Musique / The Cautionary Tales of Mark Oliver Everett: Eels à l’Atelier
Mardi soir, le légendaire Mark Oliver Everett, E pour les intimes, retourne au Luxembourg avec son groupe Eels à l’Atelier. L’occasion pour le Tageblatt d’évoquer non seulement d’une discographie foisonnante – l’homme a publié 14 disques, plusieurs albums live et autres collections de B-Sides –, mais de revenir aussi sur une vie tourmentée, semée de tragédies, qu’il a consignées dans un récit autobiographique racontant comment la musique vint à le sauver – et comment il transcenda les coups de destin en un chef-d’œuvre.
L’histoire familiale singulière de Mark Oliver Everett, le chanteur et compositeur principal, l’unique tête pensante du groupe Eels, à vrai dire, puisque ses co-musiciens ont souvent été plus ou moins interchangeables, l’histoire familiale de l’homme derrière Eels est tant empreinte de tragique qu’elle rabat le caquet à tous ceux et celles qui pensent qu’ils ou elles viennent d’une famille bizarre – et que, si son histoire eût été l’invention d’un romancier, ses lecteurs auraient peut-être décroché, arguant qu’un nombre aussi faramineux de coups du destin n’est pas bien vraisemblable.
Commençons par le père d’Everett, Hugh Everett III, un brillant chercheur en physique quantique qui, pour apporter une réponse possible à l’énigmatique expérience de pensée du si connu chat de Schrödinger, développa la théorie des mondes multiples – une théorie qui, quand il l’énonça, fut ridiculisée par Nils Bohr, cette défaite académique signifiant la fin de la carrière de chercheur du père, qui finit par travailler au Pentagone et, surtout, passa le reste de sa vie à s’empiffrer, à empoisonner son corps de nourriture, de tabac et d’alcool jusqu’à en mourir à l’âge de 51 ans.
Le Job du rock indé
Dans son livre „Things the Grandchildren Should Know“, Mark Oliver Everett raconte qu’i fit l’expérience de l’un des seuls contacts physiques avec son père – qu’il appelle un „humble mécano“, avant d’y rajouter malicieusement: un „humble mécano quantique“ –, quand il hissa son corps déjà rigide du lit dans lequel il l’avait trouvé mort, attendant que les secours arrivent, qui s’avéreront n’être plus d’aucun secours.
C’est dans ce récit autobiographique, publié en 2008, que le chanteur revient sans complaisance ni misérabilisme, dans une écriture (parfois un peu trop) simple, efficace, sur sa vie d’ado et de jeune adulte, racontant tour à tour le mutisme de son père – „après sa mort, j’en appris plus sur lui dans des livres et des magazines que je n’aurais jamais pu en apprendre par la quelque douzaine de phrases qu’il m’adressa lors des 18 années qu’on passa ensemble dans notre maison“ –, une mère un peu perchée – „ta sœur dort… sur le sol de la salle de bain“, dit-elle un jour à son fils, sans remarquer la boîte de pilules vide à côté de sa fille –, et le déclin mental de sa sœur aînée Liz, qu’il adula, mais que les problèmes de dépression et d’addiction à toutes sortes de drogues, dont l’héroïne (Everett précise que c’est la fréquentation des amis plus âgées de sa sœur qui l’aura amené à sniffer de la cocaïne à l’âge de 14 ans), tout comme la fréquentation d’hommes violents et criminels l’amèneront à essayer de se suicider de façon répétée jusqu’à ce qu’elle y réussisse la veille de la publication du premier album de son frère, dont elle avait adoré la musique.
Transcender le tragique en musique
Pendant que le destin s’acharne sur sa famille, Everett, lui, s’acharne à vouloir percer dans le monde de la musique. Pour cela, il partira à L.A., où, d’abord plein d’espoir, il déchantera vite, encaissant de nombreux refus, des promesses vides mais aussi et surtout, une absence totale de réponses, le silence de son répondeur l’accueillant bien souvent quand il rentre d’une journée de petits boulots journaliers souvent humiliants.
