Théâtre / Réduire les moyens du bord, puis jouer avec
„Robert(s)“ est une pièce sur l’urgence climatique dont les mesures de production ont elles-mêmes été adaptées afin de créer une pièce de théâtre avec l’empreinte carbone la plus basse possible. C’est ludique, souvent jouissif, et ça incite à la réflexion, même si c’est par moments trop rentre-dedans.
Robert, n.m. (néologisme). Unité fictive inventée par la compagnie de théâtre Les FreReBri(des) qui mesure l’énergie produite par un athlète de haut niveau pédalant de toutes ses forces. À ne pas confondre avec le Robert des noms propres, dans lequel cette entrée pourrait figurer un jour, si l’Académie française en venait à se soucier d’écologie – et de théâtre.
Le nom de l’unité dérive d’un personnage qui, cherchant à produire sa propre énergie, conçoit puis abandonne différents projets (les études d’université en ingénieurerie: trop longues; l’exploitation d’un gisement pétrolier: un peu utopique) et qui, après avoir commencé à travailler dans une mine de charbon en Chine, vit une épiphanie climatique, décide de ne plus se déplacer qu’en bicyclette, traverse la Chine en vélo puis, une fois rentré chez lui, essaie de vivre en autonomie ou autarcie énergétique totale. Sa première expérience, couronnée de succès, résulte en une tranche de pain toasté à force de pédaler comme un forcené sur une bicyclette produisant du courant électrique.
Nombre de Roberts requis pour que la pièce Robert(s) fonctionne: 30, choisis dans le public et répartis en trois groupes, qui se relaient au cours de la pièce et qui seront chaleureusement applaudis sous l’injonction de la maîtresse de cérémonie Frédérique Colling. Notons que l’enthousiasme des Roberts à assumer la fonction de cobayes-pédaleurs pendant la représentation est fort probablement due au caractère ludique et temporellement contraint de la pièce et que ce même enthousiasme risquerait de baisser si on demandait à ces mêmes Roberts de continuer à assumer ces mêmes fonctions au quotidien.
Radicalité de Robert. Connue pour ses pièces interactives, la compagnie Les FreReBri(des), créée par Frédérique Colling, Renelde Pierlot et Brice Montagne s’est posée, pour „Robert(s)“ un défi de taille: faire face à l’urgence climatique en réalisant une pièce qui ne s’empêtre pas dans les paradoxes habituels, où le propos écologico-politique se frotte à la débauche des moyens de productions (qui n’a pas déjà vu une pièce sur l’empreinte de carbone qui, par sa production même, a augmenté l’empreinte de carbone des acteurs impliqués). Ainsi, comme l’indique le communiqué de presse, le trio Colling, Pierlot et Montagne (rejoint sur scène par Jorge De Moura, dont on avait apprécié la percussion dans „Sales gosses“) a voulu créer une pièce „ayant essentiellement recours à l’économie circulaire pour la réalisation de ses décors et costumes, limitant l’utilisation de gadgets high-tech et produisant même sa propre énergie“.
Contraintes de Robert. De cette contrainte, l’équipe fait une force parfois humoristique, la scénographie signée Peggy Wurth rappelant parfois ses œuvres d’artistes recourant à l’upcycling pour créer de la beauté à partir de détritus.
Ainsi, quand Frédérique Colling, excusant un Robert parti sauver des koalas en Australie (parfois, l’ironie pédagogique de la pièce est trop appuyée), relate à sa place l’histoire de l’île de Nauru, dont la richesse naturelle est le minerai de phosphate, elle déploie, sur son pupitre d’oratrice, une toile bleue (c’est l’océan Pacifique), raconte la genèse naturelle de l’île (la roche est constituée de fientes d’oiseau), l’installation des Nauruans (des petits bonhommes réalisés avec de la pâte à modéliser), l’arrivée des colonisateurs (symbolisés par une bouteille de bière) et la sombre histoire d’exploitation des ressources naturelles tout comme le triste sort des Nauruans victimes de l’appât du gain: eux s’enrichissent, s’endettent, se criminalisent, l’île tombe en pièces, le niveau de l’océan monte, les terres sont rendues infertiles par le sel qui s’immisce dans les nappes phréatiques.
C’est un condensé de l’histoire du néoréalisme rejouée sur une île microscopique dont le sol est constitué de fiente naturelle. Et c’est joué avec les moyens du bord – ces moyens du bord ayant été réduits, Frédérique Colling improvise un jeu avec des figurines, ressemblant tantôt à une marionnettiste, tantôt à une gamine qui s’amuse avec des figurines de jeu.
Robert en pièces. La pièce se divise en fragments scéniques, interrompus à chaque fois qu’une lumière rouge se met à clignoter – le signal que les dix Roberts devront se mettre à pédaler afin de créer les conditions énergétiques pour que la suite de la pièce devienne possible.
Ces fragments sont fort variés, chaque personnage développant pour ainsi dire son univers fictionnel propre, qui coïncide à chaque fois avec une façon différente de faire face aux défis climatiques: là où Frédérique Colling contrecarre le discours politique officiel par des récits à caractère allégorique, Jorge de Moura et Catherine Elsen transcendent cette urgence dans la musique, Catherine Elsen assurant le chant (allant du spoken word au chant tribal, modulant sa voix tantôt lisse, tantôt rauque) quand Jorge de Moura assume principalement et avec brio la percussion et la guitare – chez de Moura, tout objet devient une caisse à résonance et l’univers est tissé de sonorités possibles.
