Prix littéraires (2) / Un poète égaré parmi les loups: „Le Mage du Kremlin“ de Giuliano da Empoli
Suivant la lente montée au pouvoir de Poutine à travers le récit de son conseiller, „Le Mage du Kremlin“, couronné par le Grand Prix du Roman de l’Académie française, est un roman brillant sur les ressorts du pouvoir qui parvient, sans jugements précipités ni partis pris, à décortiquer l’évolution de la Russie sur l’échiquier géopolitique global de la fin de l’Union soviétique jusqu’à la guerre en Ukraine.
D’aucuns l’appellent le mage du Kremlin, certains le considèrent comme le Raspoutine de Poutine, d’autres encore évoquent, à son sujet, un poète égaré par les loups. De lui, on sait tout et rien: sa personnalité s’esquisse à coups de spéculations, d’hypothèses, de rumeurs – „il y en avait qui affirmaient qu’il s’était retiré dans un monastère au mont Athos pour prier entre les pierres et les lézards, d’autres juraient l’avoir vu dans une villa de Sotogrande s’agiter au milieu d’une nuée de mannequins cocaïnés“.
Mais rien n’est certain – rien, sauf sa grande influence sur celui qu’on appelle le tsar et qui doit bien être, à l’heure actuelle, l’homme le plus craint et le plus haï au monde. Cet homme, le mage du Kremlin a contribué à l’asseoir sur un trône dont il s’avérera indélogeable.
Au moment où il fait son apparition dans le roman, Vladimir Poutine apparaît cependant sous les „traits décolorés“ d’un homme pâlichon arborant une „miné d’employé“ habitué à exécuter des ordres – Poutine exerçant alors encore sa fonction de chef du FSB, l’ancien KGB.
À ce moment, Vadim Baranov, personnage inspiré par Valdislav Sourkov, n’est pas encore celui qu’on appellera bientôt le mage du Kremlin: il vient tout juste d’abandonner son rêve de poursuivre une carrière de metteur en scène, projet qu’il abandonne après que son amoureuse Ksenia l’eut quitté pour un de ces jeunes self-made men que la Russie postsoviétique, attirée par les promesses trompeuses d’un néolibéralisme dont ses habitants avaient pendant longtemps dû se contenter d’observer de loin les businessmen encravatés, les SUV, les villas et autres signifiants clinquants, produit à la pelle dans ces années fastes et décadentes qui suivent la chute du mur et la fin du rideau de fer.
Se détournant alors vers le monde tout en faux miroirs et en floutage des frontières entre réel et fiction de la télévision, où les talents de mise en scène et le génie narratif sont détournés de leurs finalités purement esthétiques et divertissantes pour fabriquer une réalité nouvelle, Baranov accompagnera Boris Berezovsky, alors propriétaire de la télévision étatique, dans sa recherche d’un successeur d’Eltsine, dont la trop grande relation de copinage avec le peuple et le laxisme aviné, qui l’auraient poussé, sur un plan international, à se ridiculiser aux côtés d’un Clinton hilare et à faire gouverner la Russie, sur un plan national, par des oligarques reproduisant les valeurs décadentes de l’Occident, en seraient venus à ternir l’image du pays.
Un Caligula des temps modernes
Pour fortifier un pays qui devrait se reconstruire sur un sentiment de force et de fierté nationales, Poutine, un homme dont le passé indique qu’il sera propice à devenir une marionnette de Berezovsky et de son monde fait d’écrans de fumée et de plateformes télévisuelles, semble avoir la gueule de l’emploi. C’était sans compter sur le refus de Poutine, dont le roman retrace avec subtilité la métamorphose en tyran sanguinolant dont l’ambition et la froide cruauté étaient pourtant détectables dès le départ pour celui qui sait lire les hommes, de se laisser instrumentaliser.
Lors d’une scène de bascule, Poutine, premier en tête dans les sondages, dit à Baranov son mécontentement quand il apprend que, malgré son succès, Staline est plus populaire que lui: „Vous, les intellectuels, vous êtes convaincus que c’est parce que les gens ont oublié. […] Vous pensez que Staline est populaire malgré les massacres. Eh bien, vous vous trompez, il est populaire à cause des massacres.“
Cela sera le début des emprisonnements arbitraires, mais aussi de stratagèmes aussi brillants que, oui, machiavéliques, comme celui d’accueillir la chancelière allemande, dont il sait la terreur folle que lui inspirent les chiens, accompagné de son labrador Koni: „Il y avait déjà eu le précédent de cet empereur romain. Mais nous, nous avons fait mieux, parce que Caligula n’avait fait que nommer son cheval sénateur, alors que nous, nous avons directement promu le chien ministre des Affaires étrangères.“
Ce conseiller énigmatique, qui dit avoir voulu se lancer dans le monde de la politique pour voir le pouvoir en action, un peu comme on irait voir une pièce de théâtre élisabéthain, et parce que cela lui a permis de „mesurer l’élasticité du monde“, c’est par un récit-cadre astucieux que le lecteur le cerne, qu’il s’en approche d’abord avant que le récit ne lui délègue la parole au troisième chapitre, Baronov occupant alors tout l’espace romanesque, reproduisant ainsi la rhétorique du pouvoir en phagocytant la voix narrative.
