LuxFilmFest / Quand la fiction annonce la réalité: „Reflection“ de Valentyn Vasyanovych
Attendu depuis sa dernière contribution au LuxFilmFest, le nouveau long-métrage de Valentyn Vasyanovych a pris une actualité terrible depuis l’invasion, il y a presque deux semaines déjà, de l’Ukraine par la Russie. „Reflection“ est un film-choc important, d’une brutalité inouïe et malheureusement très réaliste, dont personne ne sortira indemne, et qui réussit néanmoins, sans verser dans un discours niais sur l’espoir et la résilience, à laisser place à la poésie et à la beauté.
Un film peut-il changer de statut ontologique quand ce qu’il évoque commence, de façon brutale, à basculer de la fiction dans la réalité? Les théoriciens de la fiction se disputeraient à cet égard, certains prônant que peu importe les métamorphoses de la réalité, une fiction en restera toujours une quand, au moment de l’écrire, l’auteur l’a considérée comme telle.
Pourtant, il y a des cas, surtout quand il s’agit d’extrapolation science-fictionnelle, où des artistes imaginent un futur qui peu après se réalise, un futur qu’ils ont conçu non pas en lisant dans le marc du café ou en consultant un quelconque oracle, mais en tirant sur les ficelles du réel, en observant de façon lucide et sans se voiler la face ce qui se trame dans l’ici maintenant pour imaginer ce que demain nous apportera.
Un exemple choquant d’une telle lucidité se trouve dans le parcours du réalisateur ukrainien Valentyn Vasyanovych, dont le dernier long-métrage „Atlantis“ avait figuré en compétition lors de l’édition 2020 du LuxFilmFest et dont le suivant et cinquième, de retour en compétition, a toutes les chances de la remporter tant son film, qui reflète l’actualité de la guerre en Ukraine de façon plus que troublante, est une fiction (si c’en est encore une) importante, saisissante, dure, qui trouve les mots et les images justes pour dire l’aberration et la violence de la guerre tout en imaginant l’après-guerre, le difficile, voire l’impossible retour à la normale et les blessures intérieures que laisse la violence.
Mais commençons par le début, à savoir avec „Atlantis“, qui avait imaginé une guerre entre la Russie et l’Ukraine, que le réalisateur avait située en 2025 – à l’époque, ce monde restait en partie fictionnel et force est de dire que la réalité, une fois encore, a au moins dépassé la fiction en ce qu’elle, ou plutôt Poutine, n’a pas voulu attendre jusqu’en 2025 pour passer à l’acte – et à la fin de laquelle un commando traversait les zones de guerre pour récupérer des cadavres de combattants ukrainiens.
Pour son film suivant, „Reflection“, Vasyanovych imagine une sorte de prequel, plus ancré dans la réalité immédiate, puisque l’action du film se situe en 2014, au tout début de la guerre de la Russie avec l’Ukraine – rappelons que le conflit commença en effet déjà en 2014 avec la guerre du Donbass. S’il y sera aussi question de rapatrier un cadavre, l’histoire racontée dans „Reflection“ est à la fois plus poétique et (encore plus) violente.
En début de film, le chirurgien Sergiy (Roman Lutskyi) rejoint son ex-épouse Olga (Nadia Levchenkko) et Andriy (Andriy Rymaruk), le nouveau conjoint de celle-ci, alors que sa fille Polina (Nika Myslytska) joue au paintball – c’est le jeu mimétique qui reproduit, en l’esthétisant, en la banalisant, le conflit qui fait rage tout autour d’eux et qui sera évoqué dès les premières minutes, Andriy étant engagé comme soldat dans le conflit et racontant à Sergiy à la fois les horreurs des affrontements et la nécessité de défendre son pays.
Peu après que sa fille Polina lui eut demandé pourquoi il a choisi de rester en dehors du conflit, Sergiy décide de prendre les armes. Dans un paysage enneigé et sans réseau pour les guider, Sergiy et son compagnon d’infortune se perdent et tombent sur un checkpoint russe, où son ami se fait massacrer alors que Sergiy, lui, est capturé. S’ensuivent des scènes de torture atroces, qui vous retourneront l’estomac et qui amèneront Sergiy au bord du suicide.
