Booker Prize / Sortir de l’ombre: „Oh William!“ d’Elizabeth Strout
Un couple séparé se retrouve pour un road trip dans le Maine dans un roman plus complexe qu’il n’y paraît, qui non seulement se demande ce qui, au-delà des années et des ruptures, peut continuer à nous lier à une personne, mais qui brosse aussi le portrait d’une Amérique partagée entre les gratte-ciel urbains et un monde rural précaire et délaissé.
Peu après le décès de son deuxième mari, Lucy, que les lecteurs fidèles d’Elizabeth Strout connaissent entre autres de „My Name is Lucy Barton“, renoue avec William, son premier mari, qui vient de se faire larguer par sa troisième épouse et découvre qu’il aurait une demi-sœur dont sa mère ne lui a jamais parlé. Alors que William lui propose une sorte de road trip dans le Maine afin de partir sur les traces d’une vérité qu’il ne lui sera pas facile d’apprendre, cette nouvelle remettant en question toute l’image qu’il entretenait de sa mère décédée, Lucy se plonge dans une réflexion mélancolique sur cette existence qu’elle a partagée par intermittences avec celui qui pourrait bien avoir été l’homme de sa vie et qu’elle a connu lors de ses études universitaires, sur ses deux filles qu’elle a eues avec William, sur son passé et son enfance à elle, dont on s’aperçoit vite qu’elle a du mal à l’évoquer.
Écrit dans un style limpide et simple sans être simpliste, „Oh William!“ est une belle réflexion mélancolique sur la pérennité de certaines relations, sur ce qui nous lie à quelqu’un au-delà des fluctuations du réel, des imprévus de l’existence. Le portrait qu’elle fait de William est très loin de l’hagiographie, voire de la révérence – elle dit sans concession, dans un style oral, à quel point il lui arrive d’être agacée par certains traits de caractère de cet homme, montrant que la véritable affection, au bout de tant d’années à se fréquenter, à s’être connus, aimés, taquinés et disputés, implique d’accepter l’autre avec tous ses défauts, ses tics, ses obsessions.
L’exclamation du titre – Oh William – qui revient régulièrement au cours du roman la résume assez bien, cette affection tissée de tendresse, d’une légère irritation, d’une raillerie gentille, sorte d’amour lentement mis en sourdine.
Rappelant la prose calme, éloquente et mélancolique de Kazuo Ishiguro – la traversée du Maine m’a fait penser à la traversée de l’Angleterre effectuée par Stevens dans „The Remains of the Day“, même si l’Amérique portraiturée apparaît socialement bien plus précaire que l’Angleterre d’Ishiguro –, Elizabeth Strout parvient pareillement à suggérer la richesse et la complexité de la vie intime et émotionnelle de ses personnages, à trouver un ton juste entre mélancolie et enjouement dans le récit de cette femme qui, longtemps, par timidité, à cause d’une enfance traumatisante, pensait être invisible au monde: l’empathie véritable avec l’autrice construit ses personnages et est une des forces de ce roman touchant.
Amérique des bas-fonds
Au-delà des relations entre les deux personnages principaux apparaît en arrière-trame du récit le portrait d’une Amérique des bas-fonds – alors que Lucy vit à New York, où elle raconte des réceptions et autres soirées plus ou moins mondaines, ce qu’elle verra avec William lors de leur road trip différera fortement de leur quotidien de biologiste et d’autrice dans la mégalopole américaine.
Ainsi, dès l’arrivée à l’aéroport de Bangor, le ton est donné et les quelques gens qu’ils croisent – dont un clochard qui traîne dans un hall déserté de cet aéroport où nombre de soldats partis faire la guerre en Irak seraient passés à leur retour – annoncent la traversée du Maine qui s’ensuit, avec ses patelins vides de monde, où la précarité des habitants saute aux yeux et dont l’architecture et le mode de vie ne sauraient être plus éloignés du scintillement des gratte-ciel new-yorkais.
Cette traversée de l’Amérique des pauvres lui rappellera alors sa propre enfance, passée dans un véritable taudis, avec des parents qui maltraitaient leurs enfants et qu’elle a pu fuir grâce à son entrée à l’université. Reconstruisant peu à peu l’histoire familiale de William, dont le père était un POW, un prisonnier de guerre allemand tenu en captivité par les Américains et dont le grand-père s’est enrichi pendant la Deuxième Guerre mondiale dans l’Allemagne nazie, la narratrice tisse un entrelacs où les strates temporelles et géographiques s’emmêlent subtilement, et où le passé européen de la guerre et des camps, qui hante constamment le quotidien de Lucy et de William, surgira au détour d’une visite dans une bibliothèque du Maine.
La structure narrative, là encore d’une simplicité apparente, est elle aussi plus subtile qu’il n’y paraît – les différents épisodes du road trip déclencheront souvent le souvenir des chapitres de sa vie avec William ou de son enfance, ces réminiscences éclatant alors la forme linéaire de son récit.
Parfois, avant d’en venir à un sujet qui lui tient à cœur, elle se met à parler d’autre chose, soit qu’elle pense qu’il faut des élucidations, qu’il ne suffit pas d’évoquer un épisode sans avoir au préalable donné plus de précisions, la narratrice cumulant alors les anecdotes comme autant de couches qui la rapprochent de son passé – les choses étant toujours liées, la digression devient une nécessité pour atteindre au plus près la vérité des êtres –, soit que le sujet qu’elle veut aborder soit délicat et qu’elle retarde le moment de devoir le confronter, comme quand elle revient, par bribes, sur son enfance ou qu’elle évoque la mort douloureuse de David, son deuxième mari.
Dans cet édifice narratif qui oscille entre réminiscence et présent, où les épisodes fragmentés se composent en un récit sensible, qui se conclut de façon assez sombre, la véritable beauté demeure cette évocation d’un couple inégal, qui traverse et affronte ses dernières années en se supportant l’un l’autre dans un parcours qui devient de plus en plus claudicant.
Info
„Oh William!“, d’Elisabeth Strout, 2022 Penguin Random House, 242 pages, 8,99 livres
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