Anthropologie des dancings de la „Grenz“ / Pistes de danse et de réflexion
Après avoir étudié le milieu afro de la région parisienne pour l’obtention de sa thèse, l’anthropologue Laura Steil consacre désormais ses notes et ses entretiens à la compréhension de ce qu’aller au dancing à la „Grenz“ dans les années 60 voulait dire pour les danseurs et disait de la société.
S’intéresser aux loisirs, au divertissement, c’est enquêter sur des activités qui ne sont pas considérées comme aussi centrales que le travail ou l’engagement social, mais qui sont pourtant vectrices de comportements et de valeurs révélateurs d’une société. Quand on s’intéresse en particulier aux danses populaires et aux enjeux qui entourent leur pratique, on découvre des lieux où peuvent se reconfigurer les normes et les interactions sociales, voire même des espaces d’ascension sociale que la société n’offre pas ailleurs. Les danseurs peuvent y gagner „un sentiment d’agentivité remplaçant une mobilité sociale plus objective“, comme l’observe Laura Steil dans son livre „Boucan“ (publié aux Presses universitaires du Midi en septembre 2021), au sujet de son exploration au long cours du milieu afro de la région parisienne.
C’est un espace-temps intéressant pour réfléchir à la façon dont se construisent les gens en société, comment par un investissement dans des espaces-temps qui paraissent de pur loisir, divertissement, il se passe en fait des choses extrêmement sérieuses pour la construction des individus, du tissu social, de la société et de ses normes.anthropologue
Ce riche ouvrage qui est le prolongement d’une thèse obtenue en 2015 à l’Ecole pratique des hautes études de Paris, rappelle toute la richesse conceptuelle de la science de l’homme en société qu’est l’anthropologie, tant il regorge de références, mais aussi la capacité de cette discipline à nous immerger dans des mondes étrangers, quand ils ne sont pas engloutis. Son ouvrage est de ceux qui viennent „combler un vide, car ils mettent en lumière des réalités restées dans les angles morts des écrits en sciences sociales, nourrissent des réflexions qui sommeillent, et éveillent l’envie d’engager la conversation scientifique“, relevait en novembre la prestigieuse revue „République des idées“ à son sujet. On peut être d’autant plus ravi que Laura Steil déploie les outils de sa discipline dans la commune de ses ancêtres, que l’anthropologie est le parent pauvre des sciences humaines et sociales au Luxembourg.
„Espaces de respiration“
Dans le cadre de son projet de postdoctorat „Dancing Esch“, elle continue à s’intéresser à des „moments de sociabilité musico-dansés“, en jetant cette fois son dévolu sur les lieux de danse particuliers (les dancings), d’un quartier en priorité (la „Grenz“), cette fois à une époque révolue, celle des „longues années 60“ qui débordent sur trois décennies et qui sont les bornes temporelles du réseau de recherche transnational Popkult60, auquel appartient le C2DH de l’univeristé du Luxembourg et dans lequel se déploie le projet.
Le dancing à Esch est „un espace-temps intéressant pour réfléchir à la façon dont se construisent les gens en société, comment par un investissement dans des espaces-temps qui paraissent de pur loisir, de divertissement, il se passe en fait des choses extrêmement sérieuses pour la construction des individus, du tissu social, de la société et de ses normes.“ Ces endroits nommés Hein, Viola, Bernardo, Astoria, Rossi, Dickrechs Théid, avaient la double particularité d’être des lieux de sortie nocturne et de se trouver près d’une frontière. Soit deux occasions d’embarquer le fertile concept de liminalité cher aux anthropologues dans sa réflexion. „Les études anthropologiques sur la religion ou sur la nuit ont beaucoup travaillé sur la manière dont une société établit ses normes et autorise des espaces de respiration où certaines formes de subversions et d’inversions de ces normes sont autorisées de manière rituelle.“ Les mondes de fête y appartiennent. Et le fait que la rue d’Audun était dans une zone frontière, où on observe en général déjà un flottement sur les règles à appliquer et celles qu’on peut transgresser, renforce ce caractère.
Entretiens et reconstitutions
Elle a pris pour point de départ le quartier de la „Grenz“, parce que la rue d’Audun est l’„épicentre des bals à partir du début du XXe siècle“. Se concentrer sur un quartier, c’était pouvoir y déployer une approche microhistorique. „D’abord, je cherche à reconstituer qui fréquentait les dancings, comment les gens se distribuaient selon les différents lieux, ce que ça représentait pour les gens de sortir dans ces endroits-là.“ Elle a exploré les archives, qui, pour les années concernées, sont ni abondantes ni faciles d’accès. Elle a surtout recouru à la matière première des anthropologues, à savoir les entretiens et les observations empiriques.
