Théâtre / Songes de circonstance: „Songes d’une nuit …“ dans une mise en scène de Myriam Muller
Une pièce comme une nuit festive qui n’en finit pas: Songes d’une nuit … remet non seulement au goût du jour la grande comédie foutraque et éclatée de Shakespeare, elle permet à Myriam Muller d’aller plus loin dans sa vision d’un théâtre qui mêle les genres, les formes et les tons, effaçant avec brio la frontière entre public et scène. Si la critique sociale et politique y est plus discrète que dans ses dernières mises en scène, cette liberté du théâtre est, dans un monde de plus en plus cadenassé, une belle forme de subversion.
En 2020, à l’issue d’une conférence de presse commune du Kasemattentheater, du T.O.L., du Théâtre du Centaure, alors que je papotais avec Myriam Muller, celle-ci me confia qu’elle avait envie de faire une pièce comme une grande teuf, quelque chose d’exubérant, de grandiloquent, qui fêterait la vie et le théâtre.
On se trouvait entre deux confinements et le projet paraissait alors aussi surréel, précisément, que la pièce qu’elle allait choisir pour le réaliser, ce grand rêve postpandémique, qui vient à point nommé et dont il est délicat de parler, ici, afin de ne pas trop vous en divulgâcher, comme diraient nos amis québécois. Car ce „Songes d’une nuit…“ vit avant tout de l’inventivité folle de sa mise en scène, terrain de jeu ô combien propice pour les 14 acteurs qui s’en donnent à cœur joie, ce plaisir de jeu contagieux contribuant alors à effacer toute frontière entre scène et public, barrière que la récente pandémie n’avait fait que renforcer.
Puisqu’il faut quand même que je vous en parle un peu sans me contenter de vous donner le résumé d’une pièce que de toute façon vous trouverez sur Wikipédia, pièce qui par ailleurs, avec ces sous-intrigues imbriquées et ses 18 personnages, se prête autant au résumé qu’un discours de Fred Keup à démontrer que le Luxembourg est un pays ouvert et tolérant, disons que Myriam Muller a réussi à transformer le studio du Grand Théâtre en véritable boîte de nuit, le débarrassant de ses gradins pour y installer des tables basses carrées autour desquelles les spectateur·rice·s peuvent s’installer (plus ou moins) où bon leur semble, les tables et banquettes se distribuant entre les deux points cardinaux de toute boîte de nuit que sont le bar et les chiottes, ces dernières y étant souvent l’envers du décor, où l’on peut atteindre un état de conscience altéré par des voies moins légales que l’ivresse éthylique dont le comptoir est riche en promesses.
Après „Hedda Gabler“ et „Liliom ou vie et mort d’un vaurien“, ses deux dernières productions au Grand Théâtre, voilà que Myriam Muller retourne à Shakespeare, dont elle avait mis en scène „Mesure pour Mesure“ et „Hamlet“ au Centaure, coproductions plus minimalistes que ce „Songe“ foisonnant. Pour ce dernier, Muller retourne à et pousse plus loin l’idée du quadrifrontal – donc d’un public disposé sur quatre côtés, avec les acteurs au milieu, comme dans une arène –, un dispositif scénique auquel elle avait déjà eu recours pour les excellents „Mesure pour Mesure“ et „Ivanov“ et qui, cette fois-ci, trouve une forme éclatée: si bon nombre de scènes se déroulent en effet sur la piste de danse au milieu, il y a, avec le bar et les chiottes, deux semblants de scènes et il arrive que les acteur·rice·s se faufilent au milieu de ou derrière les spectacteur·rice·s.
Puisqu’il faut en passer par là et que, vérification faite, les résumés Wikipédia ne servent vraiment à rien, qui sont à la limite du lisible, disons brièvement de quoi il en retourne: alors qu’il s’apprête à épouser Hippolyta (Céline Camara), le duc Thésée (Jules Werner) reçoit la visite d’Égée (Olivier Foubert), qui se plaint de ce que sa fille Hermia (Rosalie Maes), pourtant promise à Démétrius (Pitt Simon), se soit éprise de Lysandre (Konstantin Rommelfangen).
Consternés par l’ordre paternel qui veut que Hermia finisse par accepter la main de Démétrius, les deux amoureux s’enfuient dans une forêt dans l’espoir d’échapper aux rigides lois athéniennes, où ils sont vite rejoints par une Helena (Manon Rafaelli) éprise, comme dans la racinienne chaîne d’Andromaque, d’un Démétrius qui pourtant la fuit comme la peste. C’est dans l’enchantement de ce monde que les lois du réel en viennent à être chamboulées, que les personnages se dédoubleront et que des fées, elfes et autres créatures magiques sèmeront la zizanie dans le cœur et les esprits des personnages.
En même temps, une troupe de théâtres amateurs, constituée de l’équipe de nettoyage qui, en début de pièce, parcourront la boîte pour y enlever les détritus de la veille, répétera la pièce „Pyrame et Thisbé“ pour répondre à une commande de Thésée, qui aurait bien aimé que son mariage soit clôturé par un agréable moment de théâtre.
