Politique culturelle / Quand le grand-duc et le crémant cofinancent la poésie luxembourgeoise: les assises sectorielles du livre
Les défis du secteur littéraire sont multiples: manque de visibilité à l’étranger et sur le territoire national, rémunération inexistante ou presque, écosystème encore défaillant sur bien des plans. Lors des assises sectorielles tenues à la BNL ce mardi, un état des lieux établi par Fabienne Gilbertz et deux panels animés par Sébastian Thiltges ont permis de faire un tour d’horizon rapide et dense des défis et doléances du milieu.
„La littérature luxembourgeoise est un champ de ruines et les subsides que nous obtenons permettent tout juste de panser des plaies. Ce qu’il faudrait, ce serait de tout repenser du début à la fin.“ Ian De Toffoli*, président sortant de l’association des éditeurs, n’est pas content – et il est loin d’être le seul. Lors des assises sectorielles du livre qui ont eu lieu à la BNL ce mardi matin, il s’agissait de présenter, via un état des lieux rigoureux, les défis qui attendent le secteur, puis d’écouter les doléances des différents acteurs et actrices du milieu – et, peut-être, de faire quelques pas vers ce chamboulement dont De Toffoli affirme la nécessité avec une rage et un désespoir tout raciniens.
Cet état des lieux, Fabienne Gilbertz, collaboratrice au CNL, l’a d’abord établi avec minutie puis exposé lors d’une présentation dense, au début de laquelle la chercheuse, avant de se lancer dans un tour d’horizon en six chapitres, déplora ne pas avoir reçu de réponse de la part d’un certain nombre d’acteur·rice·s du milieu: alors que le taux de participation des écrivain·e·s sollicité·e·s était de 26 sur 49, il y en eut moins de la moitié chez les éditeur·rice·s (onze sur 23) et moins d’un quart chez les libraires (trois sur 14), ce qui peut vouloir dire ou bien que les écrivain·e·s se sentaient plus concerné·e·s par la chose ou alors qu’ils ou elles disposent de plus de temps libre pour répondre à des questionnaires que les représentant·e·s des autres branches, selon la bonne ou mauvaise foi avec laquelle on voudra bien interpréter ces statistiques.
Au-delà d’un tel relevé qui permit de mesurer l’évolution du nombre de publications, avec une apogée de presque 700 livres en 2016, ou la distribution des genres sur les différents types de publication – sans surprise, les femmes sont plus représentées dans la littérature de jeunesse –, l’état des lieux permit avant tout à Fabienne Gilbertz de faire émerger six problématiques distinctes – les processus créatif et éditorial, la distribution, la littérature luxembourgeoise à l’étranger, dans les écoles, la durabilité et la surproduction et, enfin, l’évaluation axiologique.
„Eppes nieweberufflech maachen heescht net, dass een et onprofessionell mécht“ – les défis des processus d’écriture et d’édition
Sur 26 écrivain·e·s ayant répondu au questionnaire de Gilbertz, seuls quatre affirment que l’écriture est leur revenu principal, alors que dix la considèrent pourtant comme leur activité principale – un clivage qui permet de pointer vers une distinction plus fondamentale, à savoir celle, faite par Bernard Lahire, entre professionnalisation économique et littéraire. Cette dernière examine moins la source de revenus que l’implémentation de l’écrivain·e dans les structures d’un écosystème dont il ou elle participe à l’épanouissement.
Pour le dire avec les mots de Gilbertz: „Eppes nieweberufflech maachen heescht net, dass een et onprofessionell mécht – genee sou wéi et net automatesch heescht, dass een eppes professionell mécht, just well een et haaptberufflech mécht“ – n’en déplaise à certains qui n’arrêtent pas, sur les réseaux sociaux, de vilipender la quasi-totalité des écrivain·e·s du pays en leur reprochant qu’ils manquent de professionnalisme, arguant qu’ils auraient d’autres gagne-pain que l’écriture littéraire.