Enfin, Brice Montagne raconte sa lecture du livre-choc de Naomi Klein, relate une discussion avec son grand-père, à qui il reproche de ne rien avoir fait pour empêcher la montée du nazisme avant de réaliser que sa génération à lui est en train de ne rien faire non plus face à un danger mondial puis réfléchit sur une révolution à faire – car c’est l’organisation sociale toute entière qu’il faudra changer, constate-t-il après avoir énuméré avec minutie et avec un débit vertigineux les implications du réchauffement climatique. Ce qui choque: parmi plusieurs scénarios d’évolution possibles, même le plus clément reste indésirable.
Pourtant, poursuivra-t-il, le problème, c’est que le cerveau reptilien de l’homme fonctionne selon le principe de l’essai par erreur – et que, pour la situation présente, nous n’avons pas le droit à l’erreur. Car si Montagne implique que la solution réside dans l’action collective, il connaît fort bien cette formidable et paradoxale léthargie des hommes, qui savent bien qu’il leur faut changer quelque chose à leurs vies mais qui n’en réagissent pas pour autant. Ici encore, forme et contenu harmonisent parfaitement: les interventions de Montagne sont rythmées et contraintes par l’écoulement de sabliers, le débit de son flux de paroles ne suffit pas, le sablier s’écoule imperturbablement et Montagne n’arrive quasiment jamais à finir son argumentation – le temps le rattrape.
„Robert ne ment pas“. D’un côté, il est gratifiant de faire une pièce sur le changement climatique (à moins d’écrire une pièce qui nie qu’il y ait une urgence), puisque rares seront ceux qui oseront critiquer le propos sensé, urgent, important qui traverse la pièce (à quoi il faut ajouter la mise en scène ingénieuse de Renelde Pierlot et le bon jeu des acteurs).
D’un autre côté, et presque pour les mêmes raisons, il est ardu de faire quelque chose sur le sujet qui ne soit pas trop facile, pas trop pédagogique, ni trop sérieux ni trop léger et qui, comme on l’a vu, ne cache pas son propos derrière une production en elle-même peu écologique. Comme le dira Brice Montagne, il n’est pas évident de faire du changement climatique un objet artistique. Pareillement, tout propos critique sur une telle pièce risque de renvoyer la personne du critique à ses propres insuffisances.
Néanmoins, malgré des moments très réussis, „Robert(s)“ pèche par une satire parfois trop poussée, comme un grincement de frein de bicyclette qui vrillerait les nerfs, et par un caractère interactif que l’on aurait aimé voir étendu à d’autres domaines.
L’analogie entre la montée du nazisme et l’urgence climatique est bancale – si l’on peut voir des points communs entre la passivité de la population européenne d’époque et celle des citoyens d’aujourd’hui, tracer des parallèles entre un génocide orchestré, industrialisé et voulu et la désinvolture elle aussi industrialisée (et certes voulue par les néolibéraux) face au changement climatique paraît maladroit.
Les nombreuses allusions aux incendies en Australie finissent par lasser – l’on aurait mieux fait de multiplier les exemples empiriques plutôt que de s’acharner sur une seule situation.
Les scènes dystopiques, où des leaders politiques se réunissent pour une COP31 et une COP61 à Differdange – dehors, il fait 84 degrés, de la grêle de la taille d’un ballon de volley tombe du ciel, l’oxygène se raréfie – donnent lieu à des considérations hilarantes (la dirigeante allemande est fière d’avoir interdit les pailles en plastique, le dirigeant français proclame que tout va bien tout en suffocant, la dirigeante américaine dit qu’il faut adresser des „signaux clairs“ au marché: „if you want more air, you need to buy more air conditioning“) mais l’ironie est trop peu subtile et repose intégralement sur une charge critique trop visible.
Supporter Robert. Mais ce manque de subtilité, que l’on retrouve aussi dans une fin un peu trop tournée vers l’espoir (le lobe frontal, qui permet à l’homme de réfléchir scientifiquement, prévoir des scénarios et issues possibles afin d’éviter la catastrophe, l’aurait-il emporté sur le cerveau reptilien? Rien n’est moins sûr), est peut-être nécessaire pour une pièce qui a le mérite de vouloir secouer, de réveiller – et qui ne se contente pas d’alerter par son contenu, mais qui y adjoint un véritable engagement écologique dans les coulisses, donnant ainsi l’idée d’un modèle à suivre. Rien que pour cet engagement authentique, elle mérite le déplacement – en train.
Info
Représentations: Aalt Stadhaus, Differdange, aujourd’hui à 20.00, dimanche à 17.00 h au Kulturhaus Niederanven, le 17.1 à 10.00 (représentation scolaire) et 19.30 h au Kinneksbond, le 24.1 à 10.00 (représentation scolaire) et 20.00 h et le 25.1 à 20.00 h.
Durée: 90 minutes
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