo – ce qu’il ne manquera pas de faire au cours de la troisième partie du roman –, sautera une génération pour mettre en scène deux figures d’écrivains. Il y aura donc d’un côté Toni Tramagni Jr., qui sera mis sur la voie de l’histoire familiale après la mort de son père.
Et il y aura, de l’autre côté, Leonardo Jr. qui, voulant mettre la lumière sur un passé familial sombre et énigmatique, engagera Jo Rossi, connu pour avoir écrit un „livre que chaque Italo-Luxembourgeois se doit de lire“, connu aussi, pour les lecteurs de Portante, pour avoir été l’auteur fictionnel de „L’architecture“, pour enquêter sur un secret qu’il semble n’avoir aucune envie de connaître.
Au bout de cette double enquête, la troisième partie du livre raconte le destin de Leonardo, enrôlé de force pour faire la guerre en Italie et Alberto, qui s’engage à faire la guerre du côté du libérateur américain. Deux cousins dont les aléas de l’histoire ont distribué de façon arbitraire les engagements belliqueux et qui risquent de se retrouver face à face dans des camps ennemis.
Enfin, à la fin du roman figure une autre partie, qui explique comment l’écrivain Claudio Nardelli a rassemblé les fragments scripturaux de Jo Rossi et de Tonio Tramagni Jr. pour en tisser son récit à lui, livrant ensuite des fragments qu’il n’a pas pu utiliser pour compléter son roman – un peu comme les faces B des singles qui à l’époque complétaient le travail en studio d’un groupe de rock.
L’aiguilleur des destins
Cette rupture dans la linéarité, si elle irrite en laissant flotter le lecteur pendant pas mal de pages et si elle débouche sur des moments où l’on s’amuse à tracer des arbres généalogiques afin d’y voir clair, transcende pourtant ce qui se serait sinon mué en une saga historique certes plaisante, mais un peu légère.
Et si ce bousculement-là transcende „Leonardo“, c’est, d’un, parce que les épopées historiques linéaires et les sagas familiales, on pouvait en écrire encore au début du vingtième siècle. Les ravages du vingtième siècle tout comme le postmodernisme littéraire nous ont enseigné que le réel, en temps de guerre et de flux migratoires, est devenu histoire à débat. Sa reconstitution est difficile et il faut l’espace de la littérature – espace de l’ambiguïté par excellence – pour y voir clair.
C’est, de deux, parce qu’il permet au roman de faire preuve d’une véritable réflexion sur les devoirs de l’écrivain, sur ce qui arrive au réel une fois qu’on essaie de le faire entrer dans le domaine de la fiction, ce qui se passe une fois que le réel, immuable, brut, taillé dans la roche des choses telles qu’elles furent, se multiplie sous les efforts de reconstitution des hommes. Efforts où se glissent l’interprétation, la fragilité, les failles, les émotions, le désir que les choses se fussent passées autrement – bref où s’immisce le jeu des possibles.
Ou, comme l’écrit le narrateur dans un des plus beaux passages du roman: „Il y a dans la bifurcation des destins un souffle littéraire. Les romans ont besoin de failles dans la chronologie. De crevasses. De chaînons manquants. La littérature est le royaume de l’effacement et de l’absence.“
Stylistiquement, comme pour marquer l’urgence de l’époque évoquée, comme pour suivre aussi la profusion des destins entremêlés et entrechoqués que le roman appelle sur scène et fait redisparaître aussitôt dans les entrailles de la guerre ou le ventre des mines, le roman est aux antipodes de l’ „Architecture des temps instables“, où Portante misait moins sur des envolées lyriques que sur des phrases aux constructions imparables.
Ici, nombre de phrases sans verbe conjugué pour un style incisif, hachuré, comme des traits de pinceaux rapides, des croquis élaborés dans l’urgence. L’une des idiosyncrasies de ce Leonardo étant que le narrateur commence une phrase. L’interrompt aussitôt pour aller s’aventurer sur les à-côtés de la phrase, dans la périphérie de ce qu’elle veut évoquer, la reprenant au bout de plusieurs segments haletants pour la compléter enfin, illustrant par les balbutiements de la syntaxe les errances du destin.
Ce n’est qu’à la fin, une fois les trois parties closes, après que l’auteur fictionnel du roman, Claudio Nardelli, a mis à nu les strates textuelles qui composent l’œuvre et qu’il donne à lire des fragments d’autres voix, que ce style en vient à connaître des ruptures, des variations.