Pour faire de l’histoire orale, les candidats et candidates ne manquent pas. „Dans l’après-guerre, il y a vraiment eu une sorte d’âge d’or des bals, et beaucoup de personnes résidentes à Esch depuis cette époque, s’en souviennent, en parlent et éventuellement ont rencontré leur conjoint dans ces lieux-là. Il y a énormément d’histoires sur ces bals à la frontière, racontées dans les familles, y compris par des personnes qui ne les ont pas connus, des enfants, des petits-enfants. C’est une espèce de mythe d’Esch.“
Tandis que dans „Boucan“, elle décrivait le milieu afro au présent, là il s’agit de reconstituer par les témoignages ce qu’ont pu être ces bals dans le passé. Son travail ne coupera pas à une réflexion sur la mémoire atmosphérique. „Il y a un discours nostalgique très présent dans la population eschoise qui a été en contact avec ces bals. Mais, quand on demande des informations concrètes, qu’on montre par exemple les quelques photos d’archives qui existent à des sorteurs avérés, ils ne sont pas forcément capables d’identifier le lieu“, rapporte l’anthropologue. Le lieu dans lequel Marcel Schroeder a pris une série de huit photos en 1960 (notre illustration) n’a ainsi toujours pas été formellement identifié. „Au sujet d’une ambiance répétée tous les week-ends avec énormément d’affect, de sensations liées à des musiques, de corps à corps, d’enivrement des corps et de la fête, les gens se souviennent avec plaisir de ces sensations et vont exprimer une émotion forte, en disant que c’étaient leurs meilleures années, mais aux questions sur des éléments concrets: où était la porte, comment étiez-vous habillé, quelle était la configuration des lieux, quel était votre titre préféré, beaucoup de gens ont du mal à répondre avec précision.“
Les historiens ont appris à exploiter autant qu’à se méfier des témoignages oraux. L’anthropologue dispose des observations de terrain pour confronter paroles et actions. Elle fait même de cette différence un sujet de réflexion. „Les gens ne mentent pas forcément, mais ont une représentation d’eux-mêmes et de ce qu’ils font qui n’est pas toujours les faits. Il ne s’agit pas d’invalider l’un ou l’autre, mais de décrypter la relation entre les deux, et comprendre ce que ça dit de leurs valeurs, de leurs aspirations.“ Des reconstitutions de soirées dansantes, par l’entremise de groupes de danseurs de swing, n’ont pas seulement pallié à la faiblesse des archives visuelles. „L’idée était de voir si, lorsqu’on remet des gens dans une certaine ambiance avec de la musique qui évoque ces années-là, l’on voit quelque chose ressortir dans les dynamiques relationnelles, les configurations spatiales, qui permettrait de donner des indications sur ce à quoi ressemblait ce passé.“
Dans ces reconstitutions, les participants avaient plutôt fréquenté les années 70. „Les gens dont l’expérience serait plus centrale ne sont plus tellement en mesure physiquement d’aller en soirée“, observe Laura Steil. Mais elle les a retrouvés dans les thés dansants organisés à destination des seniors. Elle y a participé avec la complicité du service senior de la ville. Elle observait le répertoire à la fois musical et dansé, notamment celui proposé par un des artistes les plus populaires de cette génération, Jeannot Conter. Elle y faisait des connaissances en vue d’entretiens.
Laura Steil était dans le rôle bien connu des anthropologues de l’observatrice participante, consistant à vivre „la situation de façon banale et normale“. Les notes de terrain sont prises le plus vite possible après l’événement, qu’elles dépassent largement en temps consacré. Il s’agit de documenter des expériences en détails, de disposer de tranches de réalité qu’on peut décortiquer, analyser, auxquelles donner du sens en les replaçant dans un contexte. L’important est de décrire empiriquement, vraiment ce qui s’est passé, de manière à ce que quelqu’un d’autre puisse reconstruire la scène en relisant les notes. Les émotions et sensations de la chercheuse peuvent aussi y être consignées et nourrir de futures questions pour les entretiens. On peut prendre aussi des notes chronologiques par lesquels on décrit un déroulement, en balayant l’espace ou le temps. Les notes sont d’autant plus exhaustives qu’on ne sait pas au début ce qui sera important.