Il persiste cependant, signe deux premiers albums sous son propre nom puis, une fois qu’il entrevoit les possibilités que le monde de l’informatique, encore naissant, balbutiant à l’époque, offre à un musicien qui a l’habitude de composer seul dans son coin – de batteur chantant, Everett en vient lentement à devenir un lead singer et guitariste multi-instrumentaliste –, commence à composer des chansons dans lesquelles les péripéties intimes – il admet avoir toujours eu un certain penchant pour les femmes un peu folles – et familiales se distillent.
Quand „Beautiful Freak“, premier album publié sous le nom de Eels, sort enfin en 1996, le succès est immédiat – ce qui est notamment dû à un double incipit percutant, des titres comme „Novocaïne for the Soul“ et „Susan’s House“ inscrivant d’emblée le musicien aux côtés d’artistes neo-grunge comme Beck, auquel il fut souvent comparé. Du coup, le musicien, pris dans l’engrenage de l’industrie musicale, est obligé d’assurer des tournées alors même qu’il porte le deuil de sa sœur – et que sa mère lui annonce qu’elle est atteinte d’un cancer mortel.
De tels coups du sort s’accompagneront d’une déconvenue artistique quand il découvre que le monde de la musique alternative ne l’est pas du tout, alternatif: „la culture alternative n’était pas du tout une alternative au capitalisme, elle était à vendre comme n’importe quoi dans les centres commerciaux. Elle rebellait contre rien du tout.“ Everett aura d’ailleurs vite la réputation d’un artiste difficile dans le milieu, réputation qu’il aura acquise une fois qu’il aura refusé de vendre la chanson „Beautiful Freak“ à Volkswagen.
Pendant longtemps, Mark Oliver Everett ne vit pas l’intérêt d’en parler, de cette série de coups du destin dont l’acharnement fut tel qu’on peut à juste titre l’appeler le Job de la musique rock indé, jusqu’à ce qu’un jour, il réalisa qu’il ne pouvait faire autrement que d’en parler.
Carter, son manager d’alors, à qui il fait écouter quelques titres, ne comprend pas où il veut en venir, lui disant que personne ne veut écouter des chansons sur la mort.
Alors même qu’il comprend les apports précieux de Carter, devenu une sorte de figure paternelle, il décide de s’en débarrasser, assumant le risque qu’il y a à publier cette collection pleine de noirceur, mais qui chante aussi la fragilité de toute vie, que sera „Electro-Shock Blues“, considéré encore aujourd’hui à juste titre comme le chef-d’œuvre d’Eels et pour les paroles duquel il a utilisé, en hommage à sa sœur, des mots et paroles qu’elle avait consignées dans des carnets, paroles qui faisaient état de son délabrement mental.
Le présenter alors, cet album, à son label d’abord, mais aussi lors de concerts, sera d’autant plus difficile que lors de cette tournée, il fera des aller-retours au chevet de sa mère mourante – jusqu’au jour où il lui faudra l’interrompre, la tournée, pour voir décéder le dernier membre de sa famille avec qui, sur le tard certes, il avait développé une relation touchante et intime.
Mangeoire et rapace
Sur l’album suivant, „Daisies of the Galaxy“ (2000), le ton est, comme son titre l’indique, bien plus guilleret: alors que E aurait pu continuer à évoquer avec mélancolie le monde tel qu’il se lui présente après les morts consécutives de son père, de sa sœur et de sa mère, le troisième album d’Eels parvient instiller des lueurs d’espoir là même où il évoque des sujets durs: „Packing Blankets“ évoque comment il vide la maison familiale, „I Like Birds“ parle en toute simplicité de l’amour de sa mère pour les oiseaux. Stylistiquement, les deux titres sont de petites chansons folk non dénuées d’humour, de malice.
Everett lui-même a comparé cet album à une journée passée à regarder des oiseaux se prélasser auprès de leur mangeoire et de prendre de petits bains d’eau, sachant que ce tableau apaisant peut à tout moment être interrompu par un prédateur félin qui en capture et en tue un, de ces oiseaux. Outre les ballades pleines d’espoir, des titres plus percutants et enjoués comme „Tiger in my Tank“ ou „Flyswatter“ seront déterminants, qui ouvriront l’univers musical d’Everett à d’autres genres, comme la pop orchestrale et le blues.
