Théâtre / Not So Merry Poppins: „Chanson douce“ de Leïla Slimani dans une adaptation de Véronique Fauconnet
Après „Objet d’attention“ de Martin Crimp, Véronique Fauconnet adapte avec „Chanson douce“ un autre texte sur la violence faite aux enfants, qui est aussi un roman sociologique sur la manière dont le clivage entre l’aisance et le dénuement engendre de la violence. Son adaptation pour la scène oscille entre retenue et exubérance, entre merveilleux poétique et naturalisme crade.
L’indicible est là dès le début du texte, qui commence par le double meurtre des enfants de Myriam (Katell Daunis) et de Paul (Mathieu Saccucci) par leur nounou (Colette Kieffer). C’est à coup d’analepses que le roman de Slimani, adapté pour la scène par Pauline Bayle, amène son lecteur d’une situation initiale tout à fait prosaïque, anodine – puisque Myriam décide de reprendre son travail d’avocate et que Paul, producteur qui attend surtout que des musiciens décuvent pour enregistrer leurs compositions médiocres, ne se résigne pas à jouer au père-poule, le couple décide de recruter une nounou – à cette issue horrifique, cette „nuit sans fin“ dans quoi l’annonce de l’enquêtrice plongera le couple.
C’est dans une optique d’éclaircissement – mais peut-on braquer la lumière sur l’épaisseur d’une obscurité que rien ne saurait illuminer? – que Slimani raconte (et que Bayle condense) la décision du couple d’embaucher une nounou, de faire un casting très rigoureux jusqu’à tomber sur la nounou de rêve, irréprochable au point qu’on lui fait non seulement savoir mais aussi sentir qu’elle fait désormais partie de la famille, sympathique au point qu’on lui propose de se joindre à eux pour les vacances annuelles en Grèce – l’occasion rêvée pour le couple d’avoir du temps pour soi.
C’est dans cette même optique d’éclaircissement – mais la vérité que dit ce texte risque d’être aveuglante – que Slimani dit (et que Bayle traduit) peu à peu l’irritabilité du couple envers leur nounou, qui devient une surface de projection de leur propre flemme, de leur ennui, du lent dégoût qui s’insinue face aux insipides existences bourgeoises qu’ils mènent, existences que la simple présence de Louise met en crise, dont ils découvrent avec effroi et révulsion la situation financière désespérante et qui les expose à leurs hypocrisies, leur aisance infecte, leurs refus de voir le monde et son omniprésente misère pour ce qu’il est.
C’est dans cette optique que Slimani nous montre (et que Bayle l’accompagne) le monde de Louise quand elle n’est plus chez ces enfants dont l’enthousiasme la ravive – un monde fait de dettes et de misère, un monde de l’ombre qui n’est pas sans rappeler celui de „Parasite“ de Bong Joon-ho, dont le film tisse une trame similaire et peut-être encore plus saisissante que le roman de Slimani, puisque sa mécanique narrative implacable tout comme ses enchâssements dévoilent encore plus l’engrenage infernal qu’est le capitalisme tardif pour tout individu né du mauvais côté du fric.
En regardant la pièce, je me suis rappelé la fascination de ma sœur pour Mary Poppins, reine des gouvernantes qui faisait la joie des enfants dont elle avait la garde et qui parvenait à illuminer le quotidien le plus morose d’une aura de merveilleux. (Elle en était d’ailleurs tellement fascinée que c’était, durant une époque, son film favori, qu’on devait se taper à chaque fois que c’était son tour de choisir une cassette VHR, de sorte qu’on eut atteint un moment où je n’en pouvais plus, de cette Mary Poppins et de son éternelle bonne humeur aussi contagieuse que le variant Omicron.)
Louise, la Mary Poppins de Slimani, paraît tout aussi parfaite, tout aussi enjouée, tout aussi souriante – et confirme en quelque sorte que j’avais raison de me méfier. Le lent déclin, la lente chute de la nounou dans la folie et la haine, le lent surgissement de la réalité de son dénuement, aussi, s’observent au mieux – c’est là une des forces de la pièce – à travers l’évolution des jeux auxquels la nourrice s’adonne avec Adam et Myla.
