Théâtre / Un virus mortel, un blog érotique et un délire avec cinq chevaux
Au Luxembourg, l’un des rares pays où les théâtres ont rouvert assez tôt, la pandémie pose plusieurs défis: comment mettre en scène la situation d’exception que nous traversons sans se contenter de la reproduire dans toute sa tristesse? Qu’est-ce que l’art peut tirer d’une telle pandémie, comment peut-il contribuer aux discours qui existent déjà? Au contraire, une pièce peut-elle encore se permettre d’ignorer le changement de paradigme mondial introduit par le coronavirus? Y a-t-il un diktat du virus? Notre analyse en trois exemples récents.
Il y a un an, le monde (re)devint camusien: „La peste“ connut un nouvel engouement mondial, puisque le grand classique d’Albert Camus décrivit à merveille et avec une précision presque effrayante le déroulement de la pandémie tout autant que, c’est là la force pérenne de cette œuvre, les réactions fort différentes des hommes exposés de façon claire et nette à leur propre mortalité – et à celle de leurs proches.
Transposition immédiate: „La peste“ dans une mise en scène de Frank Hoffmann
Pour son adaptation théâtrale, Frank Hoffmann, dont le TNL s’est spécialisé depuis le début de cette saison dans des pièces qui illustrent souvent de façon explicite la situation sanitaire mondiale, a pris le choix décisif de se limiter à deux comédiens: Marie Jung pour incarner le docteur Rieux, personnage principal, et François Camus pour jouer tous les autres, à savoir le journaliste Rambert, venu d’ailleurs et coincé dans cette ville qu’il ne peut plus quitter, le prêtre Paneloux, dont les prêches reviennent au cours du roman et lui confèrent une structure et un débat métaphysiques, Cottard, le grand profiteur de la peste ou encore Tarrou, qui tient dans ses carnets une chronique de l’épidémie.
Il y a donc, d’un côté, la constance butée, la calme et stable résistance, incarnée avec brio par Marie Jung et, de l’autre côté, le jeu virevolté de François Camus, dont les métamorphoses font penser au virus qui, pour survivre, s’adapte, change d’hôte, de nature. Sur une scène assez sobre, décorée par des chaises dépareillées, Hoffmann condense ce roman volumineux en une petite heure. Si le concept de la mise en scène est intelligent, c’est dans la pratique que ça cloche: afin de bien marquer les changements de rôles, François Camus est obligé de surjouer ses personnages et les accents, trainant les personnages, qui déjà dans le récit camusien étaient quelque peu stéréotypés, vers le cliché. Occupé à souligner le changement de personnage, il en oublie parfois de les incarner.
A cause de la durée réduite, les scènes se chevauchent, l’action est rapide. Pour que la pièce ainsi condensée gagne en clarté, Hoffmann alterne entre showing et telling: une voix off narre ce qui se passe entre deux scènes, qui se déroulent à une telle vitesse qu’on a souvent l’impression de rester à la surface des choses – en voulant tout y mettre en très peu de temps, Hoffmann passe parfois à côté de l’essentiel (était-il nécessaire d’intégrer Grand, cet employé de la mairie qui est obsédé par le langage au point de réécrire toujours la même phrase d’un roman potentiel?). Au fur et à mesure que la pièce avance, de moins en moins de scènes sont jouées, les voix off se multiplient et les jointures entre ce qui est dit et ce qui est joué manquent parfois de rythme.
C’est fort dommage puisque quelques scènes plus développées – la mort de Tarrou et celle à l’opéra, qui fait du théâtre une mise en abyme, attirant les spectateurs dans le monde des pestiférés – nous montrent qu’il y avait là une pièce qui aurait mérité d’être plus soignée. Ironie du sort: c’est peut-être à cause de la pandémie, avec l’intempestif couvre-feu et la volonté d’écourter le séjour du public dans une salle fermée, que cette pièce sur la pandémie, trop tassée, n’arrive pas toujours à convaincre.
Pièce confinée: „Sex with Strangers“ dans une mise en scène de Véronique Fauconnet
Une femme, seule, dans un bed and breakfast du Michigan rural, relit un manuscrit en sifflant un verre de vin. Elle, c’est Olivia (Claire Cahen), autrice d’un texte de qualité pourtant peu remarqué par la critique (comme le sont souvent les textes de qualité). Inconditionnelle de Duras, dont „L’amant“ traîne ostensiblement sur la petite table en verre, elle profite des vacances de Pâques pour terminer un futur roman. Surgit Ethan (Sullivan Da Silva), qui vient perturber sa quiétude.
Ethan est un type survolté, qui tient un blog sur ses (nombreuses) escapades sexuelles et qui a adoré le livre d’Olivia. Cette dernière tient en basse estime le monde dans lequel baigne Ethan – un monde où la célébrité et la reconnaissance se paient d’un abandon de la vie intime et du sacrifice de critères esthético-littéraires qu’elle, nostalgique d’une époque où la vraie littérature se vendait encore, incarne et souhaite reproduire.
Pourtant, les deux vont se rapprocher et leur intimité aura des répercussions sur leurs choix de carrière et leurs visions du microcosme littéraire, dominé aujourd’hui par une exposition maximale et donc en fort contraste avec une certaine idée de la littérature marquée par la discrétion, la solitude et la réflexion sur soi.