Ce côté plus bluesy, plus cru, sale, Everett le développera lors des deux albums suivants: pour „Souljacker“ (2002), il s’associera à John Parish, producteur et songwriter connu surtout pour avoir travaillé avec PJ Harvey sur ses albums „To Bring You My Love“, „Dance Hall at Louse Point“ et „Is This Desire?“.
Les deux coécriront un disque dont des ballades comme „Woman Driving, Man Sleeping“ ou „Bus Stop Boxer“ constituent des éclats de beauté lumineuse au milieu d’un album au son plus saturé, comme en témoignent la première partie du diptyque éponyme ou l’ouverture „Dog Faced Boy“, que les Black Keys n’auraient pas reniée.
Malgré un album au sujet moins intime, plus ouvert sur le monde extérieur, Everett n’y arrive pas à se débarrasser complètement des fantômes de son passé – sur „World of Shit“, il chante: „Daddy was a troubled genius/Mama was a real good egg“. C’est d’ailleurs vers John Parish qu’Everett se tournera exactement vingt ans plus tard pour „Extreme Witchcraft“, son album le plus bluesy, le plus rock en dix ans.
S’ensuit „Shootenanny“ (2003), écrit et publié à peine un an plus tard, sur lequel Everett chercha à retrouver la spontanéité de ses débuts et pour lequel il invita le reste de son groupe à se rendre avec lui dans le studio afin d’enregistrer rapidement et sans grande prise de tête un album qui figure, avec sa pochette minimaliste, parmi l’un des disques les plus immédiats de sa riche discographie.
Son incipit „All in a Day’s Work“, le titre le plus ouvertement bluesy du groupe à ce stade, rappelle ce passage de „Things the Grandchildren Should Know“ où Everett raconte comment une petite amie de l’époque, à qui il fit écouter de premières démos – il enregistrait alors quasiment tous les jours des cassettes avec de nouvelles chansons – lui faisait remarquer que sa voix ressemblait quelque peu à celle d’un „nègre“, ce qui lui avait donné envie de la larguer en lui faisant remarquer qu’elle était une raciste stupide et de la remercier en même temps, puisqu’au beau milieu de ses propos racistes, elle lui avait fait, sans le vouloir, un compliment.
Vers plus de concept
Deux ans plus tard paraîtra „Blinking Lights and Other Revelations“ (2005), double album de 33 chansons qui, après la concision et le côté plus immédiat des deux albums précédents, convainquit en présentant la collection de chansons la plus variée, la plus orchestrale aussi, jamais publiée par le groupe.
Quand on sait que, sur certains albums ultérieurs, il y a parfois pas mal de fillers parmi les quelque douze chansons qu’Everett nous y présente, il est impressionnant de voir que figurent, sur ces „Blinking Lights“, un grand nombre de „révélations“ comme „Blinking Lights (For Me)“, „Trouble With Dreams“, „Hey Man (Now You’re Really Living)“, „Railroad Man“¸ „I’m Going To Stop Pretending I Didn’t Break Your Heart“ ou encore „Things The Grandchildren Should Know“, qui clôt l’album et donna son titre au récit autobiographique déjà évoqué.
Après ce double album, dont chaque disque fut bien plus long que chacun des albums précédents (et successifs), Everett se reposa le temps d’un premier bilan de carrière – le best of „Meet the Eels“ et la collection de faces B „Useless Trinkets“ – avant de se replonger dans un nouveau projet tout aussi ambitieux, quoique plus éclaté, que son double album.
Ainsi, „Hombre Lobo – 12 Songs of Desire“ (2009) sera le premier volet d’une trilogie qui, avec „End Times“ (2010) et „Tomorrow Morning“ (2010), explorera les hauts et les bas des relations amoureuses: si „Hombre Lobo“ est une investigation honnête et limpide du désir mâle, „End Times“ décrit une rupture amoureuse là où „Tomorrow Morning“ évoque le renouveau amoureux.
Ce contraste thématique se répercute sur le style des trois albums qui, si chacun des trois disques considéré isolément constitue peut-être le travail le plus homogène d’Everett, sont on ne peut plus différents: „Hombre Lobo“ dégage une énergie sexuelle que son mélange de ballades âpres et de blues saturé fait d’autant mieux ressortir que s’y trouvent, avec „Lilac Breeze“, „The Look You Give That Guy“¸ „Tremendous Dynamite“ ou encore le très beau „The Longing“, quelques-uns des incontournables de la discographie d’Eels.
