Art et science / L’intérêt renouvelé pour les photos de famille
Artistes, sociologues et historiens montrent un intérêt croissant pour les photos de famille qui racontent ce que les souvenirs et les archives ne peuvent pas dire, ou alors pas sans elles. Le projet éphémère Schmelz_archive à Luxembourg, l’exposition temporaire „En dilettante“ à Charleroi et le travail durable de La Conserverie à Metz démontrent cet intérêt pour les vies et photos ordinaires.
Des trésors d’histoires, de poésies, de gestes, qu’on rangerait mal sous le terme fourre-tout d’informations, sommeillent délicatement alignés dans des albums photos ou négligemment relégués dans des boîtes à chaussures. Ils suscitent la convoitise des collectionneurs, d’artistes et de scientifiques, qui y trouvent matière à réflexion et à évasion. „Ces photographies continuent d’emporter avec elles leurs récits plus ou moins avérés, mais aussi leur part de mystère, d’ambiguïté et de non-dit. Histoires parfois sans paroles, quand elles sont arrachées à leur contexte, mais au creux desquelles subsistent la force de l’image et l’émotion de l’instant“, écrit Adeline Rossion dans le passionnant catalogue de l’exposition „En dilettante“ que le Musée de la photographie de Charleroi consacre à la photographie amateur.
Cet intérêt renouvelé va de pair avec une appétence décuplée pour l’histoire et les histoires des gens ordinaires, de leur milieu et de leurs représentations du monde. „Avec leurs connaissances, avec leur sensibilité, chacune des personnes présentes ici participent à notre histoire commune. Leur regard porté sur le monde est pas moins, pas mieux que celui d’à côté“, estime Anne Delrez. C’est avec la conviction que ces photos de famille forment un bien commun que cette photographe a fondé, voilà 11 ans, „La Conserverie, un lieu d’archives“ à Metz. C’est un charmant et petit „lieu d’archives“, mais c’est aussi un laboratoire où convergent (par une bibliothèque sur le sujet), mais aussi naissent des idées pour construire de nouvelles narrations et expériences autour d’images souvent mal aimées.
L’indispensable ordinaire
Volontiers flâneur, s’écartant avec désinvolture des conventions et contraintes, „l’esprit amateur semble pénétrer par une porte dérobée dans une sphère privilégiée, non préparée à la prise photographique. Presque par inadvertance, il recompose une réalité singulière et son exploitation sémillante est à la fois conséquence et source d’émerveillement“, écrit Adeline Rossion, dans le même catalogue.
Sans les photos de Ronald Ngilima et de son fils, il ne nous serait pas donné de saisir le versant méconnu de l’apartheid et de la résistance, auquel l’historienne luxembourgeoise Sophie Feyder nous a donné accès à travers sa thèse et un livre de photos, „Commonplaces“, réalisé avec Tamsyn Adams. Pour mener à bien son travail universitaire, elle a déroulé parallèlement „une histoire des images et une histoire par les images“. Elle s’est ainsi évertuée à comprendre ce qu’était une pratique photographique à l’époque, le choix du lieu où l’on est photographié et le sens de la photo prise. Elle s’est rendue compte de l’importance du salon dans les années 50 pour cette communauté noire victime de l’apartheid. C’est une pièce d’apparat, „là où l’on ne s’asseyait presque jamais, où l’on accueillait et où on mettait en avant les plus beaux objets“. C’était une pièce depuis laquelle on s’intégrait à une économie globale, par la culture matérielle et un „environnement très moderne, fait de radio, de tourne-disques, de vinyles“, malgré la marginalisation dont on était victime.
