Logement / Tensions sur les besoins: Payer son loyer, mais devoir déguerpir quand même
Arrivée en provenance du Kurdistan irakien en 2018, la famille d’Ibrahim Mohammed est sous le coup d’un déguerpissement imminent. Leur histoire rappelle comment l’invocation du besoin personnel permet trop facilement de mettre une famille à la rue et le casse-tête que constitue, particulièrement pour les bénéficiaires de protection internationale, la recherche d’un logement.
Le soir, quand il va se coucher, au moment de fermer les yeux, il arrive à Mohammed Ibrahim d’espérer que la nuit à venir soit bien plus longue que d’habitude, que son sommeil dure des mois, des années même, et que le jour où il ouvrira les yeux, il n’aura pas à affronter les moments difficiles qui l’attendent. Que tout aura été réglé. Le rêve, c’est tout ce qui lui reste pour échapper au déguerpissement de son logement et à l’incertitude qui va s’en suivre. D’ici quelques jours, quelques semaines tout au plus, la durée dépend d’une décision de justice prise aujourd’hui, ses trois garçons de 8, 9 et 12 ans, leur maman et lui, vont devoir quitter le logement qu’ils occupent depuis 2019 dans la rue Béatrix à Merl. Il faudra tout recommencer à zéro.
Ce n’est pas que le logement relève du grand luxe. Il est confortable certes, mais étroit. Le hall d’entrée est bien large et aurait pu accueillir la chambre que l’aîné, qui va avoir treize ans, aimerait tant avoir, lui qui doit partager une petite pièce avec ses deux frères de 8 et 9 ans. Mais c’est toujours mieux que ce qui les attend. Pour l’instant, seul l’aîné des trois sait. Quand il a demandé à son père de commander en ligne un accessoire prisé des jeunes ados, son père a dû lui expliquer qu’ils n’étaient pas sûrs d’avoir la même adresse d’ici une semaine.
Ibrahim Mohammed ne quittera son logement qu’au dernier moment. Tirer les choses en longueur, c’est le seul moyen qui lui reste de protéger ses enfants. Par contre, le jour tant redouté venu, il veut les protéger de la vue traumatisante des gyrophares de la police, des pompiers et des ambulances qui sont dépêchés en pareil cas de bon matin. Ibrahim Mohammed devra leur faire comprendre que leurs parents ne sont pour rien à la situation. Mohammed Ibrahim a toujours payé son loyer et ses charges, mois après mois, consciencieusement. S’ils ont perdu leur logement, si on les traite ainsi comme des parias, c’est plutôt la faute au marché du logement et à une législation accommodante avec les propriétaires.
Retour à la case départ
Ce trois-pièces, c’était tout un symbole de liberté, celui par lequel la famille a réussi à échapper au camp de réfugiés du „Herrenbierg“ et à sa promiscuité. C’était fin 2019, un an après leur arrivée au Luxembourg en provenance du Kurdistan irakien, la famille venait d’obtenir une protection internationale de cinq ans. Le père pouvait alors investir ses économies dans un restaurant oriental sur la place de Paris. La même agence qui lui louait ce dernier, lui avait trouvé un logement à Merl.
Cet ancien directeur de ventes dans l’électronique imaginait que lorsque l’affaire prendrait son envol, il pourrait ensuite acheter une maison. Mais le confinement est arrivé et a fait capoter le projet. Puis, dans la même période, sa femme a perdu son contrat à durée indéterminée dans la restauration. Depuis, les deux époux suivent des cours de langue pour obtenir les compétences en français qu’on leur réclame. A la quête d’un travail est venue rapidement s’ajouter la recherche d’un logement. Le leur s’est vite révélé un piège administratif. Le propriétaire du logement ne payait plus les charges à la copropriété. Un jour, les huissiers se sont présentés chez la famille Ibrahim pour vérifier si le propriétaire y habitait comme il le déclarait.
