Nécrologie / Réparer les vivants: avec Isabella Finzi, une photographe et artiste de talent nous quitte
J’entamais tout juste ma carrière de jeune journaliste culturel quand Enrico Lunghi, ancien directeur du Mudam, lisait des extraits de son dernier polar, écrit comme toujours à quatre mains avec Serge Basso, au Café littéraire „Le Bovary“. Je roulais en voiture quand je reçus un texto d’un numéro que je ne connaissais pas, texto qui me demandait, sur un ton railleur, où diable allait avoir lieu la lecture et pourquoi je n’avais pas été diantrement fichu de l’indiquer, l’adresse, afin que le ou la photographe sache où se rendre. Ne m’étant pas encore familiarisé avec tout l’outillage du travail rédactionnel (ou ayant simplement, par propension au chaos, oublié de préciser le lieu de l’événement), j’avais omis ce détail.
Lisant ce message alors que je m’étais arrêté à un feu rouge, je me disais: elle est bien relou, celle-là. C’était ton premier texto, Isabella, et je ne savais pas encore ta propension à la raillerie moqueuse, à la taquinerie, propension qui dissimulait à peine une générosité de caractère rarement rencontrée et une joie de vivre tout à fait contagieuse, qui faisait que les soirées avec toi et Olivier, ton mec tout aussi impétueux, gentil, touchant et drôle que toi, se prolongeaient souvent outre mesure, que ce fût après un concert où on était tous deux là pour bosser (car on peut parfaitement joindre l’utile à l’agréable, sans quoi je n’aurais jamais commencé par l’exercer, ce métier) ou dans un bar plus ou moins miteux d’Esch-sur-Alzette
Quand tu photographiais des gens – et je sais qu’à force de soumettre la photographie (ou l’écriture) à la routine quotidienne, la tentation est grande de succomber aux automatismes –, tu parvenais à les rendre sous leur jour le meilleur, à les arracher à la routine, à la mélancolie, à tout ce qui alourdit et entame nos existences. Quelqu’un de plus enclin au cliché aurait dit que tu photographiais leur âme.
Tes photos traduisaient ton regard sur le monde. Et ce regard était lucide, précis, lumineux – mais c’était surtout un regard bienveillant, qui creusait pour chercher la beauté dans un monde souvent hostile. Ton regard photographique était une caresse, tes photos étaient un don, un sourire, une reconstruction douce du réel.
Là où la plupart des photographes professionnels se rendent à un festival ou un concert pour faire en toute rapidité quelques clichés avant de rentrer peinard chez eux (ça n’est pas là un reproche, on a tous le droit de rentrer peinard chez nous au bout d’une journée de taf exténuante), toi, les concerts et les festivals, tu les vivais d’abord, puis tu rendais leur essence dans tes photos: tu restais là, tu contemplais le spectacle, tu prenais une bière et, alors qu’on était en train de se chamailler sur la qualité du dernier album de Mogwai, soudain, tu te lançais et tu prenais la photo qui allait rester dans les annales.
En pleine pandémie, alors que tu étais déjà malade et que tu ne pouvais plus vraiment t’adonner à ce métier que tu aimais, il m’arrivait de rechercher, pour illustrer des articles, des photos dans notre banque de données. C’est ainsi que je retombais sur tel ou tel portrait que tu avais fait, sur telle ou telle de tes photos de concert – et je constatais combien tu manquais, au Tageblatt, mais aussi combien ça me manquait, ces rendez-vous de travail qui, avec toi, n’étaient pas vraiment des rendez-vous de travail puisque tu savais leur conférer de la légèreté, de la drôlerie, de la loufoquerie. Contemplant ces photos, je gardais bon espoir qu’un jour, on pourrait retravailler ensemble car, comme disent les Allemands, c’est l’espoir qui meurt en dernier.
Aujourd’hui, je ne sais pas s’il reste beaucoup d’espoir. Car l’absurde camusien, c’est quand une personne aussi belle et généreuse que toi disparaît à un si jeune âge.
Aujourd’hui, les réseaux sociaux, habituellement remplis d’un nombrilisme de plus en plus exacerbé, de haine à peine dissimulée, de vidéos de chats ou de chiens qui se prennent une vitre de plein fouet et autres conneries à peine divertissantes, aujourd’hui, ces réseaux sociaux sont gorgés de tristesse, d’empathie, de photos de toi, de messages touchants qui, pourtant, font mal car ils entérinent une réalité que, quand je la découvris sous forme d’un courriel envoyé par un collègue de travail, je refusais d’accepter. Toi qui, avec la modestie qui te caractérisait, n’étais jamais consciente à quel point tu marquais les esprits, à quel point les gens t’adoraient, tu as su redonner un peu de beauté, un peu de bonté à quelque chose d’aussi laid que Facebook. C’est dire le vide béant que tu laisses pour tous ceux qui t’ont connue et qui continueront à t’aimer.
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Très bel article en mémoire de cette dame aux talents multiples. En espérant qu’elle marque d’autres anges de son esprit fin…RIP