Exposition / Quand l’art rencontre la psychanalyse
Velázquez, Magritte, Annette Messager et Gustave Courbet réunis avec 120 autres artistes au Centre Pompidou, à quelques encâblures du Luxembourg? C’est possible et c’est au psychanalyste Jacques Lacan qu’on le doit.
Des œuvres qui l’influencent, des œuvres qu’elle inspire, des œuvres qui l’anticipent, des œuvres qui en découlent, des œuvres qui l’illustrent, des œuvres qu’elle commente. Tout tourne autour de la pensée du psychanalyste Jacques Lacan dans l’exposition que lui consacre le Centre Pompidou de Metz. Pour composer cette exposition, on imagine les commissaires – deux historiens de l’art, Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, et deux psychanalystes, Gérard Wajcman et Paz Corona, – rivaliser d’inventivité mais aussi s’arracher les cheveux pour sélectionner dans des fonds théoriquement sans fin les œuvres capables d’illustrer leur propos.
Comme l’explique Lacan à un journaliste sur la défensive dans une interview de 1957 présentée dans la partie de l’exposition qui conte la vie du psychanalyste: „La psychanalyse, dans l’ordre de l’homme, a tous les caractères de subversion et de scandale qu’a pu avoir, dans l’ordre cosmique, le décentrement copernicien du monde: la terre, lieu d’habitation de l’homme! Eh bien la psychanalyse vous annonce que vous n’êtes plus le centre de vous-même, car il y avait en vous un autre sujet: l’inconscient !“ Ainsi, c’est comme si, avec ces linguistes que sont les psychanalystes selon Lacan, pouvait se réécrire une histoire de l’art, qui cherche à trouver un nouveau sens dans cette part non maîtrisée de la gestation de l’œuvre.
Consécration muséale
L’objectif de l’exposition est à vrai dire de rendre justice à un intellectuel français majeur, qui entretenait une relation forte avec œuvres d’art, sans que celle-ci n’ait été encore jamais explorée d’un point de vue muséal. Ses contemporains et compatriotes de la même envergure internationale (Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jacques Derrida et Roland Barthes notamment) avaient été jusque-là mieux servis que lui. „Lacan a fréquenté au plus près l’art et les artistes du XXe siècle, et n’a eu de cesse dans son enseignement de puiser dans l’art de tous les temps. Il a tenu sur celui-ci des discours aussi neufs qu’insolites, qui ont su retenir, intriguer et provoquer nombre d’artistes contemporains“, affirment les commissaires.
Dans un hommage à Marguerite Duras, Jacques Lacan avait dit que „l’artiste toujours précède le psychanalyste“. Et l’une des premières œuvres que l’on nous présente à l’entrée de l’exposition, „Dormeuse, cheval, lion invisibles“ de Salvador Dalí (1930), évoque une même déférence. Le peintre surréaliste la compose alors qu’il vient d’expliquer publiquement l’usage esthétique qu’il entend faire de la paranoïa telle que définie par Freud. Dans une dédicace à Salvador Dalí de son livre „De la psychose paranoïaque dans ses rapports à la personnalité“, écrit en 1932, Jacques Lacan, alors âgé de 31 ans, dit au peintre qu’il est quelqu’un „qui m’aide à comprendre ce que j’ai défini“. Le tableau, qui fait apparaître des images doubles, est d’ailleurs lacéré en 1930 par la Ligue des patriotes et la Ligue antisémite. C’est donc une seconde mouture du tableau qu’on nous donne à voir à l’entrée de l’exposition.