„End Times“ est, quant à lui, le disque le plus calme, le plus acoustique, le plus flemmard aussi, qui, sans les égaler, rappelle Sun Kil Moon, Sufjan Stevens ou Elliott Smith, alors que „Tomorrow Morning“ en étonna plus d’un à cause de son optimisme, qu’on ne connaissait pas à Everett, dont on a souvent décrit, sans que cela soit toujours fondé, la musique comme dépressive et pessimiste.
Si les nappes de synthé et la luminosité de ce dernier volet de la trilogie aboutissent à quelques belles chansons, force est d’avouer, comme cela est souvent le cas pour de tels projets, qu’un format plus court aurait peut-être permis d’évacuer quelques titres plus dispensables, surtout sur „End Times“ et „Tomorrow Morning“.
Better Living Through Desperation
Depuis l’achèvement de cette trilogie, aussi courageuse dans son ambition artistique que le double album qui la précéda, les albums de Eels ont un peu tendance à se répéter, la formule du musicien peinant parfois à se renouveler – si le songwriting demeure de qualité sur le récent „Earth to Dora“ (2020), encore très présent dans son actuel programme live, force est de constater qu’avec les nombreuses ballades comme „Anything for Boo“, „Are We Alright Again“ ou la chanson éponyme, on a l’impression de les avoir déjà entendues des centaines de fois ou presque, de sorte que de mauvaises langues en sont venues à dire qu’il est désormais impossible de différencier les différents titres de la discographie du chanteur.
Si lc constat est quelque peu à l’emporte-pièce, et que les albums de la dernière décennie ont tous laissé leurs empreintes stylistiques – ainsi, „Wonderful, Glorious“ (2013) est plus rock, avec des titres efficaces comme la chanson éponyme, qui clôt l’album, la fulgurante ouverture „Bombs Away“ et le très Black Keys „Peach Blossom“; „The Cautionary Tales of Mark Oliver Everett“ (2014) retourne à plus d’introspection, de mélancolie, mais aussi d’ennui, dont il faut retenir l’émouvant „Parallels“, sur le personnage du père; „The Deconstruction“ (2018) enfin, composé entre l’optimisme d’une relation amoureuse saine et les observations pessimistes d’un monde qui tombe en pièces, est un album quelque peu schizophrène qui comporte le très beau titre éponyme, l’entraînant „Bone Dry“, l’éblouissant „Premonitions“ ou encore le guilleret „Today Is the Day“ –, force est d’admettre qu’on est nombreux à avoir écouté ces disques sans que beaucoup de pistes n’y aient retenu notre attention tant on y a parfois eu l’impression d’entendre Everett en mode autopilotage.
C’est, peut-être, le désavantage d’un artiste qui a écrit ses disques les plus forts quand la vie le ballottait, qu’il affrontait une tempête existentielle après l’autre et qui puisait son inspiration dans le désespoir, l’injustice des coups du destin et la joie, le soulagement d’être encore en vie.
C’est peut-être aussi pour cette raison qu’Everett s’est remis à écrire un album avec John Parish – et en effet, là où les albums précédents contenaient souvent des temps morts et des pistes un peu plus dispensables, l’on constate avec joie qu’avec „Extreme Witchcraft“ (2022) et son dansant „Steam Engine“, l’imparable „Good Night on Earth“, l’un des titres Eels les plus urgents en dix ans, le bluesy „Amateur Hour“, l’agité „Better Living Through Desperation“, qui confirme quelque peu ce qu’on vient d’énoncer plus haut, ou l’élégant „Stumbling Bee“, la créativité de Mark Oliver Everett est loin d’être épuisée. Et on ne doute pas qu’il nous en fera une démonstration vivace mardi soir à l’Atelier.
Info
Eels joue à l’Atelier mardi soir. Ouverture des portes à 19.00 heures, avec une première partie – Inspector Cluzo – prévue à 20.00 heures et un main show qui commencera à 21.00 heures. Tickets sur: www.atelier.lu.
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