Rentrée littéraire / Sauver les meubles: „Taormine“ d’Yves Ravey
Figurant sur les premières sélections d’à peu près tous les prix littéraires de l’automne, „Taormine“ est une nouvelle déclinaison autour de la culpabilité au sein d’un monde romanesque construit par un narrateur indigne de confiance, qui met le lecteur devant l’obligation de lire le texte à rebrousse-poil tout en accompagnant ses personnages dans un engrenage qui, lentement et méticuleusement, se referme sur eux.
Un couple en crise essaie de sauver les meubles en s’offrant des vacances printanières en Sicile. Si, comme chacun sait et comme le suggère par ailleurs la quatrième de couverture, c’est quasiment toujours une mauvaise idée d’essayer de sauver une relation en forçant une intimité que bien souvent, on ferait mieux de fuir, les choses se gâtent plus vite que prévu puisque, avant même d’être parvenus à leur hôtel quatre étoiles, parce que Luisa, la femme de Melvil Hammett, tient à voir la mer, parce qu’ils quitteront la route et s’égareront, parce qu’il fera nuit tout à coup et parce que Melvil semble être trop occupé à ruminer différentes pensées sur son couple que de se concentrer sur la route, leur voiture de location percutera un objet non identifié.
Non identifié, ce soi-disant objet le restera pendant longtemps puisque, si Melvil arrêtera bien la bagnole après l’impact, il s’opposera contre tout bon sens à aller vérifier ce que ou qui au juste ils ont percuté, se rassurant qu’au pire des cas, cela aurait été un petit animal.
C’est là que, alors que Melvil continuera à insister qu’ils suivent à la lettre le programme touristique que son épouse, munie d’un guide touristique, a établi, tout chavire et que leur séjour, loin de leurs attentes et espoirs, basculera, un peu comme si un autre monde possible, noir et tragique, s’était ouvert devant eux et les avait engloutis.
Ce monde les amènera d’abord à passer la nuit à Gravinnella, loin de Taormine, devant la devanture d’une épicerie, puis à égrener presque à contrecœur les étapes de leur sightseeing alors que leurs vacances commencent à se transformer en cauchemar au moment où Luisa fait l’acquisition d’un quotidien leur apprenant la mort accidentelle d’une enfant de migrants, à solliciter ensuite l’aide d’un serveur d’hôtel qui leur recommande un garage où l’aile accidentée pourrait être réparée en toute discrétion, mais avec les coûts supplémentaires qu’une telle discrétion engendre, frais qui pourraient de surcroît aller en s’accentuant quand Michelini, le patron du garage, se rend compte que la police commence à rôder.
Chasse à l’homme
Depuis plus de trente ans, Yves Ravey construit, avec une cadence impressionnante, un univers fait de narrateurs bizarres et d’individus louches, qui parlent à côté des événements, qui se mentent par omission, qui tergiversent dans l’espoir de minimiser les dégâts et qui s’arrangent avec la vérité pour se leurrer, pour ne pas devoir admettre l’échec cuisant que constitue leur vie.
Les mondes romanesques d’Yves Ravey sont des univers presque systématiquement criminels et le lecteur qui les connaît sait que viendra le moment, toujours fatidique, où un enquêteur voudra recouvrir une vérité et des faits que les narrateurs ont soigneusement cherché à enfouir, à obfusquer.
Le lecteur de Ravey sait aussi que, ce faisant, cet enquêteur ne pourra s’empêcher de venir traquer le narrateur: les romans d’Yves Ravey sont des chasses à l’homme et l’auteur, avec une patience presque sadique et obsessionnelle, s’évertue, de roman en roman, à montrer que le mensonge ne paie pas, qu’on n’arrive jamais à effacer tout à fait les traces de ce qu’on a pu faire.
Ce sont des romans qui montrent des gens pris au piège, cuits comme des rats, par leur faute souvent, ou par un coup du destin, souvent à cause d’une combinaison des deux, parce qu’ils sont incapables de réagir comme il faut à ces malencontreux coups du destin, parfois injustes, il est vrai, parce qu’ils n’osent pas les affronter ou qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils ont bien pu faire pour mériter cela alors que tout le reste de l’humanité semble exonéré, libre de mener la vie qu’ils veulent.