Reconverti en médecin-marionnette taciturne pour le compte de tortionnaires russes impitoyables et devant s’occuper de surcroît de l’incinération de ses compatriotes, Sergiy y reverra Andriy une dernière fois, conclura une combine avec un soldat russe afin de pouvoir, après sa libération, s’assurer du rapatriement du cadavre du soldat et parviendra, à la suite d’une déclaration officielle au cours de laquelle il devra confesser des actes terroristes qu’il n’a jamais commis et affirmer que ses conditions de détention étaient en non-violation avec les droits de l’homme, à retrouver la liberté, réintégrant son quotidien où il devra s’occuper de sa fille et de son ex.
L’enfer sous sa peau
C’est ce quotidien qu’on suivra, accompagnant un Sergiy taciturne et muet, incarné avec brio par Lutskyi – comme on lui a interdit de parler de ce qu’il a vécu en captivité, il a choisi de se taire tout court, les mots du quotidien ne parvenant pas à recouvrir le bruit de fonds du traumatisme – dans des scènes à la fois prosaïques et poétiques, dures et touchantes: après que Polina s’est cassé le bras en tombant de cheval, le père et sa fille feront décoller un drone dans la salle d’attente de la radio.
Plus tôt, un oiseau s’écrase contre la vitre de son appartement et sa fille, attristée, réalisant que l’oiseau est mort, qui a laissé une empreinte indélébile sur la fenêtre, veut organiser des funérailles pour l’oiseau. Le parallélisme entre l’incinération de l’oiseau et celle des soldats ukrainiens est flagrant, mais le père le chasse pour expliquer à sa fille que, si l’oiseau s’est écrasé, c’est qu’il n’a pas vu la vitre, mais juste le reflet du ciel. Voir la sérénité du ciel là où n’attend que la mort: c’est là l’image centrale d’un film qui dit comment le réel posttraumatique de celui qui a vécu le pire n’est qu’un reflet qui n’arrive plus à nous abuser.
Esthétiquement plus abouti qu’„Atlantis“, qui nous avait plongés dans un univers aux couleurs invariablement sombres, „Reflection“ fait contraster les images de la première moitié du film, où prédominent le brun rouille des salles de torture, le rouge cramoisi des flaques de sang des victimes, où n’étincèle que ce morceau de verre avec lequel Sergiy essaiera, sans y parvenir, de s’ôter la vie, et la blancheur immaculée de la deuxième moitié, où il devra intégrer sa vie d’avant sans rien laisser paraître de l’enfer qu’il a traversé. La beauté de la vue imprenable de son appartement de chirurgien aisé, la blancheur comme épurée d’une scène où des enfants joyeux font la luge – tous ces images apparaissent à la fois comme miraculeux et obscènes.
Rappelant „Quo Vadis Aida?“, qui évoquait le conflit serbo-croate et le massacre de Srebrenica et qui avait remporté le prix de la compétition officielle l’année dernière, „Reflection“ est un film qui montre à la fois les horreurs de la guerre et l’impossibilité de retrouver goût à la vie d’après. Alors, quand on entend que Vasyanovych se trouve, en l’instant où vous lisez ces lignes, à Kiev, refusant de quitter son pays pour rester avec ses compatriotes, et comptant bien survivre afin d’avoir des histoires vraies, réelles, dures, à raconter par après, l’on ne peut s’empêcher qu’on aurait préféré les voir comme des fictions, les films de Vasyanovych, et non comme des sortes de films documentaires venus, au moment où il les tournait, d’un futur proche – d’un futur qui est devenu notre réalité.
„Reflection“ de Valentyn Vasyanovych, en compétition officielle: 4/5
Info
Le film est encore à voir ce soir à 20.30 heures à l’Utopia et vendredi à 18.30 heures à la Cinémathèque.
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