Littérature / L’homme à côté de ses pompes
Un écrivain (fictionnel) vivant loin de tout accepte de participer à un ouvrage collectif célébrant les cent ans du Grand Prix du Roman de l’Académie française, un autre, bien réel, lui, passe la nuit dans l’Africa Museum, ancienne vitrine du projet colonial belge: „Portrait de l’écrivain en chasseur de sanglier“ et „King Kasaï“ explorent, chacun à sa façon, nos différentes manières de faire face aujourd’hui aux erreurs collectives du passé.
Ça commence par un dialogue de sourds dans les règles de l’art: écrivain domestique dont le quotidien consiste à ramener sa fille Louise à et de l’école – le pacte avec sa femme étant qu’entre ces deux rendez-vous quotidiens, il a tout loisir de travailler à son œuvre –, François Korlowski, le narrateur-auteur du décapant „Portrait de l’écrivain en chasseur de sanglier“, écoute d’une oreille distraite son éditeur Jean-Bastien lui parler d’un projet qui ne l’intéresse guère, lui qui n’accepte jamais les commandes: „D’une part, j’ai des convictions et, d’autre part, une femme qui m’entretient.“
C’est pour cela qu’il ne comprend guère les divagations de Jean-Bastien sur Dupond et Dupont, dont il ne saisira le sens que bien plus tard, ses sens ne se mettant en alerte que quand il apprend que son confrère et rival Ravissand participe bien, lui, au projet. Ce dernier, c’est l’Académie française qui en est l’instigatrice: pour célébrer les cent ans de son prestigieux Grand Prix, elle souhaite publier un bel ouvrage – la sorte de bouquin qu’on offre pour Noël mais que personne le lit jamais – censé rendre hommage aux cent lauréats annuels, l’idée étant d’associer, à chaque auteur, un écrivain contemporain qui le présenterait, lui et son œuvre couronnée. Ce qui titille son orgueil, François, c’est qu’on ait donné Pierre Michon à Ravissand.
Rassuré surtout qu’on ne veuille pas lui refourguer l’abyssal Joël Dicker, piqué dans sa vanité – l’Académie française, ça n’est pas rien, il passera d’ailleurs une grande partie du roman à raconter à ses voisins qu’il bosse pour la prestigieuse institution, sa vantardise l’amenant à dépenser, avant même qu’on ne le lui ait versé, tout son cachet en saucisses lors d’une scène de barbecue hilarante qu’on vous laisse découvrir –, il acceptera bien volontiers son auteur, Chateaubriant avec un t donc, à ne pas confondre avec celui, plus connu, avec un d, qui donna son nom à un morceau de viande, voilà donc pourquoi son éditeur parlait tout à coup des Dupond et Dupont de Hergé.
Enthousiasmé par son nouveau projet, qui lui tient soudain énormément à cœur, il commence par acheter le roman couronné, „La Brière“, et on l’observe alors entre séances de travail acharné pendant lesquelles il se débattra avec le style vieillot de son auteur, dont on voit bien qu’il s’efforce de l’aimer pour la pure et simple raison qu’affirmer que Chateaubriant avec un t n’est pas terrible équivaudrait aussi à admettre que lui-même, qu’on vient donc d’associer à cet écrivain, est un bien piètre scribe, et tentatives d’intégration dans la communauté rurale où, loin du milieu parisien, il essaie tant bien que mal de sympathiser avec les ploucs du patelin, dont un voisin conspirationniste qui tient à l’emmener à la chasse au sanglier et un autre que sa femme appellera le „Madoff de la saucisse“, qui l’arnaquera en lui extorquant, on l’a vu, tout son cachet.
