„Anachronisms“ à la Konschthal / L’histoire sens dessus dessous: l’artiste lituanien Deimantas Narkevicius mis en avant
La Konschthal d’Esch-sur-Alzette consacre une rétrospective à l’artiste contemporain Deimantas Narkevicius, observateur de l’histoire mouvementée de son pays dans les années 90 et 2000. A travers dix films et trois installations, il s’attache à déconstruire les évidences, avec une ironie mordante.
Les histoires que racontent Deimantas Narkevicius se fondent très bien dans les locaux de la Konschthal, avec lesquels elles partagent la sinuosité, les enchevêtrements et les multiples niveaux (de lecture). On pourrait, pour forcer la métaphore, ajouter que l’esprit de l’escalier hante les lieux comme son œuvre mûrement réfléchie et référencée pour confronter les époques, les supports et le discours. Narkevicius ne craint pas les anachronismes et s’en sert pour rompre une vision trop linéaire de l’histoire.
1989 n’aura pas été la fin de l’histoire, pas plus qu’il n’aura été pour la Lituanie celui du basculement espéré. D’ailleurs, la première fois que le directeur artistique de la Konschthal, Christian Mosar, a fait connaissance avec l’artiste lituanien, c’était à travers une œuvre qui ironisait sur les gains de la période post-soviétique. C’était en 1998, Deimantas Narkevicius participait à la jeune biennale itinérante d’art contemporain Manifesta, dont la deuxième halte était Luxembourg, avec la video „Europa“. On l’y voyait clamer qu’il voulait profiter de sa liberté nouvelle pour aller au centre de l’Europe. Et au bout de 20 minutes d’un voyage lunaire, il avait englouti les 26 kilomètres qui séparaient Vilnius du centre de l’Europe tel qu’un an avant son indépendance autoproclamée, des géographes français l’avaient justement localisé en Lituanie. A l’époque, l’endroit n’était pas encore la destination touristique qu’il allait devenir après l’entrée de la Lituanie dans l’Union européenne en 2004.
En 2007, le même Christian Mosar retrouvait le même artiste poil à gratter parmi les Skulptur Projekte de Münster, la grand-messe de la sculpture. Deimantas Narkevicius avait eu l’idée de faire passer à l’Ouest la grande sculpture de Karl Marx à Chemnitz, réalisée par Lew Karbel. Pas autorisé à le faire, c’est par un film projeté sur place qu’il avait réalisé cette performance. Mais si dix films et trois installations occupent les trois premiers niveaux de la Konschthal pour une grande rétrospective, on le doit à l’année européenne de la culture et à l’idée de Christian Mosar de faire un échange, avec la galerie Meno Parkas de Kaunas. Celle-ci va exposer en novembre Filip Markiewicz qui avait eu droit à une première exposition monographique à la Konschthal au printemps dernier. Et à la proposition d’exposer en retour Narkevicius, la Konschthal était en terrain connu et conquis.
Un lieu idéal
Avec cette exposition, la Konschthal montre comment elle se prête particulièrement bien à une exposition multimédia. Les grandes baies rendues opaques et la disposition des lieux faits de coins et recoins sur plusieurs niveaux rompant avec les salles en enfilade d’autres musées permettent de se couper du monde et de se plonger dans les meilleures conditions dans l’œuvre. La scénographie réalisée avec des acteurs locaux, le cabinet d’architectures eschois 2001, veille justement à multiplier ces havres de paix. Elle accompagne même la pièce la plus emblématique de la manière qu’a l’artiste de se jouer de l’histoire. Au troisième niveau, l’un des cubes en bois qui accueille les projections est de travers, comme renversé. C’est un indice. A l’intérieur, on s’assoit au sol contre une paroi penchée et on lève la tête au-dessus de soi pour découvrir la vidéo d’une très anachronique et festive érection d’une statue de Lénine. C’est en fait le simple procédé technique consistant à passer à l’envers les enregistrements vidéos du déboulonnage fondateur de l’indépendance lituanienne, auquel il a assisté en août 1990, qu’emprunte l’artiste pour faire réfléchir au fait que l’après n’est pas très différent de l’avant.
