Culture de l’immigration / Souvenirs à la carte
Ce soir, la conteuse Lisa Bevilacqua à travers la polenta à Dudelange et l’illustrateur Matteo Falone à travers la scopa à Esch-sur-Alzette abordent la mémoire de l’immigration italienne. Soit deux manières détournées d’aborder en douceur un sujet qui convoque des émotions contradictoires.
Ce n’est pas la première fois que l’artiste-conteuse Luisa Bevilacqua présentera ce soir sa performance contée intitulée „Polentone“. Mais c’est un retour aux sources, puisque c’est à l’invitation du „D-Kollektiv“ de Dudelange qu’elle l’avait créée en 2018. Et c’est dans la même ville qu’elle la reproduit dans le cadre de „Re-Retour de Babel“, du nom de l’exposition qui prolonge les réflexions ouvertes par une exposition sur les migrations lors de la capitale européenne de la culture en 2007.
Au centre de la performance, il y a donc la polenta, un aliment jadis suspect et risible aux yeux des autres et désormais cuisiné dans les restos chics. Durant les 50 minutes de préparation que nécessite la polenta faite de manière traditionnelle, Luisa Bevilacqua raconte le parcours de migration de sa famille qu’elle croise avec l’histoire du Luxembourg. Il s’agit de transmettre en même temps la mémoire d’un geste, celui de la préparation d’un plat qu’elle a toujours vu petite ses grands-parents frioulans réaliser. Mais la polenta est aussi un levier pour faire surgir les mémoires engagées à travers les odeurs et la saveur, à la manière de la fameuse de madeleine de Proust. „Autour de cette polenta, il y a toute une série d’objets inhabituels qui apportent tout de suite du contexte très évocateur, fut-ce un ustensile autre que ceux ordinaires d’une cuisine moderne“, poursuit la conteuse.
Les objets, comme les photos d’ailleurs, sont des outils précieux pour faire remonter les souvenirs. „J’aime beaucoup aborder des thématiques par le biais de choses qui peuvent de premier abord sembler futiles ou banales comme la nourriture“, poursuit Luisa Bevilacqua. „La nourriture est quelque chose qui concerne tout le monde et à travers laquelle on peut entrer très vite et facilement dans la profondeur d’un sujet. A travers le geste de manger, on s’ouvre, se délecte, se décontracte. Le corps est engagé, tandis que la tête est engagée autrement que si l’on aborde les choses frontalement.“
La nourriture permet de dépassionner les discussions pour mieux les charger d’émotions, tandis que le conte a cette faculté d’aborder l’intime, par la „relation authentique et directe“ qu’il institue. Pour le finissage de l’exposition en décembre, Luisa Bevilacqua contera une histoire universelle faite des paroles récoltées durant l’exposition, pour faire circuler la parole et transmettre des choses de l’ordre du non verbal, par le silence, la poésie, l’image. „Il n’y a pas de message à donner, d’autant plus que la thématique de la migration est un sujet changeant et multiple, il n’y a pas une vérité à transmettre. C’est vraiment l’enjeu du projet du retour de Babel de continuer à réfléchir ensemble sur un sujet sociétal qui est en permanent changement comme l’est la société.“ D’ailleurs, ce soir, „Polentone“ se double d’une dimension participative. Le spectacle sera „une entrée“. L’échange de souvenirs se poursuivra autour d’autres plats que le public est amené à apporter et partager.
Le jeu aussi rassemble
S’il est question d’objets autour de la nourriture dans la performance de Luisa Bevilacqua, il est question de nourriture autour d’un objet dans l’exposition que présentera au même moment Matteo Falone au „Ratelach“ à la „Kulturfabrik“. Durant la pandémie, l’illustrateur autodidacte originaire d’Hayange et désormais installé à Bruxelles, a voulu changer de support. Lui qui était habitué aux dessins, tee-shirts, affiches et fanzines souvent liées à la musique, voulait se lancer dans un projet d’édition de A à Z. Il a pensé au jeu de cartes de son grand-père, qui depuis tout petit le fascine par ses couleurs et ses formes: la scopa. Le jeu de cartes était „un objet doublement pertinent“. En termes d’édition, c’est „un livre aux poches décousues qui joue sur l’aléatoire, le hasard, la triche peut-être“, explique-t-il. Ensuite, l’objet permet d’évoquer et de questionner sa double culture.