Une mise en abyme prodigieuse
Dans „Et si les Beatles n’étaient pas nés“, le chercheur Pierre Bayard dit l’influence néfaste des grands auteurs, qui auraient eu tendance à éclipser d’autres écrivains, tout aussi talentueux que ceux retenus par l’histoire culturelle et que celle-ci aurait inconsciemment écartés en braquant toutes ses lumières sur quelques happy few. S’imaginant quel aurait été notre monde sans Proust, Kafka ou Shakespeare, Bayard pointe notamment le faible niveau des comédies shakespeariennes, assertion que je vérifie à chaque fois que je vais voir, disons, „Twelth Night“ ou, donc, „A Midsummer Night’s Dream“, qui abondent en personnages et en intrigues en veux-tu en voilà, pièces parfois boursouflées à qui manque la clarté et le cisèlement de ses grandes tragédies comme „Hamlet“ ou „Macbeth“.
Et pourtant, c’est précisément ce côté foutraque, chaotique, enchevêtré, brouillon et tourbillon qui permet à Muller de s’adonner à cette fête des sens et du lâcher-prise, où les personnages deviennent les marionnettes de leurs rêves et de leurs désirs, où l’idée proustienne que l’amour est une sorte de maladie qui nous transforme et nous harcèle est vécue sur le mode de l’hyperbole et de la transformation magique et où la magie nocturne déconstruit avant l’heure – et avant Gilles Deleuze – la psychanalyse freudienne, qui ramène souvent nos désirs et pulsions au carcan de la famille bourgeoise.
„Songes d’une nuit …“ permet surtout à Myriam Muller de montrer tout ce dont est capable le théâtre, voire les arts visuels et la fiction en général. Alliant danse, chant, mapping, scènes filmées comme autant de gimmicks qui soulignent plus qu’ils n’obfusqueraient le jeu des acteurs et actrices, „Songes d’une nuit…“, dans un mélange des tons, des genres et des formes, pratique ce qu’on pourrait appeler une inversion bakhtinienne, carnavalesque: une fois la nuit venue, une fois que les philtres d’amour agissent, les possibles s’élargissent et toutes les constellations du désir deviennent possibles dans ce que Deleuze aurait appelé une déterritorialisation des pulsions, niant ce que Paul Valéry appelle „la détermination unique du réel“, où les désirs des jeunes amoureux sont comme cadenassés par les exigences sociales ou un amour qui les enchaîne plus qu’il les libère.
Si ces flux, en cette nuit de toutes les possibilités, se libèrent, Muller le souligne en laissant affleurer toutes sortes d’artifices, d’effets, de formes du théâtre: l’on y trouvera donc, pêle-mêle, du slapstick qui réfère à des dessins animés comme Scooby-Doo ou les Looney Tunes; du grand théâtre tragique hyperbolisé, le monde de la nuit révélant l’autoritarisme des patriarches de la cité d’Athènes comme autant d’exigences antédiluviennes qui sont chamboulées par le personnage de Titania (Céline Camara), ici bien plus virulente que chez Shakespeare; des scènes qui empruntent à un merveilleux et un fantastique cinématographiques, disant implicitement ce que ces mêmes univers fictionnels doivent à Shakespeare; des métamorphoses tantôt éblouissantes, tantôt drôlissimes – le cochon dont il suffit de tirer sur le pelage pour en extraire des saucisses, sorte de prêt-à-déguster qui dit le raccourci entre animal et industrie de la consommation –, mises en évidence par les costumes de Sophie Van den Keybus et, surtout, cerise sur le gâteau de cette comédie, le théâtre dans le théâtre, qui viendra clôturer la pièce dans l’hilarité générale.
Car si la mise en abyme théâtrale est un procédé familier chez Shakespeare – c’est le point de départ de toute une série de débats sur „Hamlet“ et la culpabilité de Claudius, le meurtre du père d’Hamlet étant inspiré par celui, joué par une troupe de théâtre ambulante, d’une pièce dans la pièce –, elle atteint, dans la mise en scène de Myriam Muller, un apogée en forme de cul-de-sac narratif – cette troupe d’amateurs animée par la tourbillonnante Mme Quince (une formidable Catherine Mestoussis) produira en fin de compte une pièce horriblement mauvaise, sorte de parodie de Roméo et Juliette – transcendé en point culminant comique grâce à l’inventivité de la metteuse en scène et le jeu éblouissant des acteurs.
Car à suivre les répétitions au cours desquels un Valéry Plancke veut d’abord jouer tous les rôles tout seul pour renégocier sans arrêt son personnage, un Olivier Foubert qui se plaint de devoir jouer la meuf, puis la représentation finale, où l’on voit Christine Muller jouer un mur troué avec force sous-entendus lubriques et enfin Valéry Plancke se suicider puis mourir avec une nullité grandiose qui le qualifierait tout droit pour un éventuel quatrième „Batman“ réalisé par Christopher Nolan tant il déclasse Marion Cotillard, l’on ne peut s’empêcher d’accompagner ce pseudo-naufrage esthétique que Muller réussit à transformer en éloge du théâtre avec un fou rire. Car ce monde où rien, finalement, n’est sérieux et où tout peut se transformer en jeu n’est-il pas le meilleur des mondes possibles?
Info
Les représentations du 24, 25, 26, 28 et 29 affichant déjà complet, une date supplémentaire vient d’être ajoutée – réservez donc dès à présent vos places pour le 27 janvier (au Grand Théâtre à 20 heures) sur www.theatres.lu
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