Cet après est notamment marqué par des taux d’alcoolémie, de suicides et dépressions énormes. Et l’avant connaissait aussi ses troubles rendus invisibles par la propagande. C’est ce que rappelle „Into the Unknown“, dans lequel des images de la télévision est-allemande vantent les capacités industrielles du pays. Sur des images de fabrication de radios, ce n’est pas la voix off originelle qu’on entend, mais la voix censurée d’un film tchèque des années 60. Il évoque les dépressions endurées par les habitants du fait de la peur, des privations et de la coercition qui étaient le pain quotidien dans le système soviétique.
Ce sont des images du KGB que le sculpteur de formation utilise sur un grand écran au rez-de-chaussée pour rappeler justement ce flicage permanent. On ne s’en rend pas compte tout de suite, mais les images d’une fête illégale du début des années 70 à laquelle on assiste sont non pas la documentation d’un moment de libération, mais bien plutôt de l’identification de personnes subversives pour le pouvoir. Un groupe joue à l’oreille des morceaux de l’opéra rock „Jesus Christ Superstar“ composé par Andrew Lloyd Webber en 1971, dont le disque a été introduit illégalement en Lituanie. De la musique ne nous parviennent que quelques bribes métalliques. Et on comprend à l’intérêt appuyé pour les visages des spectateurs plutôt que celui des musiciens que ce n’était pas le principal intérêt du réalisateur.
Folklore et nostalgie
Dans l’arrière salle du rez-de-chaussée, „Revisiting Solaris“ (2007) est caractéristique de l’art qu’a Narkevicius de monter des histoires parallèles. Dans l’adaptation à l’écran par Andreï Tarkovski en 1971 du roman de science-fiction polonais, écrit onze ans plus tôt, l’acteur principal est lituanien. Il s’appelle Donatas Banionis. C’est lui qui joue l’astronaute en mission sur une station spatiale autour de cette étrange planète Solaris, dont l’océan a le pouvoir de faire revivre des personnages disparus. L’artiste a emmené l’acteur dans la tour de télévision de Vilnius et lui a fait jouer une partie du dernier chapitre du roman, qui ne figure pas dans le film. Il y ajoute des images des caves du KGB à Vilnius lors de leur découverte dans les années 90 ainsi que des photographies réalisées en 1905 par le peintre symboliste Mikalojus Konstantinas Ciurlionis, prises à l’endroit exact où Tarkovski filme l’océan baltique pour simuler l’océan de Solaris. C’est le rapport de force entre le pouvoir colonialiste de l’Ouest dénoncé en filigrane par le livre et un Est fantasmé qui apparaît ainsi sous un nouveau jour.
En 1945, quand la Lituanie fut occupée par l’Union soviétique, des habitants ont pris le maquis, se réfugiant dans les bois, de sorte que les forêts autour de Vilnius avaient été interdites à la population, pour empêcher tout ravitaillement. La forêt se vivrait désormais à travers les contes et un passé folklorique dont les habitants ne sont pas sortis aujourd’hui, niant le bond moderniste qu’a fait leur pays. C’est à travers un film 3D du dernier cri, qui vaut visuellement absolument le détour, coproduit par la Konschthal, que le sculpteur raconte cette passion triste. Le film évoque la jeunesse bourgeoise du début du 20e siècle qui se réunit dans un parc romantique et se complaît dans des croyances archaïques. Avec cet artiste lituanien de 58 ans, le passé est un plat qui se mange froid.
Infos
„Anachronisms“ de Deimantas Narkevicius.
Jusqu’au 15 janvier 2023.
Visite guidée gratuite tous les samedis de 15 à 16 h.
www.konschthal.lu
- Un livre sur le colonialisme récompensé – Le choix de l’audace - 14. November 2024.
- Trois femmes qui peuvent toujours rêver: „La ville ouverte“ - 24. Oktober 2024.
- Une maison à la superficie inconnue: Les assises sectorielles annoncent de grands débats à venir - 24. Oktober 2024.
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können.
Melden sie sich an
Registrieren Sie sich kostenlos