Crise sanitaire et écologique / Serge Morand tire la sonnette d’alarme
L’écologue, Serge Morand, étaie les liens entre la baisse de la biodiversité, la globalisation et l’apparition du coronavirus. Ils appellent selon lui à une remise en cause du libre échange.
Parmi les nombreux chercheurs et épidémiologistes qui avaient prévenu de l’imminence d’une pandémie, l’écologue Serge Morand tient une place particulière. En 2016, après plus de dix ans d’observation de l’impact des changements environnementaux comme la déforestation et la fragmentation des habitats sur la diversité biologique et sur celle des maladies infectieuses liées à la faune sauvage, il publiait „La prochaine peste“. Il parlait de l’imminence d’un monde dans lequel l’ensemble des populations humaines partagerait le même fardeau infectieux et vivrait au rythme des mêmes épidémies.
Ce spécialiste en écologie parasitaire y refaisait l’histoire passionnante de l’humanité confrontée aux parasites qui représentent la moitié de la biodiversité, depuis qu’homo sapiens a quitté son berceau l’Afrique. La découverte de nouveaux territoires, le commerce, l’entrée en contact avec de nouveaux animaux et leur domestication.
Mais l’époque de l’Anthropocène pose des questions spécifiques. Entre 1950 et 2000, la planète a fait face à une épidémie d’épidémies, majoritairement des virus et bactéries; issues d’animaux. Il souligne la corrélation entre le nombre d’espèces en voie de disparition et les épidémies. Avant la disparition, il y a la proximité et les échanges de pathogènes. Et le recule de la biodiversité, c’est aussi un recul de l’effet de dilution. Le monde globalisé leur offre les connections et la masse critique pour se diffuser.
Le coronavirus a modifié les réflexions de Serge Morand. Les sollicitations médiatiques lui ont donné un véritable coup de fouet pour donner une suite à son œuvre de lanceur d’alerte qui l’avait émoussé. Il rédige „L’homme, l’animal et la peste“, qui revient sur le Covid, le problème de l’industrialisation de l’agriculture et sur des solutions.
Il va également se lancer dans un travail de terrain, d’observation auprès d’une population de chauves-souris et populations locales avec un intérêt particulier sur les fermes d’animaux sauvages, pour détecter les modes de transmission du virus.
Tageblatt: Pour un homme de terrain comme vous, la chaîne de transmission du Covid-19 est-elle bien établie?
Serge Morand: Pas encore. Il y a eu des transmissions interhumaines à Wuhan, c’est clair. Le côté qui est clair d’un point de vue virologique, est une recombinaison à partir d’un virus de chauve-souris avec un hôte intermédiaire. Mais l’identité de ce dernier n’est pas sûre. Le pangolin a ses chances. Mais cela n’exclue pas non plus la civette, comme dans le premier cas du SARS, ou d’autres animaux. Il y a encore du travail à faire. Pour le SARS, on ne sait toujours pas l’origine de départ, comment un virus de chauve-souris a pu passer sur un hôte intermédiaire. Autant j’arrive à comprendre comment une chauve-souris et une civette peuvent se retrouver, sachant que la chauve-souris est frugivore, et qu’une civette peut manger des fruits contaminés par une chauve-souris. Un pangolin j’ai plus de mal à comprendre, parce qu’un pangolin mange des fourmis et surtout des termites. La transmission semble difficile.
Peut-on aussi attribuer l’émergence de ce virus à une perte de biodiversité?
Pour moi oui, car il faut qu’une cohabitation se soit faite quelque part. Elle peut se faire par la mise en élevage ou le trafic de faune sauvage. Si ça se fait de plus en plus, c’est parce qu’il y a une baisse de biodiversité et une demande de cette biodiversité, et des liens plus importants entre des animaux qui n’avaient pas trop l’habitude de se retrouver. Des chauves-souris insectivores ont besoin d’être dans des lieux où il y a beaucoup d’insectes. Ces lieux diminuent en concentrations. Il y a donc une sorte de reconcentration d’animaux dans des lieux de moins en moins grands. C’est le syndrome de la fragmentation des paysages. Dans ce qui reste, dans un premier temps, les densités d’animaux augmentent. La suite est généralement mauvaise. Quand on passe un certain seuil, tout a tendance à s’effondrer. La prochaine étape est qu’on risque d’éviter le passage de tout coronavirus, parce qu’on n’aura plus de chauves-souris ni de pangolins. Il faut qu’on réagisse vite.
