Film / Non so come stare: „Io sto bene“ de Donato Rotunno
Exploration poético-mélancolique sur l’immigration italienne, la déchirure de la séparation et les nouvelles existences qu’on se construit, „Io sto bene“, produit par Tarantula, convainc dans son entrecroisement intergénérationnel de deux existences déchues, même s’il force parfois un peu trop sur le mélo.
Un compartiment de train de la fin des années 60. Giuseppe (Maziar Firouzi), Antonio (Alessio Lapice) et Vito (Vittorio Nastri) quittent leur patelin du Sud de l’Italie pour trouver, comme tant d’autres, du travail dans une Grande Région alors unanimement prospère. Ils ne savent pas encore que leurs chemins sont sur le point de se séparer: alors que Giuseppe sera embauché en Allemagne, les cousins Vito et Antonio pensent tous deux rejoindre la Belgique, convaincus que le Luxembourg en fait partie. Une fois la confusion géopolitique résolue, ils ne s’en promettent pas moins de se revoir autant que faire se peut.
Après cette séquence initiale, le film fait un saut en avant de quelque cinquante années. L’on voit un vieil homme à la tête d’une grande entreprise de peinture partir à la retraite. L’homme tient à la main un bouquet de fleurs dont il ne sait que faire. Il se tient gauchement, un peu de biais. Il a l’air triste, désemparé, mal dans sa peau. Lors d’une fête tout en son honneur, une jeune DJ passe de l’électro contemporaine dont on se dit que ce n’est pas lui qui doit l’avoir commanditée, alors que la caméra capture, à travers une baie vitrée, un quartier en construction, avec ses grues, sa boue et ses laides maisons en forme de cubes, construites par des promoteurs qui déterminent comment et dans quoi leurs clients veulent ou doivent vivre.
Le vieil homme, qui n’est autre qu’Antonio Spinelli (Renato Carpentieri), quitte la fête et, alors qu’il fait emboutir sa voiture contre un obstacle au moment de démarrer, attire l’attention de la jeune DJ Leo (Sara Serraiocco). Ce sera le début d’un croisement de deux existences déchues, l’une en fin de parcours – après le décès de sa femme, Antonio envisage de vendre la maison et de partir vivre en maison de retraite – et l’autre en pleine période de chamboulement, puisque la jeune Leo, enceinte, vient de se faire larguer par son copain, rentré en Italie alors qu’ils avaient pourtant projeté de se lancer dans une tournée européenne.
Dans une narration qui fait se télescoper non seulement la vie de Leo et d’Antonio, mais également le passé et présent de l’histoire migratoire italienne, on suit dès lors trois parcours différents: celui de Leo d’abord, qui peine à vivre de son art, se fait insulter puis draguer puis presque violer par Paul, le barman du Rocas (Pitt Simon dans un rôle de jeune dégueulasse) puis recaler par Alan, un autre barman dégueulasse (Gabriel Boisante), qui la vire avant même qu’elle ne commence son boulot, parce qu’entre serveurs crapuleux, on se serre les coudes. Celui du vieil Antonio ensuite, qui observe avec mélancolie l’existence qu’il s’était méticuleusement construite se désintégrer pour se substituer aux cours tai chi et autres fadaises des maisons de retraite („ils m’emmerdent avec leurs maisons de retraites“, dira-t-il alors qu’il se recueille sur la tombe de sa femme). Et celui du son jeune alter ego enfin, qui, de jeune maçon dormant dans un dortoir aux côtés d’autres migrants, exploité et sous-payé par des Luxembourgeois pas qu’à moitié xénophobes, se construit peu à peu son propre empire.
S’il y arrive, c’est notamment grâce au soutien (moral et logistique) de Mady (Marie Jung), une jeune Luxembourgeoise qui s’entiche de ce bel Italien et qui, têtue, brave tous les obstacles ou interdits, assez nombreux pour décourager la plus audacieuse des amantes: les parents de Mady voient d’un mauvais œil que le jeune homme ne parle que peu le Luxembourgeois, les deux amants ont, au départ, du mal à communiquer dans leurs langues respectives, le microcosme des Italiens immigrés, condensé dans le café Rossi, fonctionne selon d’autres lois que celui des Luxembourgeois („laisse-moi faire les choses à mon rythme“, dira Antonio) – et puis, Antonio a tout un passé, voire un présent italien qui viendra le rattraper.