Présenter „L’origine du monde“ de Gustave Courbet aura été pour les commissaires une évidence, pour la simple et bonne raison que le psychanalyste en fut le propriétaire pendant 30 ans. Le tableau n’a d’ailleurs été réellement connu du grand public qu’après sa mort en 1981, quand ses héritiers la léguèrent à l’Etat. Il l’avait installé dans sa maison de campagne, dans une loggia, et le faisait voir à ses invités, suivant une forme de rituel dominical. Il a commandé à son beau-frère, le peintre surréaliste André Masson – auquel, hasard des calendriers, le centre Pompidou consacre également une exposition –, un panneau en bois permettant de recouvrir l’œuvre, sur laquelle on en voyait une esquisse. L’ironie est que Lacan n’a jamais écrit sur ce tableau, alors qu’il renvoie immanquablement à l’œil de celui qui le regarde, lequel est pensé par Lacan, comme organe qui prolongerait le sexe par d’autres moyens – et dont le regard serait l’érection. L’exposition ne présente pas seulement „L’origine du monde“ mais aussi les autres œuvres et interprétations qu’elle a pu susciter. C’est comme cela que l’artiste luxembourgeoise, Déborah de Robertis, est présente dans l’exposition, avec une photo de sa célèbre action menée sous le tableau de Courbet en 2014.
Par contre, Jacques Lacan a étudié le „Portrait de l’Infante Marguerite Thérèse“ de Diego Velázquez, conservé au musée du Louvre et actuellement à Metz. Il avance que la robe de l’infante est si brillante pour cacher et en même temps montrer ce qui n’était pas permis, son sexe. Si on peut aussi s’arrêter devant le „Narcisse“ de Caravaggio visible habituellement au palais Barberini à Rome et peut-être se tordre comme on sait que Lacan le fit devant en 1970, pour comprendre la position du personnage principal, c’est parce que le tableau est là pour illustrer le stade du miroir, concept qui a fasciné nombre d’artistes et de cinéastes. C’est à ce titre qu’on peut voir aussi „ The false mirror“ de René Magritte, appartenant au Moma de New York.
Douze concepts clés
L’exposition est construite notamment autour de douze concepts clés. Il y a notamment celui de „lalangue“, mot inventé par Lacan pour „désigner une forme et une fonction du langage plus en prise avec ce que le psychanalyste qualifie de réel“, et qui résonne avec le travail d’artistes qui ont joué avec les mots, le double sens, le babillage, voire le langage des oiseaux.
Une section „Nom du Père“ rappelle une première fois que la pensée de Lacan accompagne autant qu’elle augure une nouvelle considération pour le genre féminin. Là, il s’agit de repenser la notion patriarcale. On découvre à ce stade notamment la vidéo de Niki de Saint-Phalle et Peter Whitehead, „Daddy“ (1973), dans un règlement de comptes psychanalytique, dans laquelle l’artiste met en scène la mort de son père. Le film controversé aura reçu le soutien de Lacan et ne sera véritablement compris qu’en 1994 lorsque Niki de Saint-Phalle rendit public l’inceste qu’elle avait subi de son père.
Dans la section „La Femme n’existe pas“, formule par laquelle Lacan disait l’inexistence d’une essence de la femme, on découvre notamment les broderies d’Annette Messager, réalisées en 1973, qui reproduisent des dictons misogynes comme „Les figues vertes et les femmes mûrissent à force d’être palpées“ et „Femme sage reste à son ménage“.
Les „portraits partials“ de Carolee Schneemann, un assemblage de 35 photographies représentant les parties réagençables à l’infini, entendaient déconstruire les archétypes de la féminité et de la masculinité. Les photos de Michel Journiac œuvrent dans le même sens. L’artiste français se travestit successivement en son père et en sa mère, avec leur complicité et non contre eux, à l’inverse du complexe d’Œdipe, dans une œuvre intitulée „Hommage à Freud, constat critique d’une mythologie travestie“.
On l’aura compris, il est beaucoup question de genre et de sexualité dans l’exposition. Mais c’est aussi là l’apport majeur de la psychanalyse d’avoir souligné de quelle manière le désir gouverne les actions humaines, parmi lesquelles figurent les créations artistiques.
Au Centre Pompidou à Metz. Jusqu’au 27 mai.
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