Il ne suffira donc pas de cesser la consommation de chauves-souris et de pangolins ou de s’attaquer aux pratiques culinaires locales?
Non, surtout qu’elles changent. Un marché nouveau s’est créé autour de la faune sauvage et d’animaux pour la médecine traditionnelle chinoise encouragée par le gouvernement chinois. Alors que les écologues, les conservationnistes avaient dit de faire attention. Et une augmentation des fermes de ces animaux d’ours, de pangolins, de civettes, était déjà pointée du doigt à l’occasion du SARS. Il y a des activités et intérêts forts autour de ces élevages. En novembre dernier, dans le Nord de la Thaïlande, j’ai découvert qu’un café connu s’était mis à faire du café civette, comme en Indonésie et au Vietnam, consistant à faire manger des cerises de café par des civettes, pour pouvoir faire soi-disant des grains de café parfaitement parfumés. C’est vendu beaucoup plus cher. C’est un marché essentiellement asiatique. J’imagine qu’ils sont prélevés en milieu naturel.
En tant qu’Occidentaux, notre responsabilité n’est-elle donc pas engagée dans cette perte de biodiversité?
Pas pour le Covid directement mais pour d’autres oui. Le virus Nipah qui avait émergé en Malaisie en 1998, il était lié à une déforestation de l’Indonésie, de Bornéo, pour faire du palmier à huile, à l’époque pour faire certains chocolats et d’autres huiles, alors que maintenant c’est pour faire tourner nos avions. C’était très bien documenté.
La grippe aviaire en 2009 suivait aussi les circuits mondiaux de distribution du poulet asiatique …
Parfaitement. Et c’est pareil pour la grippe aviaire qui a eu lieu en France en 2017. On avait mis en cause les oiseaux migrateurs. Et après la crise, il avait fallu reconnaître que cela venait de l’introduction de volailles venant d’Europe centrale.
L’élevage industriel est souvent pointé du doigt parmi les facteurs d’émergence de nouvelles épidémies. Pourquoi?
Il y a deux problèmes. Le premier c’est la concentration énorme des animaux, qui produit un effet de densité. La transmission y est plus facile. Le deuxième c’est les races qui peuvent supporter ces élevages. Ce sont des races industrielles. Elles sont uniformes génétiquement; donc s’il y a un virus qui a trouvé la porte d’entrée, c’est banco, l’élevage devient une usine à fabriquer des virus. Et comme la transmission est très facile, cela fait des virus dont la virulence potentiellement augmente. Et en plus, ces animaux en élevage sont généralement immuno-déprimés, à cause du confinement. Ils sont incapables de se reproduire par eux-mêmes, de manger par eux-mêmes. D’où la nécessité de faire de la biosécurité. Ce qui n’empêche pas que quelque chose puisse rentrer dedans. La preuve quand il y a eu la grippe H1N1, dont l’émergence est due à des échanges entre humains et cochons sur une méga-ferme en Amérique du Nord.
Dans un article achevé durant le confinement, vous constatez le lien entre intensification des transports en avion et l’intensification des épidémies. Le succès du Covid par rapport au SARS, dont on dit qu’il est assez similaire, est-il dû à l’intensification des échanges?
Il est moins virulent, moins pathogène, ce qui veut dire qu’il y a beaucoup d’asymptomatiques. Des virus comme SARS, Nipah ou Ebola, sont virulents et tuent rapidement. Cela déclenche des alertes tout de suite. Dès qu’on diminue la virulence, donc la morbidité et la létalité, on réagit plus tardivement. Cela explique très certainement le retard au démarrage des Chinois. Il y a un refus de voir mais il a fallu aussi beaucoup de cas mortels pour que chez les médecins, d’abord, les politiques ensuite, il y ait une réaction.