Un peu comme dans „Soumission“ de Michel Houellebecq, où le narrateur évoquera d’abord l’œuvre de Huysmans avant d’entrer dans le vif du sujet, avec la différence toutefois notable que Da Empoli, au contraire du misanthrope préféré des Français, n’a pas bâclé son roman, c’est un autre écrivain qui crée le lien entre le mage et le narrateur anonyme: ainsi, c’est une lettre courageuse qu’Evgueni Zamiatine, auteur du dystopique „Nous“, qui fascine le narrateur parce qu’il pense que Zamiatine y décrit déjà avec une lucidité visionnaire le „monde lisse, sans aspérités des algorithmes“, adresse à Staline qui scellera la rencontre des deux hommes.
Il s’en est fallu de peu pour que „Le Mage du Kremlin“, brillant roman promu par Gallimard comme fiction sur „les hommes de Poutine“ alors qu’il s’agit plus justement d’une méditation incroyablement intelligente et pertinente sur le pouvoir, obtienne le prix Goncourt. Au bout de pas moins de 14 tours, où les différents membres du jury restaient campés sur leurs positions – la moitié voulait couronner l’autofiction de Brigitte Giraud sur le décès de son mari, l’autre se rangeait du côté du Raspoutine de Poutine –, ce fut le président du jury, dont la voix compta double, qui trancha.
Le seul jeu qui mérite d’être joué
Si je m’attarde ainsi sur ce fait divers de peu d’importance, c’est qu’il illustre, avec une ironie dramatique qu’on rencontre en fin de compte bien plus souvent dans la réalité que dans la fiction et qui ne devrait pas déplaire à Giuliano da Empoli, un aspect de ces mêmes rouages du pouvoir, de son chaos, de son arbitraire aussi, que l’auteur, dont c’est le premier roman, analyse avec un soin, une précision et une intelligence tels qu’on peut sans grande exagération affirmer que son roman, qui réussit à être brillamment théorique sans en oublier ni sa construction romanesque, classique, mais au rythme intelligent, ni ses personnages, des contreparties fictionnalisées de personnages réels, sert aussi, sans s’en contenter, de mise à jour du „Prince“ de Machiavel tant ses analyses, brillamment enchâssées dans des dialogues intelligents – je pense notamment aux conversations de son personnages principal avec Édouard Limonov ou Garry Kasparov – négocient le rôle et la notion du pouvoir à l’aune de l’effondrement des démocraties tout en offrant une synthèse brillante de l’Histoire récente de la Russie.
Ainsi, alors que Baranov le met au défi de définir cette Russie nouvelle gouvernée par la force et le patriotisme, Kasparov répliquera-t-il: „Aux échecs, les règles restent les mêmes mais le vainqueur change tout le temps. Dans votre démocratie souveraine, les règles changent, mais le vainqueur est toujours le même.“
Souvent, Baranov fait la leçon à notre narrateur, Da Empoli limitant le caractère didactique du roman en gardant une distance critique par rapport à son narrateur, une distance que l’enchâssement de la narration de Baranov dans le récit d’un premier narrateur homodiégétique permet de maintenir – ce qui n’empêche pas Baranov d’être souvent très juste dans ses analyses: „La Russie est la machine à cauchemars de l’Occident. À la fin du dix-neuvième, vos intellectuels ont rêvé la révolution. Nous l’avons faite. Du communisme, vous n’avez fait que parler. Nous l’avons vécu pendant soixante-dix ans. Puis est arrivé le moment du capitalisme. Et même en cela, nous sommes allés beaucoup plus loin que vous. Dans les années quatre-vingt-dix, personne n’a déréglé, privatisé, laissé de place à l’initiative des entrepreneurs plus que nous. Ici se sont bâties les plus grosses fortunes, parties de rien, sans règles et sans limites. Nous y avons vraiment cru, mais ça n’a pas marché.“
Un peu comme le récent Booker Prize, „The Seven Moons of Maali Almeida“ de Shehan Karunatilaka, le livre regorge tant de dialogues brillants, drôles, pertinents, de passages brillants sur l’égarement de l’Occident, sur l’Histoire contemporaine de la Russie, sur ses complexes et traumatismes, sur les rapports de pouvoir et sa définition changeante („vous vous êtes laissés convaincre par les Occidentaux qu’une campagne électorale consiste en deux équipes d’économistes qui se disputent autour d’un dossier en PowerPoint. Ce n’est pas le cas: en Russie, le pouvoir, c’est autre chose“), sur le rapport de la politique à la terreur („la politique a un seul but: répondre aux terreurs de l’homme“), puis à la colère, qui en serait le moteur pérenne, sur Poutine, ce Caligula des temps modernes („le seul trône qui lui apportera la paix est la mort“), qu’on aimerait le citer à tout bout de champ – ce que l’espace limité imparti à cette critique tout comme la volonté de vous laisser le plaisir de le découvrir par vous-mêmes m’empêche de faire.
Avec „Le Mage du Kremlin“, Da Empoli livre non seulement les clés d’accès à la compréhension des agissements politiques de la Russie, il esquisse de surcroît un traité du pouvoir à l’aune de l’ère digitale qu’il est urgent de lire. Qu’il ait réussi à enchâsser tout cela dans un roman intelligemment construit, au style imparable, est un exploit qui aurait dû lui valoir d’être doublement couronné, comme le fut le tout aussi séminal „Les Bienveillantes“ de Jonathan Littell, par le Grand Prix du Roman de l’Académie française et le Goncourt. Si le roman de Da Empoli, qui remporte depuis ce printemps un succès plus que mérité, s’en passe très bien, de ce double couronnement qui l’aurait fait trôner sur cette rentrée littéraire, c’est bien plutôt une occasion de ratée pour le Goncourt qu’autre chose.
Info
„Le Mage du Kremlin“, de Giuliano da Empoli, Éditions Gallimard 2022, 284 pages, 20 euros
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