Il était en conflit ouvert avec le propriétaire de deux des cinq appartements de la résidence. Suite à la plainte de ce dernier, une procédure de licitation est lancée. Durant trois jours, sans rendez-vous, les acheteurs potentiels se sont succédés pour visiter les lieux. C’est finalement le propriétaire des deux autres appartements, lequel habite un immeuble en face et possède encore plusieurs biens dans le pâté de maison, qui est le plus offrant et l’emporte en août 2021. Aussitôt, il se présente à la famille pour rédiger un nouveau bail qui débuterait six mois plus tard. Il fait valoir que les prix du marché ont évolué et augmente le loyer de plus de 400 euros, soit plus de 2.000 euros pour un trois-pièces à Merl. Il y ajoute des conditions draconiennes comme l’obligation de lui indiquer les visites dépassant plusieurs jours. Mohammed Ibrahim se renseigne et refuse. Il en a le droit. En pareil cas, son ancien bail court toujours. Mais en février 2022, le nouveau propriétaire demande la résiliation de ce dernier. Il invoque des besoins personnels.
La justice croit le bailleur
Apprendre que son voisin va quitter le logement qu’il aimait tant, parce que le propriétaire veut récupérer l’appartement, pour l’occuper, lui ou un membre de sa famille. Voir ses voisins partir vers un autre logement, mais le propriétaire ne pas les remplacer, venir relever les courriers, garer sa voiture devant son logement, hanter les lieux sans les habiter. Ils sont potentiellement nombreux, les locataires qui assistent à ce genre de manège. Tant que le locataire est dans le logement, seules les charges peuvent augmenter. Face à l’augmentation vertigineuse des tarifs de location et l’énorme demande, les propriétaires sont tentés d’invoquer le besoin personnel pour récupérer le logement, et le relouer plus tard à un prix plus en adéquation avec le marché. La tentation est d’autant plus grande que la justice ne vérifie pas les motifs du propriétaire en amont. Il lui suffit de respecter la procédure écrite et de mentionner qui de lui ou d’un membre de sa famille jusqu’au 3e degré veut occuper le logement, pour que la justice accepte la résiliation. Le bailleur est cru sur parole quant au besoin personnel invoqué.
En aval, la justice n’initie aucune vérification. Il incombe à l’ancien locataire, tenu de faire les vérifications et de déclencher une procédure civile pour réclamer d’éventuels dommages et intérêts. Souvent les locataires, de guerre lasse, dès lors qu’ils ont retrouvé un logement abandonnent toute velléité de recours, quand bien même, la décision potentiellement frauduleuse a pu leur coûter psychologiquement et financièrement.
Il n’a pas été question de ce problème lors des Assises du logement, pas plus qu’il n’est prévu de l’aborder dans le projet de réforme du bail à loyer. Pourtant, les cas sont nombreux, estime Jean-Michel Campanella de l’association de locataires „Mieterschutz“. Il confirme que très souvent, les locataires ne portent pas plainte, notamment aussi parce que ce ne sont pas les plus fortunés capables d’engager les poursuites judiciaires. Il déplore qu’on demande des preuves aux locataires pour avoir un sursis, mais pas au propriétaire pour récupérer son logement.
Locataires comme propriétaires peuvent aussi très bien ignorer les termes précis de la loi. Le propriétaire peut invoquer un besoin personnel pour un membre de sa famille ou pour lui, sans que cela lui impose des obligations. Mais ce dernier doit dans ce cas occuper le logement dans un délai de trois mois (délai suspendu pendant la durée des travaux de rénovation et de transformation entrepris de manière effective). Dans le cas contraire, l’article 14 de la loi du 21 septembre 2006 sur le bail à usage d’habitation, le locataire a droit à des dommages-intérêts qui ne peuvent être inférieurs au montant des loyers d’une année, si le motif invoqué pour le besoin personnel était „dolosif“, c’est-à-dire malhonnête dès le départ.