Quand j’entends qu’il faut redémarrer le tourisme de masse, cela me fait bondir. Il faut repenser un tourisme pour le rendre plus responsable.écologue
Ensuite, il y a effectivement des chaînes de transmission qui sont relativement courtes parce qu’on a des hubs, des transports. Notre papier, actuellement en évaluation de publication pour Nature Sustainability, montre que l’augmentation du transport aérien et l’augmentation des épidémies sont complètement liées. Depuis les années 70, le transport aérien a augmenté de 1.300%. Cela fait des milliards de passagers. Le tourisme notamment des Chinois et même des Asiatiques était encore relativement faible en 2002, lors du SARS. Quand j’entends qu’il faut redémarrer le tourisme de masse, cela me fait bondir Il faut repenser un tourisme pour le rendre plus responsable.
Cela s’inscrit-il dans l’éthique planétaire de la santé que votre livre „La prochaine peste“ prône?
Ça va un peu avec, dans la mesure où il s’agit de considérer qu’il y a des limites planétaires, qui se font déjà ressentir, avec les changements climatiques, l’acidification des sols, la perte de la biodiversité, etc. qui sont essentiellement des aspects environnementaux, mais qui sont aussi liés à des aspects économiques et sociaux, comme l’augmentation du transport de marchandises, de l’urbanisation. Si l’on s’approche trop de ces limites, on met en danger la santé globale, de tout le monde, des animaux domestiques et sauvages.
L’éthique humaine est claire et normée: il ne faut pas faire de mal. On le voit encore dans les essais thérapeutiques. C’est basé sur le consentement éclairé. Toute personne qui participe à un projet de santé doit être parfaitement informée et donner son accord, connaître le but, les bénéfices et les potentiels dangers. Mais, du côté de l’éthique animale, l’animal a toujours un propriétaire, que ce soit un animal de rente, de compagnie ou l’animal sauvage. Les animaux n’ont pas encore de droit. Certains y réfléchissent pour donner des droits aux animaux.
Avec l’écologie planétaire de la santé, il s’agit de réfléchir à une éthique qui soit plus pluraliste des éthiques. C’est considérer la coexistence, la coviabilité, entre l’humain, ses activités, dépendant d’environnements qui soient aussi fonctionnels. La biodiversité, c’est la clé de voûte de la survie humaine. Il faut réapprendre à vivre ensemble. L’animal de rente dans les sociétés traditionnelles avait un nom. En retirant le statut d’être à l’animal de rente, on a déshumanisé l’éleveur en même temps. La diversité de ces animaux domestiques, la diversité bioculturelle, en train de disparaître, entretient des territoires et des hommes. Un collègue, Bernard Hubert, a écrit qu’il y a eu un renversement de la mobilité animale. Avant ils circulaient d’eux-mêmes sur un petit territoire. Maintenant, ils n’ont plus le droit de se déplacer par eux-mêmes, et sont transportés à travers la planète. Et ça s’est fait en quelques décennies.
Dans votre livre, vous liez la hausse du PIB à la baisse de la biodiversité. Et la baisse de la biodiversité à l’augmentation des épidémies. N’y a-t-il pas une contradiction dans le fait que l’Europe n’est pas une terre d’émergence de pestes?
Au contraire, dans un papier sorti en 2008 dans Nature, les cartes reprenaient toutes les émergences depuis l’après-guerre. Elles étaient situées dans les pays développés. L’autre carte était une carte de risque aux zoonoses, elles faisaient apparaître également les pays du Sud. Mais elles étaient aussi émergentes dans les pays du Nord, et notamment du côté de la Hollande et de la Belgique, qui forment un point chaud potentiellement d’émergence. La maladie de la langue bleue par exemple avait émergé à Maastricht, haut-lieu de la mondialisation en Europe. J’ai retesté ces résultats. J’ai regardé les liens entre biodiversité et épidémies, et l’on retrouve les mêmes patrons qu’en Asie. On peut être aussi des terres d’émergence; sans problème.
