Théâtre / Se détruire ensemble, guérir ensemble: „Erop“ de Romain Butti dans une mise en scène de Fábio Godinho
Avec „Erop“, production bilingue, le Théâtre du Centaure conclut une saison en demi-teinte qui, à la suite de l’annulation de „Juste la fin du monde“, a dû se contenter de deux monologues. Celui de Romain Butti, intimiste et mélancolique, se situe aux antipodes de „Moi, je suis Rosa“, la pièce féministe et énervée de Nathalie Ronvaux.
Couché au milieu de rameaux squelettiques, un homme se lève. Il se met à déambuler sur scène, à raconter sa vie, ses rêves, ses espoirs et déceptions. Au centre du texte, le trou noir d’une séparation, d’une attente – et toute la série de réminiscences qui va avec, où la beauté du vécu se frotte contre la lame de l’absence.
L’homme évoque les petits riens (qui sont évidemment tout sauf des riens) du quotidien partagé, les promenades, les excursions en voiture jusqu’à la station d’essence du patelin voisin, le corps de l’être aimé, sa texture, les souffles qui s’entremêlent, ses tics, ses manies qu’on se met à chérir jusqu’à l’obsession, la confession sur les railleries dont il souffrait enfant, tout ce langage des amants qui devient hésitant quand vient à manquer l’autre. „Avec toi, c’est trop. Sans toi, je n’ai rien“, répétera-t-il, comme une ritournelle de l’absence.
On pense à Lamartine – „un seul être vous manque, et tout est dépeuplé“ – tant il est vrai que Butti pratique, dans „Erop“, une sorte de néoromantisme, mais un romantisme ébréché, plus minimaliste, qui se déploierait dans l’intimité des quatre murs d’un être confiné comme un personnage de Huysmans ou comme nous tous entre 2020 et 2021.
La scénographie le souligne en plongeant son personnage certes dans le décor romantique par excellence – une forêt – mais en le dévoyant, ce décor: les rameaux sans feuillage, qui rappellent la pochette de „Ones & Sixes“, album de Low lui aussi très dans le dénuement, traînent sur scène comme des cadavres et le personnage sans nom joué par Raoul Schlechter essaiera en vain de les rassembler, de les faire tenir comme de vieux sapins de Noël, le tout s’écroulant sans cesse comme pour visualiser ce qu’est une relation – un édifice brinquebalant qu’on s’efforce de faire tenir debout avec le ou la partenaire.
Vers la fin de la pièce, Schlechter les collectionne, les pose sur un tas comme s’il voulait en faire un feu puis, au moment où on réalise que le tapis de la scène n’est autre qu’un filet, il attache les quatre bouts de ce filet vert et le hisse en hauteur – la nature morte, comme prise au piège, flotte dès lors au-dessus de l’acteur, symbolisant l’éloignement de la personne aimée, puisque c’est sur la fin que devient plus concret le fossé entre la très grande proximité des corps dans les souvenirs du personnage et de leur éloignement dans la situation d’énonciation.
Entre abstraction et intimité
Issu d’une commande de textes transformés ensuite en lecture scénique dans le cadre d’une l’initiative lancée par les Théâtres de la Ville de Luxembourg et le Mamer Kinneksbond en pleine pandémie, „Erop“ a d’abord été joué et mis en scène par le même duo dans une version plus courte avant que le Centaure demande à l’auteur de la transformer en pièce à part entière.
Si on a parfois l’impression, chez Butti, de tourner en rond – ici encore, l’on retrouve un homme solitaire et triste qui se languit d’un être aimé et absent; une fois encore, on retrouve ce langage poétique entre abstraction et minutie; une fois encore on redécouvre ce style très olfactif, très visuel, synesthésique, avec sa fascination pour et son insistance sur les couleurs –, force est d’admettre qu’avec „Erop“, le style de l’auteur a gagné en maturité (saluons par ailleurs la belle traduction de Claire Wagener): ses métaphores sont plus précises, ses descriptions plus sensibles, la mélancolie du personnage plus crédible même si, comme dans „Ein Jahr in Berlin“ ou „Fir wann ech net méi kann“, la figure de l’autre reste un peu abstraite – chez Butti, les situations sont esquissées plus que développées.
Cette impression de maturité se dégage aussi un peu parce que tout harmonise dans cette pièce: la mise en scène de Fábio Godinho, qu’on retrouve dans une production du Centaure après son „Sales gosses“ et qui exploite avec brio les ressorts de la scénographie signée par son frère Marco, qui avait marqué les esprits à la Biennale de Venise il y a trois ans; le jeu précis, sensible, de Raoul Schlechter, qui se marie parfaitement à la création sonore de toute beauté de Nigji Sanges; enfin, la chorégraphie de l’acteur et la création lumière d’Antoine Colla, consciente de l’importance des couleurs dans le texte de Butti.
Si tout cela colle, si l’expérience esthétique, pour ainsi dire, est concluante, l’expérience narrative ne l’est pas tout à fait, faute à un sens de la dramaturgie hésitant, faute aussi à un texte par moments trop abstrait, qui parfois, malgré qu’il nous touche souvent et malgré le jeu sensible de Schlechter et sa progression comme chorégraphique sur scène, perd le spectateur dans son dense minimalisme.
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