Ce sont des romans sur des personnages qui savent qu’ils sont sur le point de la perdre, leur liberté, que la vie qu’ils se sont construite sur un socle frileux n’est qu’un édifice bancal – Ravey semble même suggérer que toutes les vies sont brinquebalantes et son obsession à présenter des existences qui s’effondrent a fini, au long de la construction méticuleuse d’une œuvre, par leur conférer une dimension tragique, ontologique, constitutionnelle, presque, l’auteur n’ayant de cesse de montrer des personnages qui se débattent alors même qu’ils savent que l’engrenage dans lequel ils se sont fourrés s’est déjà refermé sur eux depuis longtemps, et qui continuent à ce faire malgré l’inextricabilité de leur sort.
Against the grain
Comme tous les narrateurs de l’univers romanesque de Ravey, Melvil fait preuve d’un comportement erratique, comportement dont il incombe au lecteur, premier enquêteur avant qu’un certain Dacosta n’apparaisse sur le devant de la scène romanesque, de percer à jour les incongruités, les étrangetés afin de pouvoir reconstituer comme à rebrousse-poil le réel du roman – un lecteur d’Yves Ravey est toujours une sorte de détective, qui lit le texte à rebours, qui le décortique comme on le ferait d’un témoignage dont on est certain qu’il y a anguille sous roche, que quelque chose cloche.
Parfois, les indices sont assez gros: Pourquoi Melvil refuse-t-il d’aller voir quel est donc l’objet, animé ou inanimé, qu’ils ont percuté? Quel est son rapport avec le docteur Gozzoli, le père de Luisa qui semble financer leur train de vie et qui ne semble guère l’apprécier, comme par ailleurs les beaux-parents n’apprécient quasiment jamais les narrateurs, dans les romans de Ravey? Pourquoi parle-t-il si peu de cette séparation, qui paraît imminente, et de leurs infidélités respectives? D’où lui vient cette précaution parfois extrême, qui lui fait prendre les prétendues humeurs de sa femme comme avec des pincettes, alors qu’à d’autres moments, il semble la provoquer ou la gronder, deux comportements extrêmes dans les interstices desquels se lit tout le passé, tourmenté, du couple?
Ailleurs, c’est plus subtil, puisqu’il y a toujours des gradations dans le manque de fiabilité des narrateurs raveyens. Ainsi Melvil n’a-t-il de cesse d’appeler Luisa „ma femme“, tic linguistique qui en dit long, l’obsession du possessif trahissant sa peur, réelle, de la perdre, de le voir destitué de ce possessif patriarcal. Dans l’utilisation répétée d’un simple possessif, les mots débordent, trahissent ce narrateur obsédé par l’idée de ne pas laisser de trace, de ne pas se faire remarquer, de jouer le rôle du touriste lambda et du mari précautionneux alors que, pour citer un récent roman de l’auteur, on n’est „pas dupe“.
Et alors que sa compréhension de l’italien semble être imparfaite mais non nulle, il y a des moments où il affirme ne rien saisir de ce qu’on lui dit alors qu’à d’autres, il cite en longueur et avec moult détails les dires du serveur, du mécanicien ou de l’épicier. Lui parlent-ils dans une autre langue? Les comprend-il vraiment ou lui arrive-t-il de ne saisir que ce qui lui chante? Ou au contraire, ses apparentes difficultés de compréhension ne sont-elles qu’un prétexte pour ne pas devoir entendre ce qui ne l’arrange guère, auquel cas il aurait été favorable, pour Melvil, qu’il ne comprenne rien du tout de ce qu’on lui dit, puisque presque toute assertion ne fait que les enfoncer plus loin dans le désastre, Luisa et lui?
C’est dans les intermittences de ce va-et-vient communicationnel, qui se traduit aussi par le fait qu’on ne sait pas toujours différencier entre le monologue intérieur de Melvil et son recours au discours indirect libre (c’est là encore récurrent chez Ravey), qu’on se rend compte qu’on n’accède à la réalité du roman, à la vérité de ce qui se trame, qu’à travers le récit troué, étrange, fait d’incohérences, tissé de manies et de tics, d’une personne qui, quand même, après avoir appris qu’il s’agissait d’un enfant de migrants qui a été percuté par une voiture, considère que „c’était moins grave qu’on ne l’imaginait“, disant explicitement que la mort de migrants, „ça doit arriver souvent“, comme si la répétition d’un fait en amenuisait nécessairement la gravité. C’est pour cela que, sans trop en dire, la fin, grinçante et abrupte, est à la fois terriblement méchante, juste et étrangement satisfaisante.
Info
Yves Ravey, „Taormine“, 2022 Les Editions de Minuit, 144 pages, 16 euros. Le roman se trouve sur les premières sélections du prix Goncourt, du prix Femina et du prix Renaudot.
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