Littérature / OD California: „The Shards“ de Bret Easton Ellis
Œuvre-somme qui est à la fois le roman le plus intime et le plus angoissant de Bret Easton Ellis, „The Shards“ enchâsse le portrait d’une Amérique blanche ultra-huppée dans un récit coming of age qui vire assez vite au roman d’horreur à faire pâlir de jalousie et d’effroi un Stephen King, Ellis montrant conjointement que, dans la machinerie sérielle, la littérature a son rôle à jouer.
Premier roman de l’enfant terrible des lettres américaines depuis „Imperial Bedrooms“ (2013), annoncé aux abonnés de son podcast comme une sorte d’autobiographie et faisant suite à „White“, son anthologie d’essais controversée, „The Shards“ („Les éclats“) est un délicieux livre-piège dans lequel Ellis multiplie, avec ses nombreux cliffhangers et sa lente construction d’un univers romanesque cohérent, les clins d’œil à l’écriture sérielle, se réappropriant avec brio des codes narratifs qu’on associe aujourd’hui plutôt aux plateformes de streaming, rappelant ainsi que ce type de fiction tire de fait son origine du roman-feuilleton dont l’auteur reprend formellement les traits.
Si c’est un livre-piège, c’est d’abord parce que „The Shards“ commence par disséminer malicieusement tous les marqueurs d’une autofiction alors qu’on se rend compte assez rapidement qu’il n’en est pas une: son narrateur s’appelle Bret Ellis, qui nous fait plonger pendant quelque 600 pages dans la vie intime de son jeune avatar, âgé alors de 17 ans.
Au-delà de travailler – mise en abyme oblige – sur un premier roman, „Less Than Zero“, qui est donc aussi le tout premier roman de Bret Easton Ellis, le jeune Bret, inscrit en terminale au prestigieux lycée privé Buckley, passe son temps à zoner à travers Los Angeles en bagnole(s), à consommer des sédatifs (beaucoup) et de la cocaïne (un peu), à cacher (assez mal) son homosexualité à ses amis et à sa copine Debbie, à se branler, à fréquenter le gratin hollywoodien lors de fêtes huppées (l’on y rencontrera donc notamment Mel Gibson et Sharon Stone) et à aller au cinéma.
C’est là, lors d’une des premières projections de „The Shining“, que tout, dans le roman, aura commencé par basculer: du cool nonchalant de l’adolescence aux angoisses de l’âge adulte, de l’autobiographie au roman d’horreur, des frontières nettes à un constant floutage entre réalité et fiction, tout se passe en effet comme si la salle de cinéma opérait comme un seuil de transgression ontologique à la fois pour le narrateur, l’auteur et ses lecteurs.
La fin du pantomime
La plongée dans l’horreur s’opérera pourtant graduellement, par paliers de compression, pour ainsi dire: car tout ce qui s’y passe, dans les faits, au ciné, c’est que Bret y verra un jeune homme splendidement beau, qui laissera sur lui une impression durable. Peu après, l’arrivée en terminale de Robert Mallory, un nouvel élève charismatique au passé trouble, chamboulera d’autant plus le microcosme stable constitué par Brett, sa copine Debbie et ses meilleurs amis Susan Reynolds et Thom Wright que le Trawler, un mystérieux tueur en série qui s’adonne à des meurtres rituels nauséabonds, et les Riders of the Afterlife, une secte inquiétante qu’on aurait tort de qualifier trop vite de „junior-level Manson stuff“, commencent à s’immiscer de plus en plus dans le quotidien de la jeune bande.
Restituant avec un sens du détail impressionnant le quotidien de jeunes ados très gâtés matériellement mais complètement abandonnés par des parents ou bien indifférents, ou alors constamment en villégiature en Europe, un peu comme s’ils avaient pris trop au sérieux le titre du premier film de Jim Jarmusch, „Permanent Vacation“, ou encore aux prises avec leurs problèmes d’adultes dépressifs, alcooliques, toxicomanes, mythomanes, adultérins ou divorcés, quand ils ne sont pas tout ça à la fois, comme le fait Terry Shaffer, le père de Debbie, sorte de closet gay en mode Weinstein, „The Shards“ fait un peu penser à cette belle métaphore que trouva David Foster Wallace pour décrire le postmodernisme littéraire, disant que le postmodernisme, c’était un peu comme si vous étiez ados, que vous organisiez une énorme teuf le soir du départ en weekend de vos parents et que tout le monde y prenait d’abord son pied – jusqu’à ce que les trous de brûlure dans le canapé et autres flaques de vomi se multiplient et que vous finissez par souhaiter que vos parents retournent.
Sauf que, dans l’allégorie de Foster Wallace, les parents ne reviennent jamais. Chez Bret Easton Ellis, l’allégorie ne sert pas (que) comme métaphore pour décrire sa littérature – c’est aussi et tout simplement le triste monde solitaire évoqué par l’auteur.