Au départ, ces jeux imaginent un terrain du merveilleux, un monde des contes où les méchants ne sont là que pour créer du suspense, pour titiller les sens, monde qui est d’abord reflété par la scénographie de Christoph Rasche, qui montre d’abord le réenchantement d’un quotidien bourgeois par l’inventivité des gosses et de leur nourrice – pour preuve, cet arbre aux fruits énormes qui fait de l’ombre au salon ou encore cet écran où des gribouillis d’enfants sont transcendés en œuvre artistique – pour éclaircir ensuite, dans un recoin, le taudis vers quoi retourne Louise une fois les enfants de bobos sauvés de leur ennui.
Entre émerveillement de l’enfance et taudis du monde adulte
C’est ce recoin qui nourrit des jeux de plus en plus sombres, comme quand Louise transforme les enfants en chiens qui s’arrachent en grognant un „vieux poulet“ afin de pouvoir acquérir un pouvoir magique, celui de savoir tout sur tout, Louise intégrant de plus en plus, dans ces jeux de make-believe, ses propres craintes, son désespoir et ses frustrations. C’est là que se mesure de façon ostentatoire l’irisation de la folie dans laquelle la pauvreté et les clivages sociétaux la plongent.
C’est par là que Slimani tente, sans y réussir toutefois pleinement, de rationaliser l’irrationnel d’un tel geste – car comme Pierre Bayard l’a montré dans „Œdipe n’est pas coupable“, le désir de tuer son enfant (car pour les massacrer, ces enfants, Louise doit les voir un peu comme siens) demeure l’un des derniers tabous de notre société alors même que c’est un sujet mythologique pérenne – on n’a qu’à penser à „Médée“, bientôt adaptée au Grand Théâtre par Rafael David Kohn, ou à Cronos dévorant ses enfants.
L’une des particularités de l’adaptation de Pauline Bayle est le fait d’avoir condensé le roman en neuf personnages, dont trois principaux, et de vouloir que ces neuf personnages se distribuent sur trois acteurs, qui se métamorphosent donc du tac au tac, la mutation la plus radicale étant, au-delà du fait que la meurtrière incarne également l’enquêtrice qui entame et conclut la pièce, celle qui fait que le mari Paul joue aussi la jeune Mila et que Myriam et Adam soient interprétés par la même actrice.
Le changement à la fois abrupt et fluide entre le rôle interpelle d’abord, puis finit par lasser un chouïa, faute à un jeu qui par moments tire par trop vers le caricatural, les acteurs surjouant parfois pour montrer les clivages entre les différents rôles qu’ils incarnent (pour Katell Daunis et Mathieu Saccucci) ou les différentes humeurs (pour Colette Kieffer, un brin over the top à force de changer du tac au tac entre rage, désespoir et bonne humeur).
C’est par cette binarité, hélas, que la mise en scène pèche parfois, puisque, une fois le code, le langage de la pièce assimilé, la mise en scène se contente, parfois de manière assez mécanique, d’appliquer ses dichotomies, épuisant ses (bonnes) idées à mesure que la narration progresse.
On oscille ainsi entre merveilleux et prosaïque, entre propreté bourgeoise et taudis crasseux, entre enthousiasme enfantin et flemme adulte, entre hypocrisie bobo et honnêteté des démunis et, dans ce jeu de contrastes, se perd ce surgissement de l’indicible, se perd peut-être ce moment où s’ouvre la brèche de la folie et où se dit l’urgence qu’il y a à colmater au plus vite cette brèche entre l’élégance aveugle du salon bourgeois et le réel de la pauvreté. Et cela est peut-être dû au fait que cette pièce s’adresse, après tout, plus aux bourgeois qui ronronnent dans les fauteuils rouge sang du TNL qu’à ceux qui, au dehors, pourraient la ressentir dans les replis de leurs corps épuisés, cette urgence.
Info
„Chanson douce“, de Leïla Slimani, mis en scène par Véronique Fauconnet, coproduit par le TOL et le TNL. Musique: René Nuss. Mise en mouvement: Gianfranco Celestino. Assistante à la mise en scène : Elena Vozarikova. Durée: 90 minutes
Prochaines représentations aujourd’hui, demain et mardi prochain à 20 heures, dimanche à 17 heures.
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