Le Madoff de la saucisse
Au fur et à mesure que le récit progresse, l’on se dit qu’il y a anguille sous roche (la réaction de son éditeur, qui lui demande s’il est vraiment sûr que cet auteur lui convient, celle des clients dans une librairie où il rachètera le roman après que, de toute vraisemblance, celui-ci lui a été volé par un sanglier) et que notre narrateur aurait mieux fait de googler son auteur sur-le-champ. Car sans trop vous en dire, le parcours biographique de Chateaubriant lui aura valu une apparition dans un texte de Céline – un des textes de Céline écrit après que celui-ci ait mal tourné, on s’en sera douté.
Se retrouvant soudain dans la position impossible de devoir ou bien jeter l’éponge ou alors défendre un auteur indéfendable, se faisant alors l’avocat du diable à une époque où on les lynche tous ensemble, diables et avocats, François fera tout, mais vraiment tout, pour que sa situation devienne encore plus inextricable quand une journaliste qui l’obsède commence à vouloir le dépeindre comme faire-valoir d’une nouvelle extrême-droite.
Se situant entre „Le Voyant d’Étampes“ d’Abel Quentin, pour sa thématisation de la cancel culture et de la façon dont un mâle blanc s’empêtre dans des questions qui le dépassent à cause d’une vision du monde trop conformiste, et „Démolir Nisard“ d’Éric Chevillard, pour sa relecture ironique et critique d’un auteur oublié à juste titre, „Portrait de l’écrivain en chasseur de sanglier“ est extrêmement drôle, narrativement bien ficelé et bourré de références – le „roseau penchant“ –, même si le ressort de l’ironie dramatique sur lequel s’appuie le roman est un tantinet prévisible.
Au-delà d’un portrait ironique d’un écrivain qui en est réduit à se frotter malgré soi à la réalité de son époque et dont l’enfermement dans sa tour d’ébène rurale l’amène à bien des problèmes – la scène de la partie de chasse en rappelle une autre, plus inquiétante encore, dans le très drôle dernier roman de Tomer Gardi, „Eine runde Sache“ –, le roman de Kierzkowski est aussi un plaidoyer pour un peu plus de nuances dans un monde qui commence à en manquer cruellement: „Curieuse décision, devenue presque habitude, consistant à gommer nos erreurs plutôt que de les expliquer“, écrira François dans son texte final sur Chateaubriant, sorte d’éloge paradoxal émaillé de références aux péripéties qu’il vient de traverser, avant de continuer: „plutôt que de déchoir des œuvres et déboulonner des statues, pourquoi n’en érigerait-on pas à la gloire de l’erreur?
De beaux romans et de grandioses statues rappelleraient au monde que certains hommes illustres ont été un jour en dessous de tout. Pour éviter toute méprise, chaque modèle à ne pas suivre serait représenté jambes et pieds nus, pantalon et chaussures rangées en retrait: symbole de l’homme à côté de ses pompes.“
Entre la déchetterie et la vitrine
Sans le savoir, notre narrateur apporte une réponse possible à la question qui taraude Christophe Boltanski alors que celui-ci, au petit matin, contemple les sculptures propagandistes d’Arsène Matton, sculptures censées montrer les effets bénéfiques de la colonisation, symbolisant la Belgique et son roi apportant bien-être, civilisation et protection aux autochtones.
