Rentrée culturelle / „The Art of Almost“: un week-end chargé pour les férus d’art et de théâtre à Esch
Après presque six mois d’arrêt, voilà enfin que la culture reprend son droit. Alors qu’on assiste à un raz-de-marée de premières et de projets divers dans le milieu théâtral, la ville d’Esch a fêté sa rentrée culturelle pendant tout le weekend. Parmi les moments forts figuraient la programmation au Escher Theater ainsi qu’un premier aperçu de la toute nouvelle Escher Konschthal.
Pour son ouverture de saison, le théâtre d’Esch a (entre autres) reprogrammé trois pièces que les férus de théâtre avaient déjà pu voir au cours des dernières années: samedi soir, „Monocle, portrait de S. von Harden“ de Stéphane Ghislain Roussel nous replongeait dans le Berlin de l’entre-deux-guerres alors que dimanche après-midi, Simone Mousset et Lewys Holt présentaient une ébauche d’une nouvelle mouture de „Bal“, une pièce de danse qui interroge de façon ludique ce qui intervient d’émotion, de fiction et de dangereux dans la construction d’une identité nationale. Eparpillée en plusieurs visites guidées à travers les coulisses du théâtre, „Voir la feuille à l’envers“ de Renelde Pierlot amenait les spectateurs dans le monde de l’assistance sexuelle aux personnes handicapées dans un parcours terriblement émouvant.
Plutôt que de penser à un recyclage, ces trois représentations de format et de style très différents constituaient non seulement une vitrine flatteuse, un baromètre d’une scène théâtrale locale florissante, elles répondaient de surcroît à une idée que Carole Lorang, la directrice du théâtre, avait déjà formulée ailleurs et qui serait l’établissement de quelque chose comme un répertoire national dans lequel les maisons théâtrales pourraient puiser. Car s’il est vrai qu’on produit et crée beaucoup au Luxembourg, la plupart des pièces disparaissent au bout de quelques représentations éphémères, ne resurgissant souvent que le temps d’une tournée supplémentaire dans quelques centres régionaux avant de disparaître sans laisser de traces. Ce fut donc l’occasion de voir comment ces pièces avaient résisté au passage du temps (réponse: fort bien) et comment elles s’étaient adaptées aux temps qui courent. Ce fut aussi l’occasion, pour ceux qui, à cause du calendrier culturel chargé, n’avaient pas eu l’occasion de les voir, de découvrir trois productions fortes.
Ce fut donc avec émotion qu’on revit Luc Schiltz incarnant la journaliste Sylvia van Harden, qui avait posé pour le peintre Otto Dix, ce fut avec émotion qu’on redécouvrit ce timbre singulier, fluet, étrange que l’acteur avait trouvé pour donner voix et vie à ce singulier tableau. Ce dernier capture non seulement une époque singulière, qui précédait de quelques années l’avènement du nazisme et de la Deuxième Guerre mondiale, mais qui donnait aussi à voir l’émergence d’une figure féminine émancipée, caractérisée par la coupe garçonne, la cigarette, la fréquentation d’un milieu interlope tissé d’intellectualisme et d’hédonisme, tableau auquel le monologue singulier, fort de Stéphane Ghislain donne vie. Assis devant une table, Luc Schiltz est méconnaissable, qui d’abord reproduit avec une fidélité impressionnante le tableau d’Otto Dix – la robe à carreaux rouge et noir, la posture –, pour sortir ensuite de sa posture figée, donnant vie à ce corps androgyne, métamorphique, fluctuant, excentrique dans ce qui doit bien être l’un de ses meilleurs rôles.
Quand „Voir la feuille à l’envers“ fut montée au Théâtre des Capucins début 2019, personne ne soupçonnait que dix-huit mois plus tard, l’on se trouverait en situation pandémique et qu’une pièce autour de l’assistance sexuelle à des personnes handicapées devrait s’adapter à ce que, aujourd’hui, les gens ne sont plus autorisés à se toucher l’un l’autre. La pièce de Renelde Pierlot parvient néanmoins à émouvoir et à faire réfléchir autant – tout en respectant les distanciations sociales.
Une immersion parfaite
Ça commence aux chiottes, où un couple remercie le public d’assister à une réunion clandestine, organisée illégalement, grâce à la bienveillance du théâtre eschois. Commence alors un parcours de plus en plus poignant, au cours duquel le spectateur rencontrera ce couple dont la fille Alice, âgée de 18 ans, consulte une assistante sexuelle – une pratique scandaleusement interdite dans ce pays de réactionnaires – pour trouver un épanouissement sexuel en dépit de son handicap. L’on y apprend d’abord, assis derrière la chaudière du théâtre, que la question du consentement est difficile pour des hommes et femmes handicapés et que 75 pour cent des femmes handicapées ont déjà été victimes de violences sexuelles.