A ce sujet, l’écrivaine Elise Schmit précisera, lors d’un des deux panels modérés par l’enseignant-chercheur Sébastian Thiltges: „Le terme de ‚semi-professionnel‘ n’est pas très heureux. Je n’écris pas à côté de quelque chose qui serait mon métier principal, même si c’est mon deuxième boulot qui m’assure une certaine stabilité financière. Ensuite, cette idée selon laquelle seul·e l’écrivain·e indépendant·e serait un·e véritable écrivain·e est une aberration: qu’on vive de sa seule écriture littéraire est une fiction, ici comme à l’étranger.“
S’il y a des années où deux de ses pièces de théâtre sont produites par des maisons théâtrales et gagne donc assez pour pouvoir en vivre, l’année suivante sera une année dévouée à l’écriture, donc sans projets finalisés qui rapportent. „Afin que je m’en sorte financièrement, il faudrait que j’aie deux lectures par mois – car on ne gagne que peu avec la vente de livres. Or, deux lectures mensuelles, c’est résolument impossible sur un territoire aussi limité que le nôtre.“
De sorte que l’écrivaine s’est cherchée une autre rémunération littéraire fixe – elle est membre de jury du Schweizer Buchpreis. Cette activité lui a permis de découvrir un pays qui, confronté à une situation linguistique similaire et à un marché à la taille, elle aussi, assez réduite (quoique largement supérieure à celle du marché luxembourgeois), est plus bienveillant envers ses écrivain·e·s: le ministère de la Culture y subventionne sept livres par année en les dotant de 25.000 euros, ce qui permet aux écrivain·e·s concerné·e·s d’en vivre pendant deux ans – et de se lancer dans le prochain projet d’écriture.
Que la dotation des prix et autres primes soit largement insuffisante est une doléance qui va de pair avec le constat qu’ils sont nombreux, entre le ministère de la Culture, le Focuna et Kultur | lx, à ne pas se retrouver dans la jungle administrative des subventions. Pour Samuel Hamen, écrivain et président de l’A:LL, le syndic des écrivains, il importe avant tout de ne pas se contenter de ces aides et subventions ponctuelles, qu’il faudrait enchâsser dans ou alors compléter par de véritables aides au développement de carrière inscrites dans une stratégie durable telles qu’on a pu en voir chez music:LX.
Du côté des éditeurs, l’on est d’accord pour dire que les subventions, limitées à quatre titres par an, suffisent d’autant moins que le milieu éditorial s’effondrerait si les éditeur·rice·s ne faisaient pas leur boulot à titre bénévole: „Tout cela est du travail que je fais à côté, d’une main, parce que de l’autre main, je m’occupe de ma propre vie, du loyer de mon appart. Et si d’autres s’en sortent mieux, c’est parce que leurs livres sur le grand-duc ou le crémant luxembourgeois leur permettent de financer de la littérature exigeante. Pour éviter qu’il en soit ainsi, le soutien des maisons d’édition devrait être entièrement revu. Je milite depuis des années pour que les aides à l’édition fonctionnent un peu comme l’aide à la presse, de sorte qu’on disposerait d’une somme fixe calculée selon le personnel ou le nombre de publications. Ou alors, il faudrait un fonctionnement calqué sur celui du Film Fund, où l’on soumettrait des dossiers qui n’engloberaient pas juste les frais de production, mais tout, ces aides permettant dès lors de verser un salaire aux différents employés des maisons d’édition.“
„Ce serait déjà bien de commencer à ne pas mettre tout ensemble“: la distribution nationale et internationale
Les difficultés de distribution commencent sur le territoire national, soit que l’approvisionnement soit difficile – „comme on se charge souvent tout seul des différentes tâches, il arrive que je prenne ma bagnole pour alimenter un entrepôt à Mersch avec trois livres“, explique De Toffoli –, soit que la visibilité de la Luxemburgensia en librairie soit problématique.