Deux univers pas si différents
Au fil de sa recherche, Laura Steil a découvert qu’il n’y avait pas que la danse qui reliait le milieu afro-parisien du début des années 2000 et le milieu ouvrier eschois des années 60. „Ce sont deux univers complètement différents dans le sens où démographiquement ce ne sont pas les mêmes personnes, pas la même époque, pas la même musique, pas les mêmes danses“, constate-t-elle d’abord. „Mais cet espace-temps des bals de la frontière est aussi fortement lié à l’histoire de l’immigration au Luxembourg et traversé par des dynamiques de classe sociale.“ Dans son travail sur le milieu afro, elle décortiquait les dynamiques de construction de soi et de distinction, au sein de populations minorisées, souvent d’origine sociale modeste. Ce sont des logiques similaires qui se jouaient à la „Grenz“. „On observe des dynamiques similaires sur la manière dont ces lieux servaient à ces processus de construction identitaire, de construction de sa distinction, mais aussi de transgression de certaines barrières sociales ou ethniques.“
Si dans le premier cas, elle s’intéressait à des danseurs aspirant à devenir artistes, à la „Grenz“, il s’agit de gens qui sortent et pour qui la danse est une forme d’interaction ordinaire, et une échappatoire, „un moment un peu suspendu en dehors des structures lourdes qui nous ramènent vers le bas“. Par contre, les musiciens et les chanteurs étaient dans une autre optique et leur vie est bien mieux documentée.
La fin des danses à deux
Les enjeux sont multiples, le sujet est vaste. Dans le cadre du projet Popkult60, qui s’intéresse justement aux transformations culturelles à une étape-clé de la mondialisation, elle s’intéresse à la grande rupture qui s’opère dans la deuxième moitié des années 60, avec la fin de la période longue de la danse à deux – de la valse au tango plus intimiste en passant par le paso doble – et l’arrivée des danses individuelles. Cela crée une scission générationnelle entre ceux qui ont appris à danser à deux et ceux qui ne l’ont jamais fait. On observe notamment un remplacement des orchestres par des „cover bands“, des musiciens qui s’habillent comme les artistes transnationaux populaires dont ils jouent les morceaux populaires auprès de la jeunesse. Puis vient la généralisation de l’utilisation des disques, soit par jukebox ou par un disc-jockey, et l’apparition des discothèques, lieux unigénérationnels au contraire des bals auxquels ils font concurrence.
On est dans un contexte résolument urbain, avec cette connotation urbaine de l’industrie et du travail en usine, mais on est aussi dans un espace où l’interconnaissance est au niveau élevé de la ruralité.anthropologue
Laura Steil s’attendait à constater également des changements spectaculaires en termes de mœurs. „Il existe toute une littérature sur les années 60 dans les grandes villes, qui évoque la révolution sexuelle, les mouvements étudiants, … en fait ce n’est pas du tout ce type de changement qu’on peut percevoir dans ces lieux de sociabilité“, observe-t-elle. D’ailleurs, Esch-sur-Alzette en tant que ville industrielle de taille modeste a connu un développement particulier que l’anthropologue doit encore situer dans la littérature abondante en la matière pour les villes et les campagnes. „On est dans un contexte résolument urbain avec cette connotation urbaine de l’industrie et du travail en usine, mais on est aussi dans un espace où l’interconnaissance est au niveau élevé de la ruralité.“
Il se pose malgré tout des questions de genre qu’éclairent la manière dont se déroulent les entretiens, avec des hommes qui racontent comment on invitait une fille à danser et les manières de se montrer galant, poli, gentleman – tandis que les femmes sont en retrait ou absentes. En somme, „si on est une femme bien, on n’a pas trop de souvenirs de ces soirées-là“. Laura Steil cherche à comprendre quand exactement les parents ont cessé d’accompagner leurs filles au dancing et dans quelle mesure la mixité des écoles a changé quelque chose dans les sociabilités nocturnes. Mais les réponses claires se font attendre.
Il se pose aussi des questions sociales dans la fréquentation des bars. Le Hein est souvent décrit comme étant plus classe, fréquenté par davantage de Luxembourgeois. Le Bernardo était son pendant italien, et les clients pouvaient aller de l’un à l’autre. Par contre, le Viola, avec une pension d’ouvriers au-dessus, avait une clientèle très italienne et plus prolétarienne.
Etrange familiarité
Si l’anthropologue doit rendre l’étrange familier et le familier étrange, le public qu’elle observe peut aussi faire de même avec elle en retour. C’est en tout cas l’expérience vécue par Laura Steil dans le milieu afro et à Esch. L’enquête dans le milieu afro découlait de ses intérêts cultivés depuis ado et de ses sociabilités. Or, „du fait que je suis blanche, que je me suis positionnée en tant que chercheuse, que j’étais perçue comme étant plutôt de classe moyenne, on m’a rappelé régulièrement mon extériorité sur des enjeux de classe et de race“. Par contre, à Esch, ville de son grand-père paternel qu’elle n’a fréquentée que pendant les week-ends et vacances, elle qui a grandi à Bruxelles, l’adoption est forcée. „Il suffit de dire le nom de mon grand-père, ce qu’il a fait comme métier. Que je le veuille ou non, j’appartiens. Alors que j’ai un sentiment de découverte, mais plein de choses qui résonnent avec moi, les gens ne me laissent pas ce statut d’extériorité.“
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