Artistes entre Luxembourg et Berlin / Portrait de Claude De Demo: „Montrer que les femmes faisaient face à un problème systémique“
Après avoir été comédienne résidente durant 23 ans dans de nombreux théâtres allemands – Schauspiel Köln, Schauspielhaus Bochum, Schauspielhaus Frankfurt ou au Berliner Ensemble, la comédienne Claude De Demo écrit et interprète sa première pièce, #motherfuckinghood, un uppercut par lequel elle dénonce un système sociétal nocif sur le point d’exploser, ainsi que les tabous et mythes relatifs à la maternité.
La lumière se rallume. On entend des souffles, des expirations. Les corps se remettent en mouvement, doucement. Une voix de femme murmure à sa voisine: „Que d’émotions!“ Nous sommes au Berliner Ensemble. Claude De Demo vient de sortir de scène, après une nouvelle représentation de #motherfuckinghood, la pièce qu’elle a écrite et qu’elle interprète seule sur les planches depuis février 2024. En plein milieu du spectacle, une spectatrice s’est soudainement levée, a descendu les marches en courant pour sortir de la salle, en étouffant des pleurs. „Parfois, pendant que je joue, j’entends des femmes sangloter dans le public et mon cœur se serre … Les hommes et les femmes réagissent toujours à une même. On a eu à plusieurs reprises des hommes qui s’évanouissaient, qui tombaient de leur chaise — lors de cette scène en particulier“, explique Claude De Demo. „Lorsque quelqu’un s’évanouit, je ne continue pas avant d’être certaine que la personne va bien.“
La gestation
„Il y a trois ans, je jouais une pièce ici, au Berliner Ensemble, ,Anatomie eines Suizids‘ d’Alice Birch. Pour préparer mon rôle, j’ai lu ,Regretting Motherhood‘ d’Orna Donath. Et je me suis dit: il faut parler de cela, du fait que la majorité des femmes n’éprouvent pas d’instinct maternel et se sentent coupables de ne pas s’épanouir dans leur rôle de mère. C’est quelque chose qui m’est arrivé. Lorsque j’ai eu mon premier enfant, tout est devenu extrêmement compliqué, y compris mon métier d’actrice. Mais au lieu de m’interroger sur le système dans lequel je vivais, je me suis considérée comme la seule coupable.“ C’était il y a treize ans. Pendant une décennie, Claude De Demo vit avec le poids de la culpabilité, de l’isolation, de la honte. Le livre de Donath est une révélation. Elle parle de son désir de monter une pièce sur ces sujets à Sibylle Baschung, dramaturge en chef au Berliner Ensemble, qui se montre enthousiasme. Arrive alors le second confinement. De Demo en profite pour se plonger dans toute la littérature relative aux sujets sur lesquels elle travaille. Antonia Baum, Emilia Roig et Mareike Fallwickl deviennent ses guides. Baschung met De Demo en contact avec la metteuse en scène Jorinde Dröse. „Dröse était elle-même devenue mère et s’était éloignée du théâtre. Elle se préparait à devenir éducatrice. L’histoire typique. Avec une famille à charge, on a de moins en moins de temps, on ne peut plus composer avec les horaires de travail imposés par le théâtre. Souvent, les femmes se dirigent alors vers des métiers de moins en moins bien payés, des métiers dans le soin …“
Le projet enthousiasme Dröse, qui accepte de le mettre en scène. De Demo choisit alors de contacter les autrices dont elle a dévoré les ouvrages afin de nourrir la pièce: „Nous voulions montrer que les femmes (Baum, Roig, Fallwickl …) qui nous avaient marquées faisaient face à un problème systémique et non personnel. Nous leur avons donc demandé d’écrire chacune sur un sujet. J’y ai ajouté mon propre texte, et nous nous sommes ensuite nourries d’improvisations pour permettre à la pièce de trouver son rythme. Il y a un an et demi, nous avons organisé un atelier au Berliner Ensemble, pour lequel nous avons contacté la Dr. Allmendiger, qui était alors directrice du Wissenschaftszentrum Berlin für Sozialforschung. C’était juste avant la sortie de l’étude ,Die Vermächtnisstudie 2023‘. Lorsqu’elle a partagé les données de cette étude avec nous, le projet a pris une nouvelle direction. Il fallait inclure ces faits et chiffres dont nous ne disposions pas plus tôt, afin que les gens, et surtout, malheureusement, les hommes, ne puissent pas se dire: Encore des histoires que les filles se racontent. Car il ne s’agit pas d’opinions, mais de faits.“ Le résultat est là: De Demo est parvenue à créer un équilibre rare entre les expériences réelles, intimes et viscérales, sur lesquelles la pièce se fonde, et l’exploration de textes, théories et pensées indispensables à une analyse juste de la maternité au niveau sociétal et politique. Par ses choix dramatiques, elle tient la pièce de bout en bout, réussit à entraîner les spectateurs de tout genre avec elle, et même à insuffler humour et espoir dans ce propos aussi nécessaire que poignant.