S’il faut saluer l’effort de cohérence stylistique de Jean Portante, il n’en est pas moins que le texte, parfois (mais très rarement), s’embourbe, quand il est question de grands sentiments, dans une certaine grandiloquence, le style incisif soulignant un certain pathos là où un style plus décharné aurait évité une redondance d’emphase. S’y ajoutent quelques descriptions par trop météorologiques et astrologiques, qui chantent le beau temps et la contemplation (les étoiles qui „invitaient à la rêverie et aux contemplations“, la pluie qui est „purificatrice“, les orages qui s’amoncellent dans les âmes, ça n’est pas follement novateur.)
Par ailleurs (puisqu’on est en train de chipoter), un lectorat plus attentif aurait évité que ne se glissât une erreur dans le titre d’une des parties. Alors que la dernière partie du roman s’appelle „Nuit du 3 au 4 avril/Reconstitution“, les éléments y relatés concernent la nuit du 5 au 6 avril. Si l’on pourra toujours arguer qu’il s’agit là d’une des failles temporelles qui marquent le livre, le fait qu’on ne puisse pas être sûr qu’il ne s’agisse pas plutôt d’une erreur d’attention (on pense en avoir relevé une ou deux autres) est d’autant plus dommage qu’il s’agit d’un roman qui impressionne par une méticulosité de construction rare.
L’histoire avec une grande hache
À l’occasion de la sortie de son nouveau roman, le Tageblatt a rencontré Jean Portante pour s’entretenir avec lui sur son écriture, son projet romanesque et la difficulté de capter par l’écrit les errances des destins broyés par la marche de l’Histoire.
Tageblatt: De par son souffle historique, „Leonardo“ rappelle votre „Architecture des temps instables“. Mais dans son entrelacs de récits et de manuscrits superposés, il rappelle aussi „Mourir partout sauf à Differdange“. Et puis, l’on y retrouve les sujets de l’exil et de la migration chers à votre œuvre. „Leonardo“ constituerait-il un condensé de votre art poético-romanesque?
Jean Portante: Je continue, dans „Leonardo“ l’exploration des couches historiques du XXe siècle entre lesquelles est caché maint secret familial ou collectif. Quand deux Guerres mondiales viennent faire trembler l’édifice, il y a forcément de la tragédie qui se crée. Surtout si tout cela se double d’un mouvement d’émigration.
La guerre et la migration constituent un couple propice à bien des non-dits. Et ce sont ces non-dits que j’ai voulu explorer, tant dans „L’Architecture des temps instables“ que dans „Leonardo“. „L’Architecture“ reprenait déjà l’entrelacs de récits et l’enchevêtrement de voix de „Mourir partout sauf à Differdange“. Il y avait de multiples narrateurs qui tous apparaissaient à la première personne. Dans „Leonardo“, il y a de nouveau plusieurs narrateurs-auteurs, sauf qu’ils ne disent pas „Je“. Mis à part celui, qui, à la fin, semble être le narrateur-tireur-de-ficelles, prétendant avoir écrit le livre.
Il semble y avoir une triple intertextualité dans cette œuvre, annoncée par les trois citations placées en exergue: l’on y retrouve une réécriture de Manzoni, des relents de la tragédie grecque tout comme des éléments de votre œuvre précédente … Y a-t-il d’abord eu les hypotextes, ou la construction en palimpseste est-elle venue au cours de l’écriture?
C’est bien vu. Les trois épigraphes constituent les trois rails du mouvement du livre. Il y a d’abord le livre dans le livre avec „Les Fiancés de Manzoni“ – beaucoup de personnages portent à peu près les mêmes patronymes que dans „Les Fiancés“. Cela guide les deux premières parties du roman. Dans la deuxième et la troisième se noue à la fois une tragédie de type grec, genre l’Œdipe de Sophocle, mais se réalise également la prophétie de la fin de „L’Architecture“.
Manzoni m’a, dès le départ, donné une sorte de mode d’emploi. Lui prétend avoir trouvé un manuscrit avec un récit historique et une belle histoire d’amour, mais mal écrit. Il se met donc à la tâche d’en refaire l’écriture comme il dit. C’est ce que fait, dans Leonardo, aux Etats-Unis, Tony Jr Tramagni qui a retrouvé un vieux manuscrit de son grand-père Lorenzo racontant les péripéties de son arrivé en Amérique, et dont il tirera un roman: „Lorenzo’s Dream“. Parallèlement, à des milliers de kilomètres de là, un écrivain, Jo Rossi, tente, lui, de démêler les péripéties d’une deuxième branche des Tramagni, celle d’Antonio, le frère jumeau de Lorenzo, émigré à Differdange, ce qui engouffre le roman dans la tragédie grecque. Qui sera consommée quand la deuxième génération – Alberto et Leonardo –, par l’entremise de la guerre, se retrouvera nez à nez. Cela dit, pour revenir à la question, ces trois mouvements étaient présents, dans les grandes lignes, avant que je ne me mette à écrire. Mais c’était un squelette. La chair et la peau sont venus en écrivant.