„L’histoire à travers l’image“ consistait à regarder en quoi ces photos sont évocatrices d’une certaine expérience de la vie sous l’apartheid. Ce ne sont plus les photos posées, mais principalement celles où figuraient à la marge des personnes qui ne devaient pas faire partie de la photo qui l’intéressaient. „Cela montre une certaine réalité qui a échappé probablement à l’auteur de la photo.“ Ces photos sont, pour Sophie Feyder, des photos tout aussi historiques que celles que l’on identifie d’habitude comme telles, à savoir celles de la résistance à l’apartheid. La banalité du quotidien est une réalité tout aussi prégnante. D’ailleurs, en montrant à la fille d’une ancienne activiste connue la photo d’un garçon qui s’approche d’elle, elle l’a décrit comme étant le fils du boucher, amoureux d’elle, et a expliqué que sa mère l’envoyait à la boucherie en sachant pertinemment que le jeune garçon lui donnerait un supplément de viande. „C’est ce genre d’anecdotes que ces photos font rejaillir et qui vont contrairement à l’encontre du mythe de la maman activiste héroïque“, observe Sophie Feyder. „Il y avait la réalité économique aussi.“
La photographie permet de mettre le doigt sur des petits détails qui font tout un monde et sur des choses qui sont indicibles sans cela.historienne
La photo fixe vient souvent pallier l’absence de traces écrites et se révèle un moyen efficace pour susciter de nouveaux souvenirs. Si l’on créait une unité du souvenir qui serait le pouvoir d’évocation par centimètre carré, la photo aurait un résultat bien meilleur que le texte. „La photographie permet de mettre le doigt sur des petits détails qui font tout un monde et sur des choses qui sont indicibles sans cela.“ Pour éveiller le souvenir de différences et rivalités de classe, les images sont par exemple bien plus fortes que les mots.
Ces différences, on peut les voir sur les photos d’Afrique du Sud, mais sans doute également sur celles du Sud du Luxembourg. Au regard de son travail, l’Œuvre nationale Grande-Duchesse Charlotte a missionné Sophie Feyder pour constituer une archive permettant de retracer l’histoire de trois sites industriels d’Esch et de Dudelange à travers les traces photographiques laissées par des personnes qui y travaillaient. Par des annonces, des affiches et de plus décisives rencontres sur le terrain, elle a pu constituer une collection qu’elle a baptisée Schmelz_archive. Pour établir un fil rouge, elle a réfléchi „en termes d’occasions photographiques“, identifiant quelles photos ont été prises et pour quelles raisons. Elle a pensé que les photos de famille permettraient de remettre du féminin dans un monde démesurément perçu comme masculin. Elle en a trouvé dans celles du soudeur de Belval, Nicolas Kreitz, qui mélangent tous les motifs par ordre chronologique. „Il n’y a pas de séparation entre l’histoire avec un grand H et l’histoire au quotidien. C’est beaucoup plus représentatif de la manière dont nous vivons, nous aussi, nos vies. Il y a toujours un entremêlement de banalités et de moments plus historiques.“
Dans „Commonplaces“, Sophie Feyder mettait en miroir la collection de photos de la famille Ngilima et celles de propriétaires blancs pour mieux identifier leurs points communs et différences. Pour une publication dans le cadre du projet Schmelz_archive, elle entend réitérer cette approche comparative qui permet d’„insister sur le fait que la photographie n’est jamais neutre, n’est jamais une reproduction automatique du monde, mais trahit toujours une position sociale“. Elle a ainsi croisé les archives institutionnelles de l’Arbed, „beaucoup plus grandioses, intéressées à documenter l’énormité des sites et des produits, dans laquelle la figure de l’ouvrier passe presque complètement à la trappe“, les photos de famille, comme celles de Nicolas Kreitz, qui mettait en avant ses collègues, et d’autres archives prises par des ouvriers lors de leurs rondes de sécurité.
De l’ordinaire au poétique
En Afrique du Sud, la collection Ngilima ne parvient pas à intégrer les institutions officielles. En France, elle pourrait trouver refuge à la Conserverie d’Anne Delrez à Metz. Ce lieu d’archives a été initialement créé pour sauver les photos de famille de la destruction et leur permettre d’être à nouveau regardées. À l’origine, c’est surtout l’aspect esthétique de ces photos qui intéressait la photographe. „Maintenant, onze ans après, il passe après tout.“ Il y a une intention derrière l’acte de presser sur le bouton qui est désormais primordial. „Chacun pense appréhender la photographie à sa manière, alors qu’on a tous à peu près les mêmes images. Ce qui m’intéresse, c’est l’utilisation que l’on fait d’elle. On fait ces images pour garder une trace de soi. On fait ces images parce que ça occupe de l’espace et du temps, et une matérialité, et donc on a des preuves de nous-mêmes. On fait aussi cette photographie, certainement parce que ça fait du lien, ça raconte une histoire, ou encore parce que c’est un élément de pouvoir. Ce n’est peut-être pas anodin si dans les familles ce sont généralement les hommes qui font les photographies.