The fuzzy realm of simply not caring
Si l’on a parlé de livre-piège, c’est encore parce que rien n’y est tel qu’il paraît, à commencer par l’homosexualité refoulée de bien des personnages qui, en ce milieu et à cette époque, n’avaient pas d’autre choix que de se dire hétéros, quitte à faire le malheur de partenaires délaissées et mal aimées: là où la prise de substances illicites est plus que tolérée dans ces hauts milieux hollywoodiens – si Bret traverse le roman sous sédatifs, sa copine Debbie, comme pour marquer encore la différence entre eux deux, ne manque pas une occasion pour prendre un ou plusieurs rails de coke –, l’orientation sexuelle est contrainte par un milieu en fin de compte très réactionnaire.
Au-delà de l’homosexualité refoulée et de cette nécessité de ne rien laisser paraître de ses émotions et de sa fragilité, qui force tout un chacun à jouer la comédie – le roman est par ailleurs truffé de métaphores filmiques – et à noyer ses émotions dans l’abrutissement de la coke ou l’indifférence du Valium – le narrateur parle de „numbness“, du „fuzzy realm of simply not caring“ –, il y a, aussi et surtout, l’énigme autour du personnage central de Robert Mallory.
Car malgré qu’on partage d’emblée la méfiance du narrateur envers le mystérieux nouveau, les amis de Bret n’arrêtent pas de lui dire qu’il voit des choses qui ne sont pas là, qu’il est constamment à la recherche d’un drame qu’il inventerait de toutes pièces, lui-même admettant que c’est sa personnalité d’écrivain, entre voyant et parano, qui fabrique peut-être le réel plutôt que de l’observer.
C’est là que le roman est le plus fort: dans ce jeu de chat et de souris auquel s’adonnent Bret et Robert, seuls peut-être à vouloir percer la façade du réel, seuls à lire différemment le monde qui les entoure, le lecteur se demandera assez vite qui est le plus parano des deux. Mallory est-il vraiment lié au Trawler, comme le pense Bret? Ou y aurait-il quelqu’un d’autre, comme lui le pense, à l’observer? Et si toute cette méfiance de Bret n’était due qu’au fait qu’il voit à quel point Malory fait lentement voler son monde en éclats, Ellis décrivant avec brio comment ce personnage entourloupe les autres, son narrateur le posant comme l’un de ces démons ou bien machiavéliques ou encore simplement joueurs, qui réussissent à sortir le monde de ses gonds en un tour de bras, Malory nous faisant parfois penser à une version jeune et plus naïve de V.M. Varga, ce monstrueux escroc incarné par David Thewlys dans la troisième saison de „Fargo“.
Nous leurrant d’autant plus facilement que le lecteur a tendance à croire un narrateur quand il se confond (partiellement) avec son auteur biographique, „The Shards“ nous confronte assez tardivement avec l’hypothèse d’un narrateur indigne de confiance, une perche que l’auteur nous tendait pourtant d’entrée de jeu tout en sachant qu’on l’ignorerait.
We get what we get
Tout au début, Bret, se méfiant de Robert, se met à le suivre. Se sentant pris en chasse, Mallory réussira, par un tour de passe-passe, à retourner la donne et le suivra, lui, cette scène déterminant à jamais la configuration entre les deux, qui voient peut-être l’un dans l’autre des projections de leurs propres angoisses et échecs – car dans le monde huppé de Buckley l’homosexualité de Bret n’est-elle pas considérée par d’aucuns comme bien plus monstrueuse que les agissements du Trawler, dont bien peu d’élèves se préoccupent, choyés et isolés qu’ils se croient dans leurs richissimes demeures?
Enfin, „The Shards“ est un livre-piège parce qu’une fois qu’il vous a happés, vous n’en sortirez pas indemnes: certes, il y a quelques descriptions de trop sur les virées en bagnole du narrateur, au point qu’on a parfois l’impression de lire une version littéraire d’un itinéraire Google Maps; certes, d’autres passages ressemblent un peu trop aux pages mode d’un magazine des années 1980; certes encore, l’esthétique de la torpeur d’Ellis, cette indifférence de zombie accro au Valium, dont il nous révèle ou feint de révéler l’origine à la toute fin du roman, peut parfois virer à l’autopastiche.
Mais ces écueils minimes ne réussissent pas à ternir cette œuvre-somme qui vous glacera le sang, lynchienne dans son évocation tranquille et presque neutre d’une horreur absolue, mais aussi dans sa description d’un monde lisse, sans aspérités, où l’essentiel est de continuer à jouer la comédie, même quand c’est dans une tragédie qu’on a atterri.
Car quand on réalise enfin que tous, dans ce roman, se construisent des récits de vie plus ou moins proches de la vérité, des récits servant surtout à préserver leur vision du monde et d’eux-mêmes, l’on réalise que la véritable horreur, c’est peut-être le réel dans toute sa nudité, débarrassé des oripeaux des fictions que nous (nous) inventons ou des substances qui nous permettent de nous en cacher.
Car ce qui fait encore plus peur que les histoires que nous nous racontons pour faire peur, c’est le constat du vide, du manque de cohérence de l’univers: „Thom didn’t deserve this“, écrit Bret assez tard dans le roman. „But then, I thought, as the fear started overriding my sadness: who deserved anything? We get what we get.“ Dans cette dernière tautologie se trouve toute la vérité d’un roman dont la véritable cruauté ne se situe pas là où on pense.
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