La renaissance
Ecrire et jouer #motherfuckinghood a signé un tournant, non pas seulement dans la carrière de Claude De Demo mais également dans son développement en tant que femme et être humain. Luxembourgeoise de naissance et de cœur, Claude De Demo est arrivée à Berlin juste avant le premier confinement, avec son mari, également homme de théâtre, et leurs deux enfants. La pandémie marque une période particulièrement éprouvante pour toute la famille: „Etant donné que nos métiers ne sont pas considérés comme nécessaires, aucun système de garde n’était mis en place pour nos enfants. Mon mari et moi devions faire l’école à la maison, tout en travaillant à plein temps, car les répétitions continuaient. J’apprenais mes textes la nuit, je donnais cours à mes enfants en relais avec mon mari le jour avant de filer aux répétitions, je dormais trois heures, et ça recommençait.“ Lorsque la vie finit par reprendre un cours plus vivable, Claude De Demo peut enfin arriver à Berlin. Elle connaissait la ville pour y être venue en visite à de nombreuses reprises, mais la pandémie et le rythme incessant de travail entre théâtre et tâches familiales avait empêché toute possibilité d’apprivoiser son nouveau lieu de vie.
Toutes les circonstances des dernières années ont fait que je me suis retrouvée dans une sorte de situation d’urgence. Je suis sortie de la route que j’avais toujours empruntée, et finalement, j’ai trouvé un meilleur chemin.comédienne
Lorsque Claude De Demo peut enfin redécouvrir la ville, elle le fait avec soif et bonheur – et continue de développer #motherfuckinghood. „Toute cette période a été tellement marquante. Je ne sais pas exactement laquelle de la pièce ou de la ville m’a le plus transformée, mais je me crée mon propre chemin désormais. Je ne veux plus seulement faire ce qu’on me dit de faire, mais plutôt avancer par mon propre moteur. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai quitté le poste fixe que j’avais au Berliner Ensemble.“ Pour la première fois depuis le début de sa carrière, Claude De Demo n’est plus sous contrat avec un théâtre unique, mais actrice indépendante. „Je trouve cette décision très libératrice. Elle a été prise de manière consciente, de façon également à ce que je puisse enfin prendre le temps de vivre Berlin, de la ressentir, sans retomber dans un cercle vicieux dans lequel je finissais par ne plus comprendre qui j’étais. Cela fait cinq ans que je vis ici et je n’ai pas encore eu le temps de découvrir les différents quartiers, de voir les différents musées … Et en même temps, je dois dire que le Luxembourg commence à beaucoup me manquer. J’ai le mal du pays. Ma langue me manque, la nourriture … Je ne me sens pas déracinée ou sans patrie, je peux me créer un chez-moi ici, à Berlin, et en Allemagne, mais je ne sais pas … J’ai encore ce sentiment, qui est certainement lié à la période du Covid, où les frontières étaient fermées … c’était terrible de savoir que je ne pouvais pas rentrer chez moi.“
Si elle continue d’être étroitement liée au Berliner Ensemble, où elle se produit avec sa pièce et où elle continue de jouer d’autres répertoires, le choix de prendre son indépendance a permis à De Demo de dégager le temps nécessaire à la création de ses propres œuvres, de façon à aborder les sujets qui la dévorent et qu’elle veut pouvoir urgemment – présenter et offrir au monde. „Ecrire a été une expérience formidable. Je ne m’en serais jamais cru capable auparavant. Toutes les circonstances des dernières années ont fait que je me suis retrouvée dans une sorte de situation d’urgence. Je suis sortie de la route que j’avais toujours empruntée, et finalement, j’ai trouvé un meilleur chemin. Sans ces différentes crises, je n’aurais pas découvert cet autre chemin. Et maintenant, j’ai le sentiment qu’un champ des possibles s’offre à moi, car j’ai une envie folle d’écrire. Et de développer. Et de concevoir. Avec Jorinde, nous sommes en recherche, nous lisons beaucoup, nous avons un sujet et peut-être même déjà le matériau pour notre prochain projet. C’est génial.“
Claude De Demo sera à Luxembourg en mars prochain, pour présenter #motherfuckinghood au Théâtre des Capucins.
Série
Cet article fait partie de la série „Artistes entre Luxembourg et Berlin“, dans laquelle notre correspondante Amélie Vrla présente des artistes luxembourgeois-es vivant à Berlin.
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