Le changement climatique peut-il aussi favoriser ces émergences?
Il y a deux aspects avec le changement climatique. Il y a les changements de température, de régime de pluies, etc., qui vont affecter largement les dynamiques. Si c’est couplé avec le commerce international, on a des possibilités. L’exemple type c’est la dengue qui peut désormais faire des cycles autochtones en Europe. Ce n’était pas le cas il y a encore vingt ans. Le changement climatique a fait que le vecteur a pu s’installer. Il l’a fait avec le transport. Après il faut que le virus arrive avec le tourisme. On a des cycles autochtones sans arrêt. Et le moustique est totalement démisé. Il y a cinq ans, il était dans les jardins à Montpellier; il est désormais dans la région de Bordeaux et sera près de Paris dans quelques années.
Il y a un autre élément important, moins pris en compte, c’est la variabilité climatique, qui explique les alternances dans le régime des moussons en Asie, ou qui nous apporte en Europe des hivers et des étés pourris, de plus en plus fréquemment avec le changement climatique. On favorise les événements épidémiques, souvent lors d’hivers pas froids et très humides. Cela affecte les systèmes agricoles, les pestes des plantes, les pestes et parasites des arbres, et les être humains.
Comment renforcer nos capacités de résilience?
Il faudrait travailler deux aspects. Il va falloir un peu démondialiser. Continuer comme prévu, comme Airbus et Boeing avaient prévu de le faire par exemple en doublant la flotte d’avions d’ici 2037, n’est pas possible. La mondialisation de l’agriculture n’est pas soutenable, met tout le monde en danger, les agriculteurs du Sud qui doivent s’ouvrir, avec l’accaparement des terres, comme les agriculteurs du Nord, et des commerces internationaux qui nous obligent à acheter de la viande pas contrôlée. Il faut repenser des territoires qui doivent être résilients par rapport au changement climatique. Exemple: si on prend le Sud-Est de la France qui va être toujours plus soumis à des problèmes de stress hydrique, la culture du maïs pour nourrir des animaux avec l’utilisation intensive de l’eau, avec des intrants et des pesticides n’est pas tenable. Il faut repenser une agriculture qui soit capable d’être résiliente par rapport au changement climatique et à ses aléas, basée sur une production agricole plus localisée et, à partir de là, repenser le lien entre terroirs et villes de terroirs, pour que les villes dépendent d’une agriculture locale. On peut penser l’économie et l’économie circulaire. On peut faire un green deal pour refaire des territoires résilients, socialement, économiquement et pour la santé.
Le virus devrait pourtant nous pousser à réfléchir avant de signer quoi que ce soit. Cela donne un peu raison à des personnes comme Naomi Klein qui nous a alertés sur la stratégie du choc, selon laquelle c’est durant les crises qu’on fait tout passer.écologue
Loin de remettre en cause la globalisation, en plein confinement, la chambre des députés luxembourgeoise a ratifié le CETA. Qu’en pensez-vous?
Oui j’ai vu ça. C’est complètement hallucinant. Au moment où l’Europe dit qu’on va faire un green deal, on adopte un CETA. Tous ces engagements sont totalement oubliés. Aux entreprises, et notamment, à celles qui sont des grands conglomérats, des forces financières énormes qui sont aussi bien dans l’agro-alimentaire que dans la distribution, les grands gagnants de la mondialisation, on leur donne un pouvoir énorme, d’attaquer les Etats. C’est un sacré problème qu’on est en train de créer.
Le virus devrait pourtant nous pousser à réfléchir avant de signer quoi que ce soit. Cela semble donner raison à des personnes comme Naomi Klein qui nous a alertés sur la stratégie du choc, selon laquelle c’est durant les crises qu’on fait tout passer. Il y a aussi les décisions du gouvernement grec, qui donnent la priorité au tourisme et détaxe le transport. En France, c’est le patronat qui demande qu’on renonce aux lois sur l’environnement pour relancer l’économie. Ça va me faire devenir collapsologue. (rires)
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