Prix littéraires / Tout se crée, tout se perd
Alors que la plupart des romans couronnés en 2020 s’en prenaient à des sujets sociaux – le délaissement du monde rural, le regain du spiritisme –, enlevant à la fiction son pouvoir évocateur d’autres réalités pour tout rabattre sur celle, unique et déprimante, qu’on connaît tous, Grégory Le Floch vient remettre les pendules à l’heure. Triplement couronné par le prix Décembre, le prix Wepler Fondation La Poste et le prix Transfuge Découverte, „De parcourir le monde et d’y rôder“ est un roman délirant, surréel, qui, par ricochet, en dit plus sur notre condition que la plupart des publications actuelles.
„De parcourir le monde et d’y rôder“ est un courant d’air rafraîchissant dans un paysage contemporain délétère, qui ne fait souvent que copier-coller, structurer et commenter une réalité parfois désolante et qui se le prendra en plein dans sa gueule, ce réel, au moment où l’on voudra tirer quelque chose de littéraire de la pandémie actuelle et qu’on se rendra compte qu’il n’y a rien à en dire qui n’ait pas déjà été dit mille fois en littérature, que ce soit à travers des fictions sur le confinement, des romans post-apocalyptiques ou encore des récits pandémiques (qu’on se rappelle l’engouement récent pour la „Peste“ camusienne).
Plutôt que d’attendre de se faire écraser par le réel, le jeune Grégory Le Floch, né en 1986, prend les devants et amène son lecteur dans une odyssée picaresque déroutante, qui va du coq à l’âne sans le moindre égard pour les conventions naturalistes, s’inscrivant dans une tradition antimimétique et borgésienne qui n’est pas sans rappeler les premiers romans d’un Eric Chevillard. Tout commence alors que le narrateur, qui travaille en tant que vigile dans un supermarché du coin, se met à insulter les passants du haut de la fenêtre de son appart. Croyant alors entendre quelqu’un hurler son nom, il descend dans la rue et trouve, sur le trottoir, la chose, „qui ressemblait – sans l’être – à une sorte de pièce de monnaie, molle et irrégulière, ou plutôt à un petit organe de souris, comme un estomac ou une rate“.
Ressentant une obligation morale „émanant de la chose, ou de moi-même, ou possiblement d’ailleurs“ de restituer la chose à son propriétaire légitime, „sans quoi 1/ je ne serai plus un homme, 2/le monde ne serait plus le monde, et finalement 3/il ne me resterait plus qu’à retourner chez moi pour sauter du haut du huitième étage“, le narrateur s’emballe dans une quête picaresque, au cours de laquelle il aide Shloma, une jeune mère rencontrée dans un train, à retrouver sa joie en jetant son nouveau-né geignard par la fenêtre puis vivra une aventure aussi courte que plaisante aux côtés de celle-ci. Shloma l’amènera à Vienne, où il résidera brièvement dans un ménage juif sur le point de quitter l’Autriche pour Israël à cause des résurgences antisémites qui se manifestent jusque dans la recette de préparation de cailles à la truffe que dicte le charcutier-traiteur Amos au narrateur („rentrer chez soi (…), râper la truffe à l’abri des regards, à la ligne, fermer les volets car les néonazis te guettent et s’ils voient que tu râpes une truffe, note tout ça! ils te traiteront de, en capitales, SALE RICHE DE JUIF, je traduis bien évidemment, ces salauds ne parlent pas français, note! À la ligne, râper la truffe sans allumer la radio, ou la télé, car partout, sur toutes les chaînes, on parle de la FPÖ, partout on leur donne la parole“).
De retour en France, il postera des photos de la chose sur Internet afin que le monde érudit de la Toile puisse l’aider à lui conférer un sens (les réponses spécialisées des internautes sont hilarantes, allant de la pseudo-érudition à l’insulte en passant par le non-sens), puis partira pour l’Amérique, où il rejoindra un cirque de monstres qui se produisent tous les soirs sur les toits d’un gratte-ciel new-yorkais.
„Je ne suis jamais compréhensible et je ne comprends jamais les autres“
En proie à une métamorphose constante, la chose tout comme le narrateur se plieront aux exégèses d’un monde dont les habitants se trouvent d’autant plus en quête d’un sens que celui-ci, perdu à jamais, n’a de cesse de se dérober. Tour à tour truffe, tumeur, étron de Franz Liszt, fétiche togolais, œuvre d’art contemporaine post-humaniste, la chose devient un écran de projection des fantasmes et désirs de ses habitants. Tout désancré que le roman est du réel, il n’en est pas moins aux prises avec les défis que celui-ci nous pose: y paraissent tour à tour l’écroulement d’une certaine épistémologie aux temps d’Internet, le retour de la haine antisémite, le diktat de l’esthétique et le gain qu’en font les professionnels du bistouri, les émeutes d’une foule désespérée et la hantise des attentats terroristes.