L’on nous mène ensuite à la rencontre poignante avec Alice, à qui sa mère, meurtrie de douleur, explique pourquoi elle ne peut pas avoir d’enfant – ça aurait pu verser dans le pathos ou l’affront, mais le jeu des acteurs, d’une justesse saisissante, la modalité du parcours, la précision de l’écriture, la précision de la recherche en font un spectacle qui ne laissera personne indifférent. Là où „Touch Me Not „(Ours d’or à la Berlinale en 2018) se contentait de montrer et de témoigner, la force de „Voir la feuille à l’envers“ est de nous immerger de plus en plus dans les coulisses d’un univers que, par confort ou par lâcheté, nous connaissons si peu.
A l’heure du retour inquiétant des nationalismes un peu partout dans le monde, à l’heure où les leaders du monde néolibéral ont de plus en plus des gueules de mafieux sans foi ni loi, bref à une heure où la cohésion nationale prend de plus en plus la forme d’une glu peu ragoutante, Simone Mousset et Lewys Holt travaillent sur un projet ambitieux: après le succès de „Bal“, une production au cours de laquelle la jeune chorégraphe retraçait la vie et carrière artistique des deux sœurs Bal, les deux danseurs et chorégraphes s’interrogent sur la notion de fierté, puis de déception nationale – ce dernier sentiment ayant surgi après qu’on eut découvert que ces deux sœurs n’étaient que des personnages fictionnels inventés de toute pièce par la danseuse. Pour cette nouvelle mouture, l’on cherchera à sortir le propos du contexte national luxembourgeois pour le frotter à des questions plus universelles, Bal pouvant dès lors devenir un pays propre, un nouveau mythe national, qui synthétiserait et problématiserait en une fiction artistique toutes les questions liées à la construction d’une identité nationale.
Lors d’une répétition ouverte au public, les deux danseurs donnèrent à voir trois extraits différents: le premier était une chorégraphie improvisée (et un peu longue) du désespoir, la deuxième une visite guidée du pays fictionnel, où les deux danseurs problématisaient avec humour tous les dissensus qui ne manquent de surgir quand on commence à construire le récit d’une nation, montrant déjà les brèches et contradictions possibles. Enfin, ils présentèrent l’hymne national du pays entre braillements de vaches et chants polyphones, où l’on retrouvait l’humour décalé de Simone Mousset, bien loin de la mièvre transformation que Serge Tonnar proposa du nôtre il y a quelques mois de là. Voilà qui suffisait pour exciter notre curiosité pour ce projet en cours de développement.
Machines désirantes
Autre étape indispensable de cette rentrée culturelle, la vitrine de la nouvelle Escher Konschthal, dirigée par Christian Mosar, l’ancien directeur artistique d’„Esch2022“, permit à trois œuvres de souligner l’impact tant national qu’international, tant pluridisciplinaire qu’innovant, de cet espace d’art contemporain qui occupe l’ancien Espace Lavandier.
Accrochant le regard, deux voitures enchevêtrées sont garées sur un emplacement de livraison – il s’agit d’une sculpture de l’artiste viennois Alfredo Barsuglia que celui-ci a ironiquement intitulée „Das Wunder“, son œuvre commentant ironiquement l’impossibilité de trouver un stationnement dans des villes de plus en plus saturées par le trafic, étouffant lentement dans la vapeur des pots d’échappement. Durant le confinement, Barsuglia a voulu reproduire l’impression d’immobilité qui s’est soudain emparée d’un monde à la mobilité délirante, incessante, hyperbolique – ce qu’expriment ces deux voitures désormais libérées de toute fonctionnalité, de tout utilitarisme. L’enchevêtrement presqu’amoureux, libidinal fait penser aux machines désirantes deleuziennes, ou à l’esthétique de J.G. Ballard et de son roman „Crash“.
„Un monde parfait“, un travail des artistes luxembourgeois Martine Feipel et Jean Bechameil, s’intéresse aux répercussions de l’architecture moderne sur les constructions mises en œuvre à partir de la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Se présentant de loin comme une maquette qui aurait pu être élaborée par un disciple de Le Corbusier, les bâtiments apparaissent, dès qu’on se rapproche de la vitrine, dans un délabrement inquiétant: désossés, déshabillés, dénués de vitrines, mangées par le temps, des plaies béantes apparaissant çà et là, les bâtiments miroitent le destin des ouvriers qu’ils accueillirent, déclenchant conjointement une nostalgie pour l’utopie architecturale des années d’après-guerre.
Enfin, l’on put voir le clip de „Tulipe“ – une collaboration entre Ryvage, la danseuse et chorégraphe Jill Crovisier et le vidéaste Ted Kayumba – sur trois écrans qui scindent la vidéo. Le titre d’électro instrumental fut composé durant le confinement, Samuel Reinard s’étant intéressé au phénomène de la tulipomanie, par quoi l’on désigne une époque de l’âge d’or néerlandais durant laquelle le prix de certaines tulipes infectées par un virus grimpèrent (le virus rendait à leurs pétales un aspect unique) d’abord pour chuter ensuite, provoquant alors une profonde crise économique. Une belle métaphore pour penser l’effondrement du monde à venir – et le pouvoir de l’art de contrecarrer quelque peu cette chute future en instillant un peu de beauté dans un monde qui en manque cruellement.
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I almost wanted to go.