Documentaires / Rêves et hallucinations
„Ascension“ décrit l’espoir de progression sociale comme le moteur du succès économique de la Chine, dont l’obéissance et la surveillance en sont les conditions. Dans le Chelsea Hotel de Manhattan que resitue „Dreaming Walls“, la désobéissance a longtemps été la règle, jusqu’à son rachat qui menace d’en faire un attrape-touristes.
Il n’y a rien qui semble plus éloignés que ces deux films, en compétition durant le Luxembourg Film Festival, dans la catégorie ‚Documentaire’. „Ascension“ est un modèle du film documentaire qui offre au spectateur de pénétrer au cœur de sociétés inaccessibles et non moins fantasmées. À l’origine, la réalisatrice américaine, Jessica Kingdon, avait choisi de mesurer les ravages du capitalisme dans plusieurs pays de la planète, dans un sens surtout écologique. Mais finalement, c’est dans le pays d’origine de sa mère, que sa caméra s’arrête, pour nous en livrer une exploration sociologique. Le tournage du film a permis à la réalisatrice de vérifier le mythe d’un arrière-grand-père poète dont elle avait souvent entendu parler. Non seulement, elle en a retrouvé la trace, mais de surcroît, une poésie en particulier qui paraissait évoquer, avec un siècle d’avance, ce qu’elle avait filmé. C’est ainsi un de ses poèmes qui donne son titre au film, celui dans lequel l’aïeul constate que prendre de la hauteur n’est pas toujours signe de progrès.
C’est une société au travail que le documentaire contemple plus qu’il ne décrypte. A ciel ouvert, les entreprises recrutent au mégaphone, insistant sur les avantages que tireront les salariés à rejoindre leur entreprise, lesquels sont toujours assorties de contraintes. Sur les murs des villes, des slogans enjoignent les passants à participer au rêve chinois, promettant le bonheur à qui le mérite, en travaillant dur. La réalisatrice pousse la porte de différentes usines, sélectionnées pour les images qu’elles fournissent, les contradictions qui les traversent et les matières qui s’y entassent. On y entre dans les arcanes de l’industrie textile, du sexe ou encore du divertissement.
La vie est une marchandise
„Ascension“ expose une forme extrême de capitalisme, de société de consommation, qui va au-delà des rêves de tous les théoriciens de la société de consommation. C’est celle permise par cette forme hybride qu’est le capitalisme d’Etat, où les intérêts des entreprises et ceux de l’Etat se confondent. L’entreprise est capable d’employer des méthodes de discipline empruntées à l’armée, ou à l’inverse de promettre le bonheur à ceux qui feront de leur vie une marchandise. Il faut être soi-même une marque et la monétiser, comme le conseille une formatrice.
Cette spectacularisation de la misère est rendue possible par l’omniprésence des écrans. On est habitués à se regarder, se filmer, à se mettre en scène. Aux écrans qui dans les rues projettent les images de personnes recherchées par la police, répondent les écrans des parcs d’attraction dans lesquels on s’observe en train de s’amuser. Car c’est le divertissement pur que l’on propose aux classes moyennes, comme signes extérieurs de réussite.
On aimerait qu’„Ascension“ suive quelques ouvrières dans leur intimité, et poursuivre ainsi la découverte du pays dans leur sillage. Mais sans doute est-ce une autre réalité, beaucoup moins acceptable et plus difficile à filmer, qui en serait ressorti. Le monde de l’économie chinoise est un monde d’autocensure. Et c’est un miracle que d’y entendre les quelques voix rebelles que laisse paraître cette magistrale „Ascension“, comme cette femme qui se refuse à payer comme les autres un repas à son patron.
Folie à tous les étages
S’il est question de „management flexible“, dans „Dreaming Walls“, c’est celui du directeur du Chelsea Hotel, Stanley Bard, qui a fait de l’institution qu’il a dirigée entre 1964 et 2007, le refuge de la bohème new-yorkaise et l’un de ses lieux de création et de récréation. Ce fan d’art retenait les artistes de passage en leur proposant de louer une chambre au mois, acceptait d’être payé en œuvres d’art et leur permettait tous les excès en fermant bienveillamment les yeux sur ce qu’il se tramait entre ses murs. Le Chelsea Hotel a été chanté (par Léonard Cohen, Jefferson Airplane, Joni Mitchell et Lou Reed notamment), écrit et filmé.
C’est donc une énième narration autour de l’hôtel que les réalisatrices Maya Duverdier et Amélie van Elmbt proposent. Elles ont décidé de documenter l’actuel moment de transition qui n’en finit pas de durer, durant lequel les repreneurs de l’établissement ont décidé de le transformer en attrape-touristes de luxe, tandis que les derniers artistes locataires font de la résistance en n’abandonnant pas leur chambre payée à bas prix. Le personnage principal en est assurément l’attachante chorégraphe Merle Lister. Elle pense que l’hôtel est hanté, et que c’est cela qui empêche les travaux d’avancer à la vitesse à laquelle ses nouveaux voisins voudraient qu’ils aillent pour être enfin libéré du bruit incessant. En 1983, elle avait d’ailleurs composé une chorégraphie, une „danse avec les esprits“ dans l’escalier majestueux de l’hôtel, qu’elle fait rejouer dans le documentaire.
La chorégraphe compare l’hôtel qu’elle habite encore à un vieil arbre majestueux dont les racines resteront ancrées en ce lieu et place, même si on l’abattait. Dans une des plus belles scènes du film, elle danse avec un jeune ouvrier du bâtiment d’origine immigré qui aime les rythmes chaloupés et Léonard de Vinci et qui croit comme elle que le lieu est hanté des fantômes du passé. Quelques-uns de ces derniers réapparaissent furtivement dans des flashbacks, qu’il s’agisse de l’artiste japonais Hiroya, qui dormait dans un cercueil et s’est tué dans la cage d’escalier de l’hôtel, du poète Dylan Thomas, de la femme du bassiste des Sex Pistols Sid Vicious, assassinée en ces lieux, ou encore du directeur légendaire Stanley Bard himself.
Le film immortalise aussi avec nostalgie les prochains fantômes de cette geste artistique. Comme Bettina Grossmann, décédée en novembre dernier, une artiste multitalent qui dormait sur une chaise de jardin dans le couloir de sa maison, tant son appartement numéro 503 croulait sous les œuvres qu’elle rechignait à montrer à l’extérieur. Si le film manque de l’énergie, qui a pourtant irrigué les lieux, il n’en reste pas moins un document précieux des derniers vestiges d’une époque.
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