La seule constante du récit est le mouvement incessant – des êtres, des choses, du sens: „De parcourir le monde et d’y rôder“ est une illustration parfaite de l’être nomade tel que l’ont conceptualisé Gilles Deleuze et Felix Guattari. Tout est flux, tout se dérobe, tout se crée et tout se perd constamment. Le narrateur, en proie à des crises colériques, se démène dans un monde qu’il ne comprend pas et qui ne le comprend pas, un monde qui „l’inonde de sens“, qui „dégueule“ du sens „sur tout et tout le monde“ alors que lui enchaîne les échecs: „Dans ma vie, il n’y a jamais eu de résultats malgré mes efforts, mes entreprises s’avérant vaines et inéluctablement infructueuses comme si le résultat me fuyait, comme si, de ma vie, je ne pourrai jamais goûter au plaisir d’atteindre un résultat, de parler lors d’une conversation d’un de mes résultats, ne résultant jamais à rien, si ce n’est à des échecs, des avortements et des néants successifs qui faisaient jeter sur moi des regards plein de pitié et d’incompréhension.“
Partant d’une prémisse aussi simple qu’absurde, le deuxième roman de Le Floch n’est pas sans rappeler „Au plafond“ d’Eric Chevillard, y ajoutant un zeste de surréalisme – l’on y retrouve, comme le lecteur aguerri aura pu le constater, une réitération en forme de pastiche, du geste gratuit de Lafcadio, personnage des „Caves du Vatican“ auquel André Breton a consacré l’un de ses premiers poèmes. „De parcourir le monde et d’y rôder“ donne aussi un avant-goût de l’œuvre romanesque que pourrait produire un Quentin Dupieux si un jour il se mettait à la littérature.
Ce sens de l’absurde, on le ressent dès le départ, quand le narrateur décrit l’endroit où il habite: „Immobile au milieu du trottoir, j’ai embrassé la rue d’un regard circulaire, à moins que ce ne soit l’avenue ou le boulevard, car dans ce quartier que j’habitais, il existait, réunis comme en un troupeau de moutons dont on ne parviendrait pas à reconnaître chaque bête si d’aventure elles nous étaient représentées une par une, une rue, une place, un boulevard, une impasse ainsi qu’une avenue qui portaient tous le même nom, un nom absurde, sans fondement, un nom incompréhensible, comme tombé du ciel: Job.“ A l’instabilité et l’absurdité du monde, les personnages du roman répondent par la dérobade: quand il demande à une femme rencontrée dans des circonstances extravagantes qui elle était, celle-ci lui répond „qu’elle le déciderait plus tard“.
Trop de sens tue le sens
Comme chez David Foster Wallace, Denis Diderot ou José Luis Borges, le récit est souvent interrompu par des notes de bas de page intempestives qui phagocytent le récit, l’enrichissent et le continuent, Le Floch éprouvant sans cesse la porosité de ces frontières entre texte et métatexte, un peu à la manière dont l’avait fait Brice Matthieussent dans „La vengeance du traducteur“. Les phrases de Le Floch sont souvent longues et sinueuses, suivant les émoluments et circonvolutions de la pensée et des péripéties du narrateur. S’en dégage un rythme maîtrisé, un style qui est, lui aussi, en proie aux poussées métamorphiques, aux antipodes de la sécheresse néonaturaliste qu’on retrouve un peu partout dans les productions contemporaines, l’auteur embrassant tour à tour l’enthousiasme du narrateur devant la vitrine d’un charcutier ou son angoisse quand il se fait rejeter par une foule en émeute, mimant les commentaires d’internautes ou encore la forme d’une pièce de théâtre.
Perdu dans un monde saturé par l’info et démultiplié par la quête de sens et les gloses qui le lestent, le narrateur trouve refuge dans un langage exubérant, hyperbolique, qui cherche moins à capturer le monde qu’à s’en émanciper, utilisant la glaise du monde pour se mettre à l’abri d’un réel qu’il contribue conjointement, par la bande, à réenchanter.
Info
„De parcourir le monde et d’y rôder“ de Grégory Le Floch, 2020 Christian Bourgois, 252 pages, 18 euros
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