Littérature / L’intense semaine de James Joyce à Luxembourg
Lors d’un séjour d’une semaine à Luxembourg en août 1934, l’écrivain irlandais James Joyce a écrit un télégramme, huit lettres et cinq cartes postales. C’est assez pour l’historien de la littérature Gast Mannes pour en tirer une exposition et un ouvrage, qui font aussi bien l’histoire de l’œuvre de James Joyce que celle du tourisme à Luxembourg.
C’est un séjour qui, au mieux, figure en note de bas de page chez les biographes de l’écrivain irlandais, et le plus souvent, n’est même pas mentionné. Et pourtant, ces sept jours qu’ont passé James et sa femme à Luxembourg en août 1934, suffisent à composer un livre illustré de 320 pages qui vient compléter la connaissance de l’artiste. Pour ce faire, l’historien de la littérature Gast Mannes s’appuie sur le télégramme, les huit lettres et les cinq cartes postales que ce dernier a rédigés à Luxembourg entre le 16 et le 24 août. Mais aussi, bien entendu, sur de multiples autres sources pour imaginer ce qu’ont pu être les déplacements, les états d’âme et les centres d’intérêts de l’auteur lors de son séjour à Luxembourg.
La genèse de l’exposition à la Bibliothèque nationale du Luxembourg, comme de l’ouvrage qui l’accompagne, remonte à la fin des années 80. Le collectionneur Gast Mannes acquiert auprès d’un libraire un tapuscrit de 114 pages A4, issu de la bibliothèque du château de Colpach d’Aline Mayrisch de Saint-Hubert. C’est la version anglaise d’une étude de l’œuvre de James Joyce, le travail de jeunesse d’un écrivain français, Amand Petitjean, surnommé le „Rimbaud de la philosophie“ par Gaston Bachelard en 1936, mais par la suite devenu infréquentable pour sa proximité avec le régime de Vichy durant la deuxième guerre mondiale. Il y a aussi un article rédigé à la même époque sur le court séjour de James Joyce à Luxembourg par Jean-Claude Muller et Jeannot Kettel, dans l’ouvrage „Le Luxembourg et l’étranger“. Finalement, c’est un siècle après la publication d’„Ulysses“ que l’exposition est inaugurée
Destination prisée
La venue de James Joyce doit sans doute beaucoup à Alexis Heck et à la propagande touristique dont il fut un pionnier, en placardant d’affiches vantant les mérites du pays les gares londoniennes. Dix ans avant James Joyce, le journaliste américain Maynard Owen Williams invitait les visiteurs à ne pas céder aux premières impressions: „Survive the first day and you will enjoy, and regret, your last.“ Sa venue doit aussi à la crise économique de 1929 qui fait voir dans le tourisme de nouvelles perspectives d’essor économique. Trois ans avant son arrivée, l’Union des villes et centres touristiques est créée pour faire connaître la destination au plus grand nombre.
Mais c’est aussi plus directement et trivialement aux travaux dans son appartement parisien et à la pluie belge que l’on doit son séjour. Le logement qu’il devait louer à proximité de la Tour Eiffel n’est pas prêt. Alors, il décide de partir se reposer avec sa femme, Nora, en Belgique, dans la ville thermale de Spa. Et après trois semaines très humides, le couple décide de se rapprocher un peu de sa fille Lucia qui est en Suisse et de passer une semaine dans „le plus sec Luxembourg“.
Poursuivant la contextualisation de son séjour, Gast Mannes propose d’imaginer James Joyce arriver à Luxembourg l’air un peu plus léger que celui qui était le sien au printemps. Les huit mois qui précèdent ont été marquées par le sort fait aux Etats-Unis à „Ulysses“, interdit pour obscénité depuis plus de dix ans. Le 25 novembre précédent, un juge de New York a rendu un jugement favorable à la levée de l’interdiction. Le héros, Leopold Bloom, peut désormais se masturber sous les yeux des lecteurs américains, sans que cela ne fasse plus scandale. Le Jugement „asseoit ainsi la souveraineté esthétique contre le jugement moral qui prévalait jusqu’alors“, écrit Gast Mannes dans le livre. Mais sous la pression des milieux catholiques, le ministère public fait appel. Et ce n’est que le 7 août 1934 que le premier jugement est confirmé.