Au départ, l’on suit assez aisément ce qui paraît être un roman historique classique doté d’une structure binaire. Puis vient la deuxième partie, où vous complexifiez les choses en bousculant la linéarité et en intégrant une ribambelle de strates textuelles. Pensez-vous que le temps des fictions (historiques) simples, linéaires, soit révolu? Pourquoi?
Rien n’a jamais été linéaire dans les choses de la vie qui sont aussi celles de la littérature, même si, pendant des siècles on a fait croire, dans les romans, que la chronologie se déplaçait selon une ligne droite, à laquelle il fallait ajouter des flashbacks pour parler de l’avant. J’ai voulu, dans „Leonardo“, faire un clin d’œil à cela.
Dans la première partie il y a donc deux voyages, deux émigrations, celle de Lorenzo aux Etats-Unis et celle d’Antonio au Luxembourg, qui commencent à un certain moment, en 1912, et suivent une chronologie linéaire qui va, à peu près, jusqu’à ce qu’ils rencontrent leur grand amour qui, pour les deux, s’appelle – comme chez Manzoni – Lucia. Puis, par le fait que les petits-fils, la troisième génération donc, vont fouiller dans le passé, la chronologie déraille. La linéarité devient un zigzag.
Dans la troisième partie, celle du retour de la génération intermédiaire en Italie, il y a les deux à la fois. Et enfin, dans une sorte d’annexe du livre, que j’ai intitulée „En vrac“, tout explose, et triomphe une juxtaposition aléatoire de moments et de narrateurs. Le tout faisant, j’en avais besoin, le tour de la question de la chronologie dans la littérature où, après que le Nouveau roman a fait dérailler le temps, il faut, me semble-t-il, recoller les morceaux de ce qui a été détruit.
Ce qui en sort ne peut être qu’un texte hybride où les deux possibilités de traiter la chronologie, la linéarité et l’absence de linéarité, sont en compétition.
L’un de vos sujets de prédilection est la mise en écrit du réel et le changement que le réel subit lorsqu’il se plie aux lois du texte et de la fiction. Peut-on voir dans le réel et son double fictionnel une autre paire jumelle du roman?
La dialectique entre la réalité et la fiction est pour moi un enjeu essentiel de l’écriture. Comment faire qu’un roman soit à la fois entièrement autobiographique et entièrement fictif? Les trois étapes avant „Leonardo“ m’ont servi de boussole. Dans „Mrs Haroy ou la mémoire de la baleine“ la matière première provient de l’autobiographie, travaillée de telle sorte qu’elle débouche dans la fiction. Du coup la famille Nardelli peut être le prototype d’une famille d’émigrés italiens venue s’installer au Luxembourg. D’ailleurs bien des lecteurs m’ont dit que j’avais écrit sur leur famille. C’est la preuve qu’individuel et collectif sont, dans un livre, une et même chose. Dans „Mourir partout“ tout cela a éclaté, et le narrateur étant tour à tour boucher, libraire, policier, etc. s’éloigne considérablement du pôle de la réalité, même si certains leitmotivs signalent encore l’autobiographique.
Avec „L’Architecture“ j’introduis une histoire centrale, celle de l’attentat contre l’officier allemand. C’est une réalité réinventée qui s’approche de la vérité, puisque de tels attentats il y en a eu beaucoup dans la Deuxième Guerre mondiale.
Dans „Leonardo“ enfin, les thèmes centraux – la gémellité, la séparation, le retour, la tragédie, l’amour, etc. – sont tous fictifs. Mais ils sortent du vrai collectif et y retournent. En même temps il y a, sous la surface du texte, tout ce qui se trouvait dans mes romans précédents. L’autobiographique coule comme un fleuve souterrain sous l’intrigue fictive du livre.
„Les romans ont besoin de failles dans la chronologie“, écrivez-vous dans un très beau passage du livre, alors que les choses, précisément, sont en train de se compliquer. Vos romans fonctionnent souvent comme un puzzle que le lecteur doit s’efforcer à reconstituer mais dont des pièces apparaissent manquantes … S’agit-il d’un commentaire sur la difficulté, voire parfois l’impossibilité de restituer un passé historique dans des temps de guerre et de confusion?
Le passé ne peut jamais être restitué par l’écriture. Il se soustrait. Dès que l’écriture le touche, il devient un passé possible parmi d’autres. J’ai longuement évoqué cela dans le „Mode d’emploi“ de mon recueil de poèmes „La réinvention de l’oubli“. La mémoire la plus parfaite, c’est l’oubli. Dès que des mots veulent la raconter, ils la font entrer dans la fiction.