La scopa est comme la polenta, un lieu de rassemblement. C’est sans doute parce que la nourriture et le jeu sont „ce qui se transmet avant tout“. D’ailleurs, Matteo Falone parle de l’odeur de pecorino dont s’imprègnent les cartes à force d’être jouées après le repas. C’est une référence non dissimulée au livre „Les ritals de Cavanna“, dans lequel ce dernier se décrit enfant, découvrant „des cartes aux dessins fascinants, rouges, verts, jaunes, des couleurs de cuisine italienne, tomates, poivrons, safrans, je suis sûr qu’elles sentent le parmesan, les cartes pistache, citron, orange“.
Matteo Falone se reconnaît bien dans la figure du rital ni français ni italien, lui, qui a mangé son premier fromage français à 13 ans et arboré comme ses amis les signes ostentatoires de ses origines italiennes. Il comprend aujourd’hui, aux rires de ses amis natifs d’Italie, que ces références sont celles d’une image figée de l’Italie de leurs grands-pères. A cette culture directe héritée, il y a aussi celle qu’il est allé chercher dans les films, les livres, la langue, pour mieux comprendre la Sicile de ses grands-parents. Le jeu de scopa qu’il a conçu suit la même genèse. Il est allé lui-même chercher le sens symbolique de chacune de ces cartes. Il a découvert l’ordre social qui se cache derrière les quatre groupes de cartes (bâtons: peuple; épées: noblesse; argent: marchands; coupes: clergé). Il a débusqué le patriarcat qui se niche tant dans le fait de jouer (longtemps réservé aux hommes au bar qui pariaient de l’argent) que dans les cartes elles-mêmes. Tandis que des trois figures du jeu traditionnel, les dames étaient inférieures aux rois, qui incarnent des valeurs morales archaïques, et des cavaliers, qui en sont les porte-voix, son jeu fait la part belle aux dames et présentent les cavaliers en scélérats, tandis que les rois sont décapités.
Matteo Falone s’est ainsi librement inspiré de ses découvertes pour illustrer le jeu qu’il a édité en 500 exemplaires. Parmi d’autres sources d’inspiration figurent également les photos de Letizia Battaglia, qui a immortalisé les scènes de meurtre quotidiennes des années du mafieux Toto Rina. Il a retrouvé le mélange de „cocasse et d’épique“, qui pour lui résume l’histoire violente et fascinante de la Sicile, dans des photos de personnes exécutées gisant au milieu d’un étal de pois chiches ou sous un olivier.
On retrouve également dans ses cartes redessinées des traces d’un autre mythe, celui de la vallée de la Fensch et de l’industrie sidérurgique. A ses yeux d’artiste de 23 ans, les hauts-fourneaux sont des ruines. Il n’a pas connu l’âge d’or, mais celui de la déchéance, à savoir „une région qui s’appauvrit culturellement, ville immigrée par excellence qui a basculé dans le fascisme avec des noms espagnols, italiens et polonais au pouvoir“. C’est ainsi aussi un bout de la France qu’il met à distance par cette introspection qui, si elle n’est pas contée, se prête à jouer.
Infos
Exposition „Carte da gioco“ de Matteo Falone au „Ratelach“, bistrot de la „Kulturfabrik“ à Esch jusqu’au 23 décembre 2022. Vernissage aujourd’hui à partir 18.30 h avec concerts de Mastozzino et Tune Zitoune. Tournoi de scopa le 12 novembre.
Performance „Polentone“ de Luisa Bevilacqua suivie de „La mémoire du goût“, rencontre culinaire autour de souvenirs avec Luisa Bevilacqua & Justine Blau, aujourd’hui à partir de 19.00 h au hall Fondouq à Dudelange. Gratuit. Réservation par mail: marlene.kreins@dudelange.lu.
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