Insieme cogli altri Italiani, abbiamo costruito il Lussemburgo
Parfois, le film enfonce un peu les portes ouvertes, soit qu’un personnage dise ce que le film a d’ores et déjà montré (dès le départ, on nous répète par deux fois que les deux jeunes ont confondu le Luxembourg et la Belgique, comme si on craignait que le spectateur ne l’eût pas compris), soit qu’il surjoue un tantinet ses émotions (le vieil Antonio dans sa voiture après son départ à la retraite). Parfois aussi, il s’enfonce un peu dans le mélo, surtout à cause de l’accélération, sur sa fin, de la résolution de la situation de Leo, qui paraît un brin manichéenne – le mec la largue, le vieil homme la console un peu, et au bout de deux trois phrases, elle se laisse convaincre de se rabibocher et avec son amant et avec sa mère. La communication entre les générations et les sexes est ici dénuée de problématiques, le courant entre celui qui, dans le passé, disait avoir „trouvé quelqu’un pour repasser ses chemises“ pour parler de son amante, et la jeune et farouche Leo passe, un premier malentendu évacué, un peu trop vite.
Plus convaincante, et plus touchante aussi, est la relation entre Mady et Antonio, dont les disputes („italiano di merda“, dira-t-elle à un moment, réalisant qu’elle ne connaît pas cet homme, reproduisant, dans la colère, des réflexes racistes) subsument la difficile situation hybride, la permanente négociation entre appartenance et exil, présent et passé, nostalgie et avenir, déracinement et identité.
C’est dans sa subtile imbrication des destins, qui lui permettent de traiter de la migration, que le film de Donato Rotunno convainc le plus. Ainsi, l’un des personnages projette de s’acheter une camionnette afin d’acheminer différents produits de son pays natal comme de l’huile d’olive ou du fromage. Se traduisent, dans cette entreprise, à la fois un souci économique – l’on peut se faire du pognon avec tous ces produits qui sont l’apanage culinaire de l’Italie – et un souci existentiel – car il s’agit tout autant de faire rentrer un morceau d’Italie, une partie de soi dans cette région étrangère, un peu coincée, un peu xénophobe, où il vente et il pleut toujours. Tous s’évertuent à s’adapter à cette hybridité, à ce devenir-baleine (aurait écrit Jean Portante), à accepter de laisser derrière soi une partie de soi – même si certains finissent par rentrer au bercail.
Il y a, dans le traitement de cette thématique, des scènes très réussies: puisque le cousin Vito n’est pas très futé – il ne sait pas quels mots adresser à son grand amour et s’enlise dans des cara Francesca un peu niais, ne parvenant pas à dépasser un début de lettre –, il chargera Antonio d’écrire des missives enflammées à sa dulcinée, qui se trouve aussi être la sœur de Giuseppe, avec des conséquences inattendues. C’est l’exil qui conditionne, qui appelle à cette confusion identitaire, censé leurrer la jeune Francesca en Italie, mais qui sèmera aussi la confusion sur le terrain luxembourgeois.
Arpentant le Luxembourg d’aujourd’hui, la mémoire du vieil Antonio, titillé par maint parallélisme situationnel entre son arrivée au Luxembourg et celle de la jeune Leo, se déclenche à la vue des sites de construction. Si le film reste un peu sage sur son évaluation du logement, il y a bien, dans la façon dont Antonio est vite éconduit et dans la manière dont le personnage de monsieur Schneider (Jules Werner) lui fait savoir que cette entreprise „n’est plus une entreprise familiale“ alors même qu’elle porte encore le nom de son fondateur, un rappel aux entrepreneurs, promoteurs, agents immobiliers et autres requins qui se font beaucoup d’argent sur le dos de clients endettés jusqu’au cou: ce sont ces migrants qui ont assuré la fondation de vos maisons et de vos sociétés de construction et grâce à qui vous avez pu construire tout un marché d’exploitation, avec des prix de logements devenus impayables – et ce sont ces mêmes migrants qui, arrivant au Luxembourg une génération plus tard sans savoir où vivre (comme la jeune Leo), en paient les frais.
Sortie en salles le 13 octobre.
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