Si le libraire Fernand Ernster fait avancer que sa librairie doit fonctionner sur un plan économique et qu’il y a moins de marge sur les livres luxembourgeois du fait de leur coût de production plus élevé, raison pour laquelle, malgré ses efforts pour mettre en avant les livres luxembourgeois, notamment dans ses devantures, il y a une limite à ce qu’il peut faire, Ian De Toffoli considère qu’il y a quand même de la marge pour mieux y rendre visible la Luxemburgensia: „Ce serait déjà bien de commencer à ne pas mettre tout ensemble, sur la fameuse table Luxemburgensia, où la littérature côtoie les livres de cuisine, les grammaires luxembourgeoises, la littérature de jeunesse ou l’autoédition.“
De manière générale, la plupart des écrivain·e·s préféreraient voir leurs sorties littéraires sur les présentoirs avec les littératures avec lesquelles elles partagent une langue – ne pas faire cela équivaut à considérer les productions locales comme de la littérature du terroir, parallèle assez problématique que fait pourtant Fernand Ernster quand il compare la Luxemburgensia au rayon de la Bavaristik du temps où il bossait dans une librairie à Munich.
Ces difficultés de distribution prennent une tout autre envergure à l’étranger, avec des éditeurs qui ont du mal à trouver des diffuseurs communs. Si les récents voyages de presse, de traduction et d’édition – un projet lancé par Reading Luxembourg et repris par Kultur | lx lors duquel différents professionnels du secteur allemand ont été amenés à découvrir le Luxembourg littéraire en amont de la Frankfurter Buchmesse – ont été salué·e·s par les écrivain·e·s, l’on regrette toutefois que ces efforts n’ont touché que le domaine germanographe.
Elise Schmit ne comprend pas pourquoi il n’y a pas une sorte de réflexe qui consisterait à immédiatement traduire les livres en allemand vers le français et vice versa. Valérie Quilez, coordinatrice internationale chez Kultur | lx, est on ne peut plus d’accord: au-delà de l’intérêt qu’elle trouve à voir comment la France, par exemple, réceptionnerait un Guy Helminger, Quilez observe que le plurilinguisme est plus un défi qu’un atout: „La partie francophone de la population passe complètement à côté des prix littéraires des dernières années, qui furent tous ou presque en allemand ou en luxembourgeois. Même la population luxembourgeoise a des préférences linguistiques et lira plutôt en sa langue de prédilection.“
Au-delà de l’impression que le travail d’export stagne depuis le départ de Jean-Philippe Rossignol, responsable littérature et édition chez Kultur | lx, Samuel Hamen déplore de concert avec Elise Schmit que le nombre de résidences disponibles soit réduit. Pour Valérie Quilez, c’est une question de timing, de kairos donc: tout comme il est important de définir les besoins de chaque écrivain·e, il importe avant tout que ce soit le bon moment pour l’écrivain·e de partir en résidence avec son projet, raison pour laquelle il importera de prendre en considération, dans le développement du réseau de résidences, la flexibilité.
Alors que Samuel Hamen évoque l’exemple des hôtels de traduction scandinaves, Sam Tanson, dans son mot de clôture, affirme être d’accord qu’il serait productif d’avoir un lieu de résidence au Luxembourg, qui favorise l’échange sur place et permettrait de s’inscrire dans une logique d’invitation bilatérale, où des auteurs du pays partiraient à l’étranger alors que le Luxembourg en accueillerait ici, pointant vers le rôle qu’aura à y jouer neimënster.
Des livres qui disparaissent: le manque de visibilité
Il est normal que la littérature luxembourgeoise ne se soit pas connue dans son propre pays puisqu’on n’en parle que rarement dans les écoles. Et quand on en parle, c’est toujours de la littérature en langue luxembourgeoise, faisant abstraction des trois autres langues d’écriture. Alors qu’il y a de moins en moins d’enseignement littéraire à l’école, l’idée d’un cours plurilingue qui ferait honneur à la richesse linguistique des productions grand-ducales paraît utopique – et cela malgré les nombreux efforts du SCRIPT ou du CNL, qui fournissent du matériel pédagogique.