C’est ainsi que James Joyce organise depuis Luxembourg et l’hôtel Brasseur, établissement de luxe à proximité du parc où il a pris ses quartiers, les prochaines étapes pour la diffusion de son livre au Royaume-Uni. Dans ses valises, il a emmené les épreuves de son prochain ouvrage „Finnegans Wake“. Les cinq cartes postales qu’il rédige restituent l’expérience visuelle qu’il a pu faire lors de son séjour. Sur l’une d’entre elles, il y à l’Alzette lors de son passage dans le Grund. Le cours d’eau figurera aussi dans un passage de „Finnegans Wake“, où Joyce tente de rendre par les mots le courant d’une rivière. „Il y a lieu de se réjouir du fait que l’Alzette, depuis des entrailles du Grund, permette ainsi au Luxembourg de figurer en bonne place dans l’un des livres phares de la littérature mondiale“, écrit Gast Mannes.
L’historien de la littérature peut s’inspirer d’autres études faites sur des passages de James Joyce en d’autres villes, et notamment à Copenhague, pour imaginer son comportement à Luxembourg, où ont dû se manifester „sa curiosité infinie“ et „la grande endurance“ d’un corps pourtant chétif. On s’intéresse également aux pensées de James Joyce, exprimées dans ses lettres. On a une idée de ses soucis du moment, comme ceux de voir les lettrines réalisées par sa fille Lucia être retrouvées par son éditeur. Gast Mannes remet dans l’exposition comme dans le livre chaque mot dans son contexte. Il propose dans l’ouvrage de courts portraits de ses destinataires, jusqu’aux sujets de discussion qui les rattachent à Joyce lors de son séjour à Luxembourg.
Avec beaucoup de patience, Gast Mannes s’attache à extirper de la fin d’une longue lettre adressée par l’écrivain à son fils le contenu de son séjour. Des „nightschool“ et „pothooks“ que Joyce réalise, communément admis comme désignant son travail sur son oeuvre „Finnegans Wake“, Mannes imagine qu’ils puissent évoquer l’école Aldringen situé à côté de l’hôtel Brasseur devant lequel l’écrivain est passé durant son séjour. Les cours en science politique et stratégie militaire qu’il évoque font penser à Gast Mannes qu’il a pu visiter les casemates accompagné par l’ingénieur Jean-Pierre Koltz. L’attraction est ouverte depuis un an au public. Et son évocation est l’occasion de parler du passé de la forteresse comme de l’exposition consacrée à Vauban cet été-là.
La BnL dans le rôle du passeur
Quant à la phrase qui donne son nom à l’exposition, „This is a lovely quiet rose-growing part of dirty old Europe“, elle pourrait évoquer le bal de la Nuit des Roses organisée par l’ASSOSS, dans une ville mondialement connue à la Belle Epoque pour ses roses. Quant au „dirty old Europe“, il pourrait faire écho au „dear dirty Dublin“ récurrent dans „Ulysses“, mais il pourrait aussi se référer au contexte politique ombrageux des années 30, la progression nazie et les rassemblements qui lui sont favorables cet été-là à Luxembourg. Mais un autre problème qui pèse sur son séjour avant de quitter Luxembourg, c’est l’état de santé de sa fille Lucia, ancienne danseuse diagnostiquée schizophrène et en traitement en Suisse, prochaine étape de leur voyage.
Gast Mannes élargit le propos en s’intéressant à la carrière de chanteur du fils Giorgio Joyce et de sa volonté d’apparaître sur les ondes de RTL. Il évoque le Luxembourg dans l’œuvre de James Joyce (et notamment l’évocation du bilinguisme dans „Finnegans Wake“), la réception de son œuvre par les journalistes et auteurs luxembourgeois ou encore le travail d’Armand Petitjean, qui sera prochainement édité pour la première fois.
Avec cette exposition et cette publication, la BNL joue un rôle de passeur, affiché fièrement par son directeur, Claude D. Conter: „Aujourd’hui, une bibliothèque n’est pas en premier lieu une place où les bibliothécaires mènent des discussions de salon avec les écrivains comme à Dublin à l’époque de Joyce, mais nous sommes le lieu où la recherche scientifique est transmise au public.“ Avec l’exposition sur James Joyce, c’est aussi l’histoire culturelle singulière du pays qui est mise en avant. „En tant que bibliothèque à la fois scientifique et patrimoniale, nous voulons montrer que l’héritage culturel a toujours été international ou naît d’un contexte international ou y agit.“
Infos
Exposition à la BnL, jusqu’au 10 septembre 2022. Entrée libre du mardi au vendredi de 10 h à 19 h et le samedi de 10 h à 18 h. Trois visites guidées par Gast Mannes: le 30 avril à 11 h en luxembourgeois, le 4 juin à 11.00h en français et le 25 juin à 11 h en allemand/luxembourgeois (inscription en ligne sur reservation.bnl.lu).
Publication: James Joyce à Luxembourg: „This is a lovely quiet rose-growing part of dirty old Europe“, édité par la Bibliothèque nationale de Luxembourg (Prix: 35 euros).
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