Au contraire de tant d’autres œuvres jugées problématiques depuis que l’ancien „Musée du Congo belge“ a été rebaptisé, rénové et décolonisé en „Africa Museum“, les œuvres de Matton, à cause d’arguties juridiques, n’ont pas pu être reléguées sous terre, dans un caveau „transformé en débarras, à mi-chemin entre la déchetterie et la vitrine“, où gît l’inconscient colonial de tout un pays: „Depuis le début des travaux [de restauration], les responsables du musée ne savent pas comment s’en débarrasser. Ces statues célèbrent tout ce contre quoi ils prétendent dorénavant lutter. A défaut de les déplacer, ils ont d’abord cru pouvoir les neutraliser. Comment? Par des ajouts. C’est un moyen comme un autre pour se débarrasser de ce qui gêne. Quand on ne peut pas écarter un importun, on le noie dans la masse.“
Après le très beau „Quand tu écouteras cette chanson“, où Lola Lafon racontait sa nuit passée au musée Anne Frank, Christophe Boltanski prend la relève et passera la nuit à l’„Africa Museum“ – le musée colonial belge, communément appelé musée Tervuren, installé sur un ancien domaine de chasse du roi Léopold II, qui ne s’était jamais rendu lui-même au Congo et qui y avait fait installer, dans le cadre de l’Exposition universelle bruxelloise de 1897, une „vitrine“, une „sorte de dépliant géant“, un „Congo miniature“ avec „trois villages nègres“ où, pendant deux mois, 267 hommes, femmes et enfants devaient mimer, loin de leur villages natals et à peine après avoir débarqué au pont d’Anvers, leur vie quotidienne de là-bas, ce zoo humain servant autant à amuser la galerie qu’à faire démonstration de l’étendue du pouvoir du roi des Belges.
Sept d’entre eux dépériront de la grippe ou d’une pneumonie. C’est par leurs sept noms que Boltanski nous fera entrer dans sa nuit, c’est par la tombe vide de Sambo, Zao, Ekia, Pemba, Kitoukwa, Mibange et Mpeia, commémorés aussi dans un très beau poème de l’écrivain luxembourgeois Tom Nisse, que nous entrons en terre postcoloniale, avec cette question qui obnubile l’auteur: comment montrer de façon critique cette collection dont l’existence même témoigne d’une honte millénaire, celle du colonialisme?
Tâtonner dans le noir
Pour l’aborder, cette question, Boltanski a plusieurs vecteurs d’entrée – la description de l’Exposition universelle d’abord, l’évocation de sa passion d’enfance pour Tintin ensuite, qu’on retrouve donc après les Dupont et Dupond de Kierzkowski et que Boltanski voit aujourd’hui comme „parfait administrateur colonial“, qui a des phrases comme „Je vais vous parler aujourd’hui de votre patrie, la Belgique“ (d’ailleurs, Hergé n’a lui non plus jamais été au Congo et a trouvé toute son inspiration au palais de Tervuren: „Tintin n’explore pas un pays, mais son appartement-témoin“), le récit, interrompu puis repris, d’une lignée familiale, celle des Boekhat, qui condenserait presqu’à elle seule toute l’histoire coloniale du Congo.
Ainsi, leur tout dernier représentant, parti combattre les soldats fidèles à Lumumba, rêvant peut-être d’un Katanga blanc, employé par Moïse Tshombe, qui a fait sécession dès le lendemain de l’indépendance du Congo, soutenu qu’il était par les sociétés minières, disparaîtra des annales familiales au bout de péripéties aussi rocambolesques qu’infâmes, dans lesquelles Boltanski voit l’accomplissement d’une tradition raciste et colonialiste: „Il forme avec ses ancêtres une série de poupées russes, parfaitement identiques, qui s’emboîtent les unes dans les autres. Il s’inscrit dans un ensemble sans savoir qu’il est la dernière figurine, la plus petite, la plus insignifiante, celle qui ne s’ouvre pas et débouche sur rien.“
Mais il y a aussi, heureusement, des contre-récits critiques comme „Heart of Darkness“ de Joseph Conrad („je pars moi aussi sur les traces d’un Kurtz“, écrit Boltanski), des auteurs comme Mark Twain, Anatole France ou Arthur Conan Doyle qui dénonceront après Conrad les „atrocités commises au nom du roi des Belges“, ou encore sa propre expédition au Congo, relatée dans son livre „Minerais de sang“ – comme si les couches historiques et littéraires lui permettaient moins de défléchir l’horreur que de la contextualiser, de l’intégrer dans un métarécit d’une abjection prise dans les mailles de l’analyse intellectuelle.