Le fait de multiplier les mises en abyme dans „Leonardo“ pour tenter de cerner ce qui a vraiment eu lieu a bien, comme vous le dites si justement, à voir avec l’impossibilité de saisir le passé. La phrase que vous citez fait figure de „d’art poétique“ du roman. Au lecteur ensuite de démêler les choses. Je l’aide un peu, à la fin, en ajoutant dans „En vrac“ une sorte de jeu de pistes qui comble, après coup, un certain nombre de trous du puzzle. Mais le lecteur peut arrêter la lecture à la fin de la troisième partie. Et reconstituer son propre puzzle.
Le sujet de la dualité, de la gémellité est au centre de „Leonardo“, à la fois dans sa construction et dans les tracés parallèles. D’où vous vient cette fascination pour les ramifications et les dédoublements? C’est là un sujet éminemment postmoderne – pensez-vous que face à l’inéluctable d’un présent et d’une histoire récente souvent tragiques, la littérature occupe le domaine du possible?
C’est exactement cela. La littérature ne peut occuper que le domaine du possible – des possibles, dirais-je – et de son corollaire: l’impossible. Avec tout ce qui se trouve entre les deux. Les ramifications, les tracés parallèles, les dédoublements sont, dans leur juxtaposition et leur enchevêtrement, autant de tentatives de sonder la pluralité des (im)possibles.
Comme chez nombre d’écrivains, des éléments thématiques reviennent souvent dans vos livres: l’exil, la place où des personnages sont enterrés, mais aussi l’accident minier. Comment faites-vous pour ne pas tourner en rond?
Les sujets que vous énumérez – il faudrait en ajouter d’autres – sont le ciment de ce que j’écris. C’est comme si je construisais sans cesse une maison. Avec des blocs de pierre nouveaux, mais ce qui les tient ensemble ce sont ces thèmes que vous appelez obsessionnels. Ils donnent à mes livres, poèmes inclus, une unité d’écriture. Comme si je n’écrivais qu’un seul livre dont chaque nouveau volume serait, disons, un étage ou une extension.
Stylistiquement, le roman est très différent du précédent. Le style est plus haché, avance par balbutiements. Cela est-il dû au sujet qui vous occupe – le chaos et la confusion de l’histoire du XXe siècle?
Dans sa première mouture – il y en a eu trois –, le roman était fait de phrases très longues dont la fin claquait comme un coup de fouet. Mais en relisant, à haute voix, je me suis rendu compte que cela insufflait de la monotonie au tout.
Je me suis donc mis à hacher les phrases. Mettant bout à bout ce qui avant avait été un serpent. Un peu comme un ver de terre qu’enfant je découpais, ce qui n’empêchait pas les divers morceaux de bouger. Du coup le rythme du roman est devenu haletant. Saccadé. Comme si quelque chose l’empêchait de respirer. Comme si, aussi, la tragédie qui peu à peu se noue, devait être freinée par l’écriture. Parfois, et j’en ai fait un leitmotiv, une phrase n’a que son sujet, qui est interrompu par plusieurs fragments avançant comme avance notre pensée quand elle filtre ce que nous voulons dire. Comme si, en commençant la phrase, on hésitait à dire la suite. Et c’est dans ces interruptions, ces hésitations, que se glisse ce que vous appelez le „chaos et la confusion de l’histoire“. Tant celle avec une grande hache, comme disait Pérec, que celles des personnages du roman.
Pourquoi un roman historique sur les troubles du passé quand le présent traverse en ce moment maintes crises? Il y a des échos du présent dans votre roman – les catastrophes naturelles, mais aussi, à un moment, l’évocation de cet espoir de détourner encore, au début des années trente, la montée des fascismes. L’actualité de ce roman historique est-elle voulue?
Je réserve le présent, avec ses migrations tragiques, pour le troisième volet de ma trilogie. Il me fallait d’abord parcourir le XXe siècle qui, de loin, a été le plus barbare de l’humanité et auquel nous sommes attachés de par notre généalogie. Mais je sens que ce qui se trame aujourd’hui, à un moment où nous sommes les acteurs de l’histoire, le dépassera en cruauté.
Vous dites devoir annoncer votre prochain roman à la fin de chaque œuvre terminée – pour éviter la peur de la page blanche. A quoi peut-on s’attendre pour ce qui s’annonce devenir un troisième volet d’une saga familiale?
C’est exact. Et dans „Leonardo“ un des thèmes de mon livre à venir – dont le titre de travail est „Contre Ulysse“ – est présent à la fin de la troisième partie qui est en soi la fin du roman, (l’„En vrac“ n’étant, comme je l’ai mentionné, qu’une sorte de mode d’emploi). On y voit une femme qui porte dans ses bras un nouveau-né. Et ça fait surgir toutes sortes de questions. Ce sera un des pôles du roman à venir.
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