Cela a plusieurs conséquences: d’un, puisque, comme le dit Gilbertz, nos lectures scolaires informent nos lectures adultes, nous avons tendance à lire assez peu de Luxemburgensia par après, et de deux, c’est une occasion manquée pour contribuer à donner une deuxième vie à un livre: figurant sur un programme scolaire, il serait non seulement réédité, mais restera d’actualité dans la tête des lecteur·rice·s.
De même, faute au déclin du journalisme culturel, il se trouve que ce sont souvent des écrivain·e·s qui recensent des livres d’autres écrivain·e·s, une pratique courante partout ailleurs, mais qu’on a tendance à considérer comme problématique au grand-duché, pour de fausses raisons de déontologie et de loyauté avancées par des gens qui ne savent pas ce qu’est la loyauté et la déontologie.
S’il me paraît clair qu’un critique a le devoir de l’honnêteté intellectuelle et donc de dire du bien d’un livre qu’il a aimé et du mal d’un livre qu’il trouve mauvais, il y a des gens qui veulent décréter une situation d’exception pour la Luxemburgensia, la mettant à l’abri des mauvaises critiques et, ce faisant, la protégeant comme une mère-poule – la mise à l’épreuve des lois impitoyables de la critique internationale n’en sera que plus dure.
Enfin le manque de visibilité de la Luxemburgensia se manifeste un peu paradoxalement dans une surproduction dont le revers de la médaille serait une disparition pure et simple du livre une fois qu’il a dépassé sa durée de vie en librairie qui, est, comme on le dit souvent en France, de trois mois.
„Quand nous préparions l’exposition sur les trente ans du Prix Servais, nous nous sommes rendu compte que certains livres étaient non seulement épuisés – il était devenu impossible de les trouver, même chez un antiquaire“, explique Nathalie Jacoby, directrice du CNL. „Cela en dit long sur notre métarécit autour du livre luxembourgeois, où les livres tombent vite aux oubliettes. Les auteurs en sont réduits à produire de plus en plus afin de rester dans l’actualité – car même une réédition ne donne pas une nouvelle actualité au livre.“
Ce manque de visibilité est quelque peu contrecarré par les recherches universitaires: outre le fait de mettre la Luxemburgensia sur la carte lors d’interventions à des colloques internationaux, la Luxemburgistik, désormais couverte par deux cursus, génère de nouvelles recherches, Jeanne Glesener, professeure associée à l’Université du Luxembourg, voyant dans les étudiants des „multiplicateurs potentiels“, qui disposeront d’outils pour analyser des œuvres et pour former une génération future, mais qui pourront aussi suppléer aux postes vacants d’un écosystème encore incomplet et dont maints acteurs, comme l’éditeur Marc Binsfeld, déplorent qu’il soit difficile de trouver des employé·e·s.
* L’auteur de cet article connaît personnellement Ian De Toffoli. Il connaît aussi plus ou moins personnellement l’ensemble des personnes qui interviennent dans cet article. Il ne va pas à chaque fois mettre un astérisque derrière, pour éviter de lester l’article de petites étoiles intempestives. Vous pourrez pourtant les mettre dans vos têtes. Les mauvaises langues y verront une nouvelle preuve à l’appui de théories conspirationnistes sans queue ni tête, d’autres un énième exemple d’un individu louche à casquettes aussi multiples que l’auteur de ces lignes envisage sérieusement une carrière dans le rap, casquettes qui lui profiteront bien sûr pour … eh oui, cui bono? Moi je ne vois pas – ce qui n’empêchera pas Diego Velazquez de s’insurger sur Twitter.
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