Ces récits secondaires viendront se greffer sur celui qu’il fera de sa nuit au musée, dans lequel il entre par le sous-sol, comme si on ne pouvait s’y rendre qu’en intrus: comme pour le château de Kafka, celui de Léopold se présente „sous la forme d’une énigme. On ne peut y entrer que si on y est déjà. On ne pénètre dans ce lieu de tous les secrets que de l’intérieur. Plus exactement, par en dessous.“
Dans ce „dédale piranésien“, il rencontrera des maîtres et serviteurs, des conquistadors ayant assujetti des millions d’êtres humains. Ces derniers sont figés dans des postures d’innocence ou de violence, esclaves ou tueurs, ces statues ayant jadis, comme l’indique un panneau, fait partie de l’exposition permanente: „Elles témoignent des préjugés et stéréotypes profondément ancrés qui ont contribué au racisme dans nos sociétés modernes.“
Prenant à rebrousse-poil de tels lieux communs et autres lapalissades, le récit de Boltanski questionne les mots, les interroge – quand il écrit „ethnographique“, il précise qu’il devrait rajouter des guillemets à l’adjectif avant de concéder qu’il „en faudrait à chaque mot“ –, dégage, sous leurs signifiants creux, toute une couche, une généalogie du colonialisme, relativisant le récit officiel de ceux qui, sous des dehors de décolonisation, prétendent délivrer le lieu „de ses préjugés et de son lourd passé“. Car, se demande Boltanski, „un monument peut-il être réécrit comme un palimpseste? Peut-on modifier l’identité d’un lieu tout à la gloire de ses fondateurs?“
Par moments, on pense à Éric Vuillard et sa „Sortie honorable“ tant la lecture de certains faits historiques révolte – mais là où chez Vuillard, l’ironie est toujours palpable, dont il a besoin pour arriver à réécrire l’ignoble, Boltanski, chez qui la colère se mêle à l’incrédulité, reste plus factuel, ce qui ne rend que plus révoltant certains passages. „‚Statues en dépôt’, lit-on sur le mur, comme si leur emplacement n’était que provisoire. Expression d’un doute? Fruit d’un compromis bancal?Je ne suis pas le seul à tâtonner dans le noir.“
À la fin de sa nuit, Boltanski évoque les profanateurs et déboulonneurs de statues et leur tâche qui, un peu comme celle qui occupait le narrateur de „Démolir Nisard“, dont le but était d’écrire un livre qui fasse que plus personne ne parle plus jamais de Désiré Nisard, un critique universitaire médiocre et réactionnaire (or, avant qu’il ne s’attelle à la tâche, ce même Nisard était mort, enterré et oublié), consiste à d’abord rendre visible ce que plus personne ne voyait pour ensuite mieux le détruire: „En dégradant, ils ressuscitent. Ils raniment d’anciens idoles oubliées, fondues dans le mobilier urbain, qui étaient devenues à peine plus visibles que des panneaux de signalisation ou des abribus.“
S’il est nécessaire de faire voir ces „idoles oubliées“ fondus dans le décor et que le geste de les détruire est fort, d’un point de vue synchronique, l’historiographe sait les dangers qu’il y a à faire table rase du passé, peu importe le bienfondé des raisons. Alors, pourquoi ne pas mettre à la place, comme le suggère le narrateur de Kierzkowski, de „grandioses statues“ avec des modèles „jambes et pieds nus, pantalon et chaussures rangées en retrait“ pour rappeler au monde „que certains hommes […] ont été un jour en dessous de tout“. Et qui se qualifierait mieux qu’un Léopold II défroqué pour symboliser l’homme à côté de ses pompes.
Info
„King Kasaï“, par Christophe Boltanski, Éditions Stock 2023, Coll. „Ma nuit au musée“, 160 pages, 18,50 euros
„Portrait de l’écrivain en chasseur de sanglier“ par Jean-François Kierzkowski, Mialet Barrault 2023, 240 pages, 19 euros
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