Prix littéraires (6) / „Où les songes d’enfant à la fin se défont“: „La Treizième heure“ d’Emmanuelle Bayamack-Tam
Couronné par le prix Médicis, „La Treizième heure“ poursuit les questionnements de genre, d’identité au sein d’une vie passée dans des communautés sectaires qu’Emmanuelle Bayamack-Tam avait déjà soulevés dans son précédent „Arcadie“. Portrait au vitriol d’un monde qui court à sa perte, vibrant hommage à la poésie, analyse méticuleuse des relations toxiques qui bien souvent gouvernent les vies familiales, „La Treizième heure“ est aussi et surtout un hommage mélancolique à l’altérité dans une société hétéronormative.
Déçu par son grand amour pour une „femme à bite“ qui lui a brisé le cœur au point qu’il aurait pu en mourir s’il n’y avait pas eu la petite Farah, tout juste née au moment de la rupture, Lenny Maurier décide de transcender son deuil amoureux en énergie positive en créant, avec l’aide de sa voisine octogénaire, la communauté inclusive des treiziémistes, secte toute entière vouée à la rébellion contre le capitalisme ainsi qu’au chant de ces nourritures terrestres que sont les grands poèmes de la littérature française et dont le quotidien est fait de „messes poétiques, d’ablutions rituelles“, de tout un „décorum“ de „vie mystique“ à la fin de laquelle sonnera, si tout va comme Lenny l’a prévu, la Treizième heure nervalienne.
Pour ses disciples, des paumés comme le monde en produit de plus en plus, dont le „vœu secret“, selon Farah, serait „l’inexistence“ tant la vie leur paraît douloureuse et éprouvante, Lenny „tient lieu de tout – de père, de mère, de coach, de confesseur, de gourou, de cerveau“. Cela est d’autant plus vrai que depuis la pandémie, les gens semblent avoir encore plus besoin de combler de sens leurs vies menées dans ce que le sociologue Gilles Lipovetsky appelle „l’ère du vide“.
Sa jeune fille Farah – la première et la dernière à prendre la parole dans ce roman polyphone qui voit se succéder trois narrateurs et narratrices – l’idolâtre d’abord, prônant sa gentillesse, son charisme, son empathie, qualités dont il disposerait malgré des parents dépressifs, mesquins, égoïstes et un frère aîné qui en aurait hérité, de ces traits de caractère parentaux.
Pourtant, alors qu’elle grandit dans cette secte, choyé par un entourage qui voit son père comme le messie, Farah, dont l’esprit scientifique semble s’aiguiser au contact comme répulsif de l’occultisme plus ou moins de guise dans les rituels initiatiques ou autres séminaires de „déparasitage psychique“, commencera à comprendre, au seuil de l’adolescence, que son père, qui a toujours enseigné les bienfaits de la vérité, n’a jamais été honnête avec sa fille quand elle le questionnait sur sa mère, qui serait partie peu après sa naissance et qui tantôt s’appellerait Sophie, tantôt Hind.
Lenny aurait vécu avec elle une relation passionnelle mais très courte, sans réussir à expliquer pourquoi elle les aurait quittés si peu après sa naissance de Farah. Avec cette découverte, vient celle de son propre corps et le constat d’un pseudo-hermaphroditisme dont Farah se demande s’il n’aurait pas déclenché la répulsion, puis la disparition de sa mère.
„Mais le monde n’en chantera pas moins“
Après Chloé Delaume („Le cœur synthétique“) et Christine Angot („Le voyage dans l’Est“), Emmanuelle Bayamack-Tam est la troisième autrice d’affilée à se voir attribuer le prix Médicis – un fait assez remarquable dans un paysage littéraire français qui, en général, préfère encore couronner des hommes. C’est aussi la troisième fiction d’affilée à préférer le fond sur la forme: rappelons que le Médicis était un des rares prix littéraires français à oser, dans le passé, récompenser de la littérature formellement aventureuse comme „Terminus radieux“ d’Antoine Volodine, „Fuir“ de Jean-Philippe Toussaint, „Idiotie“ de Pierre Guyotat ou encore „Naissance d’un pont“ de Maylis de Kerangal.