Que sa décision fut prise après la réponse négative du locataire font douter Mohammed Ibrahim, comme son avocate, Naïma El Handouz, des intentions réelles du propriétaire du logement. Ce dernier, retraité, vit dans la même rue dans un appartement dont il est le propriétaire. Il dispose de plusieurs logements dans les alentours. Un jour, voyant des voisins d’un immeuble déménager, Ibrahim Mohammed leur demande le nom de leur propriétaire et c’est celui de son nouveau propriétaire qu’on lui présente. Il se désespère du manque d’humanité du propriétaire qui non seulement le fait déguerpir, mais ne lui propose pas cet appartement qu’il loue à d’autres. Cela le fait penser que c’est peut-être à ses origines que le propriétaire en veut. L’invocation fallacieuse d’un besoin personnel peut aussi cacher une intention discriminatoire quasiment impossible à prouver et ajouter un problème de discrimination dans le maintien en logement en plus de ceux connus et établis dans l’accès au logement.
Première sur première
Naïma El Handouz voit pour la première fois de sa carrière au Luxembourg un locataire qui n’arrive pas à trouver un logement endéans les six mois et à plus forte raison un déguerpissement pour cette même raison. Elle qui est aussi habituée à représenter des propriétaires dans des affaires de non-paiement de loyers qui peuvent justifier un déguerpissement, n’avait jamais vu de propriétaire aussi peu conciliant. Elle envisage de suivre cette affaire et de vérifier l’occupation effective du logement.
Elle sait que la jurisprudence estime que trois mois d’occupation effective sont trop courts et que huit mois peuvent suffire, avant de relouer son logement. Néanmoins, une occupation effective ne signifie pas laisser vide son appartement. Il faut effectivement l’habiter. Faire un changement d’adresse à la commune garantit que le logement ne soit pas reloué dans l’immédiat. Mais il ne signifie pas une occupation effective. „Si jamais le bailleur ou un membre de sa famille ne devait pas l’occuper personnellement, je ferais un constat d’huissier, car je me dis que c’est le seul moyen pour moi, avec les témoignages peut-être des personnes vivant à côté, d’apporter cette preuve qu’il ne vit pas ici.“
Mohammed Ibrahim a attendu d’avoir 40 ans et de vivre au Luxembourg, pour obtenir sa première lettre d’un tribunal, l’enjoignant de quitter le logement. „C’est la première lettre du genre que je reçois de toute ma vie“, explique l’homme de 41 ans. Pendant quarante ans, en Irak, malgré tous les problèmes politiques, je n’en ai jamais reçu.“ Il n’a toutefois pas eu de mal à faire comprendre à la justice la délicatesse de sa situation et à obtenir les sursis possibles qu’il faut „mériter“ en prouvant ses multiples efforts pour trouver un logement. La famille devait d’abord partir pour le 5 octobre. Puis le tribunal a donné un nouveau sursis jusqu’au 4 janvier. Puis le 4 janvier, un nouveau sursis fut accordé jusqu’au 15 février. Désormais, le 1er mars est la prochaine date couperet.
A chaque sursis, Mohammed Ibrahim a réglé 880 euros, parfois dans les 24 heures après réception de la facture. Pour éviter que le garde-meubles coûte trop cher, il vend à tour de bras son mobilier. Il est quasiment acquis qu’aucun service social ne saura lui trouver un logement. La ville de Luxembourg n’a même pas pu lui promettre des chambres dans un foyer. On lui a conseillé de chercher un hôtel. Pour voyager léger, il a déjà trouvé preneur d’une partie de son mobilier et revendu les vélos de ses enfants. Ils devront apprendre à moins s’amuser ces prochains mois.
Si jamais le bailleur ou un membre de sa famille ne devait pas l’occuper personnellement, je ferais un constat de huissier, car je me dis que c’est le seul moyen pour moi, avec les témoignages peut-être des personnes vivant à côté, d’apporter cette preuve qu’il ne vit pas ici.avocate
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Et penser que des familles luxembourgeoises ont les mêmes problèmes,que les jeunes doivent aller à l’étranger pour trouver une demeurre.Et tout celà sans une page au quotidien. Quand on aura atteint le million d’habitants les choses vont tourner mal.