Si le critère de conservation était esthétique, on s’attarderait sur la belle image. „Et si elle est belle, c’est parce que l’appareil était de bonne qualité, qu’on le maîtrisait, que la lumière était belle, que le paysage était heureux, et alors c’est la photo bourgeoise qu’on conserve. Or, ici, j’archive tout“, poursuit-elle. Trier serait être présomptueuse. „Ai-je les connaissances historiques pour ne pas passer à côté de quelque chose pour le bien commun? Et comment vais-je juger de ce que les gens pourraient avoir envie de consulter dans les années 50?“ Les 45.000 photos couvrant 110 années de photographie qu’elle conserve sont accessibles par internet moyennant un abonnement. Chacun avec ses connaissances, sa culture et son affect peut les emmener où bon lui semble.
Il y a beaucoup à lire sur ces photographies. „La photographie, c’est faire des choix et non-choix. Inclure et exclure“, explique la maîtresse des lieux. „La façon qu’on a de raconter sa propre histoire, c’est aussi mettre dans un entonnoir. Il y a un tout qui serait la vie d’une famille et elle passe par un entonnoir, un filtre. Il y a une personne qui décide de la scène.“ Et entre ceux qui sont photographiés et celui qui photographie, il y a un dialogue que l’on peut déchiffrer ou imaginer.
On peut aussi faire un usage poétique de ces photos de famille. Et Anne Delrez excelle à emprunter ces nouvelles voies pour faire vivre la collection et susciter de l’intérêt pour elle et ce qu’elle a à enseigner. Par une analyse sérielle de son fonds, elle déniche des thématiques et lance des appels d’offre de collecte une fois par an. Le thème doit traverser tous les milieux sociaux. La dernière thématique en date fut celle d’une personne posant avec un oiseau. Elle tire de ces appels une exposition où sont mélangées les photos sans hiérarchie et ensuite une édition dans laquelle elle opère, cette fois, un tri.
Dans un même état d’esprit, Anne Delrez a déjà aussi constaté la manière de se tenir à une branche quand on est gênée d’être pris en photo dans un jardin. „La photo, c’est un outil de passation, un exhausteur de goût, il participe au patrimoine gestuel d’une famille. La place du corps dit plein de choses, et notamment sur la manière dont un appareil photo agit sur le corps“, analyse-t-elle.
Même les photographies en doublon ou inintéressantes trouvent un nouvel usage à La Conserverie. C’est avec elles qu’elle organise des ateliers d’écriture ou de pratique artistique, qu’elle propose aux participants de faire des faux arbres généalogiques en se choisissant des parents et en s’inventant une histoire, de découper des images pour faire des collages ou de s’approprier une image tirée au sort. Aux enfants qui viennent à la Conserverie, elle leur propose de mentir plutôt que d’inventer, et ça marche à tous les coups. Anne Delrez espère que de ce nouveau regard sur ces photos naîtront un nouveau regard sur ce monde et, avec lui, un nouveau monde. „Les jeunes gens qui sont à même d’apprécier une photographie pauvre, acceptent que la beauté se niche dans de toutes petites choses. C’est l’idée que les choses ont la valeur qu’on leur donne.“
Des lycéens en théorie éloignés de l’art, auxquels elle a demandé pour un projet d’édition de photographier l’ennui qu’ils rencontraient matin et soir sur le chemin de l’école, elle dit: „Ils ont accepté d’entendre qu’il n’y a pas que les artistes qui ont le droit de choper la vie par un bout pour passer d’une journée à une autre, qu’il n’y a aucune raison que leur vie soit plus chiante que celle de quelqu’un autre.“
Exposition „En dilettante. Histoire et petites histoires de la photographie amateur.“
Au musée de la Photographie à Charleroi. Jusqu’au 18 septembre.
Le très beau catalogue, éponyme, accompagne l’exposition. Coédition Musée de la Photographie-Editions du Caïd. Par Michel F. David, Anne Delrez, et Adeline Rossion. Format 23,5 x 30 cm. 400 pages. Prix: 55 euros.
La Conserverie-Un lieu d’archives, à découvrir sans tarder. 8, rue de la Petite Boucherie à Metz. Prochaine expo: Lucie Morel. Du 9 septembre au 29 octobre 2022.
Les jeunes gens qui sont à même d’apprécier une photographie pauvre, acceptent que la beauté se niche dans de toutes petites choses. C’est l’idée que les choses ont la valeur qu’on leur donne.resonsable La Conserverie – Un lieu d’archives à Metz
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