Car si le style de Bayamack-Tam, qui publie aussi des romans noirs au style encore plus oral sous le nom de Rebecca Lighieri (que nous recommandons d’ailleurs chaudement), est heureusement bien plus abouti que les romans formellement très plats de Delaume et d’Angot, il n’en est pas moins qu’en dépit de nombreux passages dont la beauté vient de l’honnêteté et du sens de la formule de ses narrateurs, les points fort de „La Treizième heure“ se situent ailleurs, de sorte qu’on peut affirmer (sans que cela ne constitue ici un jugement de valeur) que le Médicis préfère dorénavant, à l’avant-garde formelle, une avant-garde sémantique, touchant à des sujets tabous et féministes – après la solitude relationnelle et le désir d’une femme vieillissante et les rapports incestueux au père, voilà un roman sur l’identité transgenre dans un „monde straight“, raconté à travers trois perspectives, celles de Farah, de Lenny et de Hind, suivant un arc chronologique linéaire tout en opérant par analepses qui permettront de lire les événements-clés du récit selon plusieurs perspectives, permettant de voir que la vérité est une affaire de point de vue – c’était, à l’époque, un des enjeux majeurs du modernisme littéraire.
Si Emmanuelle Bayamack-Tam prend son temps (le roman, d’une longueur de 500 pages, se dévore néanmoins comme une série Netflix – l’art et la plume de l’autrice tout comme la particularité de son univers remédiant au fait qu’il ne s’y passe, en fin de compte, pas grand-chose d’autre que les habituelles ruptures et cœurs brisés), c’est que, d’un côté, elle laisse à ses trois narrateurs le temps qu’il faut pour raconter, chacun, son histoire et son point de vue sur des événements dont, à fur et à mesure qu’on avance dans le roman et que les perspectives se multiplient, on mesure la complexité.
Sans doute faut-il choisir entre aimer les hommes ou les connaîtreune des trois narratrices du roman
Le doute est mon royaume
D’un autre côté, elle y brasse des sujets aussi différents que l’identité transgenre, l’altérité, les sectes, les relations familiales compliquées, l’écologie, l’amour („Ce que je découvre avec Sélim, c’est que l’amour n’a rien à voir avec l’amour“[1]), le désir et la passion („j’ai préféré la passion au bonheur – et pour être banal, ça n’en est pas moins tragique“), la jalousie et l’envie, les regrets et la douleur („J’ai raté ton enfance, Farah, je n’y étais pas. Mais j’ai aussi raté la mienne car je n’y étais pas davantage“) et les déceptions qui s’accumulent au fur et à mesure qu’on avance dans l’existence: „Sans doute faut-il choisir entre aimer les hommes ou les connaître“, conclura Farah, dépitée de voir à quel point le commun des mortels s’aligne esthétiquement sur des goûts fades, normatifs, préférant les valeurs sûres à toute extravagance.
C’est, au-delà d’un roman sur les identités trans, en quoi il peut rappeler le récent „Blutbuch“ de Kim de l’Horizon, couronné par le Deutscher Buchpreis, un livre sur l’altérité et son rejet, traversé de personnages que la société considère comme malades et qui ne refusent de guérir – car, comme le dit Lenny, „je ne veux pas guérir si guérir signifie m’habituer à la laideur, à l’égoïsme et à l’indifférence“.
Dans un monologue touchant et honnête que Hind, dont Lenny et Farah n’ont cessé de pointer la froideur et la cruauté, adresse à sa fille, elle n’y va pas par quatre chemins, qui propose à Farah de se retrancher d’un monde qui ne veut pas d’elles de toute façon. „Car il est temps que tu le saches, si tu ne l’as pas compris par toi-même: ce monde ne veut ni des femmes à bite ni des enfants intersexué·es. […] Le monde est straight ma chérie, autant que tu t’y fasses, ou plutôt non, ne t’y fais pas et entre en dissidence, comme ton père.“
„La Treizième heure“ est un hommage vibrant à la poésie dont est fait le monde et que recueillent des auteurs comme Nerval, Baudelaire, Aragon ou Agrippa d’Aubigné, c’est un roman beau, mélancolique et triste sur le désir, „qui est finalement notre grande affaire à tous“, sur l’amour, „qui dure entre six mois et deux ans quand il n’est qu’un état et pas qu’un sentiment“, sur la différence entre „ceux qui aimeront toujours sans ménager leur peine et ceux qui ne disposent que d’un tout petit capital, juste assez de carburant pour la mise à feu mais plus rien pour assurer ensuite la navigation spatiale“, et sur la raison pour laquelle, souvent, les premiers, „cœurs innombrables“, s’éprennent „des cœurs secs“ – car „les doux, les tendres et les cœurs purs se feront toujours avoir par les grands fauves“. C’est aussi, finalement, un roman sur les innombrables possibilités qu’il y a d’être humain – et sur la façon dont la plupart d’entre nous les laissent en jachère, ces possibilités.
[1] Les trois citations entre parenthèses proviennent de la voix narrative de Hind.
Info
„La Treizième heure“ d’Emmanuelle Bayamack-Tam, P.O.L. éditeur, 512 pages, 22 euros
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