Alors que nous nous réjouissons de la lente réouverture du monde et que nous sommes las de toutes les formes liberticides que peuvent prendre le confinement, Véronique Fauconnet ose une pièce qui inverse la donne: c’est le cocon de solitude que les amants se construisent qui est une aubaine, et c’est au contraire l’agaçante intrusion du monde extérieur, symbolisée ici par les sonneries et vibrations intempestives du téléphone portable, qui constitue un fléau, fléau qui finira par miner leur relation. La scénographie, qui reproduit l’intérieur huppé du bed and breakfast et l’appart un peu hipster d’Olivia, reproduit ce caractère de cocon là où l’accompagnement musical lors des changements de scène, qui verse dans le hip-hop et l’électro, vient annoncer la perturbation de cette bulle de solitude par le monde extérieur – une trouvaille intéressante, mais répétée un peu trop souvent.
Malheureusement, si les acteurs s’en sortent très bien, ils ne parviennent pas à cacher la qualité quelque peu inégale du texte de Laura Eason, dont les revirements de comédie romantique sont assez prévisibles. De même, les personnages d’Eason manquent d’épaisseur – même s’ils évoluent et changent de position selon leur exposition au monde extérieur, cette même évolution est un peu trop évidente. Face à la platitude du texte (dont la traduction en français par Tullio Forgiarini est tout à fait convaincante, là n’est pas le problème), la mise en scène a choisi de jouer sur le décalage des deux personnages en situation de huis clos, décalage qui fonctionne d’abord fort bien mais qui finit par s’épuiser en cours de route, à défaut d’un récit qui le porterait et le soutiendrait.
S’en foutre: „Mendy – Das Wusical“ dans une mise en scène de Tom Dockal et Jacques Schiltz
Que tous ceux qui pensaient que la dernière (co-)mise en scène de Jacques Schiltz, la très réussie adaptation d’„Amadeus“, péchait par excès de sérieux soient soulagés: c’est là un reproche qu’on ne saurait faire à cette nouvelle production, le fameux „Mendy – Das Wusical“ de Helge Schneider et Andrea Schumacher, que Jacques Schiltz et son acolyte Tom Dockal rêvaient d’adapter depuis un certain temps – rêve enfin exaucé et produit par les Théâtres de la Ville de Luxembourg, qui finissent leur saison sur cette pièce déjantée, magnifiquement décalée, véritable feu d’artifice de vannes foireuses, de pastiches en roue libre, de non-sens et d’offense au politiquement correct, avec ses nombreuses allusions zoophiles, sa lubricité affichée ou encore sa façon on ne peut plus désinvolte de portraiter ses différents personnages (la mère nympho, le père en chaise roulante).
Inspirée par Wendy, magazine germanographe pour jeunes filles passionnées par toutes choses équestres, cette pièce écrite et composée par le musicien Helge Schneider s’intéresse au sort de la jeune Wendy (Anne Klein), qui grandit au sein d’une famille on ne peut plus dysfonctionnelle et dont le cœur bat pour Mocca (Dominik Raneburger), cheval de famille dont le sort est d’autant plus incertain que tous ces prédécesseurs furent vendus et réduits en mets plus ou moins succulents par le boucher, le dénommé Krone-Schmalz (Al Ginter). La mère (Rosalie Maes, parfaite en épouse et mère dominante, lubrique et polygame) couche avec le domestique (Konstantin Rommelfangen, à qui il suffit d’annoncer sur un ton guttural „Ich bin der Knecht“ pour qu’on se torde de rire) tandis que le père (hilarant: Nickel Bösenberg), en chaise roulante, s’intéresse exclusivement aux pièces de rechange de sa Porsche.
Le récit, qui repose sur des structures actancielles du conte (structures qu’il dévoie et fait constamment dérailler), avec son histoire de parents méchants et la „métamorphose“ finale du cheval en être humain, est un pur prétexte à une accumulation de scènes aussi jouissives qu’incontournables, où l’on verra apparaître un gang de chevaux méchants qui n’auront de cesse de harceler le pauvre Mocca, des animaux qui échangent des dernières paroles presque beckettiennes en attendant la mort à l’abattoir ou encore une mort accidentelle que des Pozilisten complètement abrutis peineront à élucider, scènes rythmées par les chants confondants de naïveté de la jeune Wendy, qui dénoncent la candeur déplacée de l’héroïne de contes de fées, en fort contraste avec l’univers qui l’entoure, un univers de sitcom incongru et inquiétant où pointent, derrière toutes sortes de loufoqueries, la mort, l’adultère, la solitude et l’aliénation.
Quant à la bande-son, on pense parfois à du Queen sous acide, tant les arrangements pastichent et reproduisent une certaine grandiloquence indispensable au genre de la comédie musicale, tout le génie résidant dans le décalage entre contenu – des propos lubriques, la mort qui hante à l’abattoir – et l’enthousiasme grinçant et kitsch de l’accompagnement sonore.
Orchestré de main de maître par les deux metteurs en scène, ce Wusical fonctionne d’autant mieux que ses fragments et digression s’assemblent en une œuvre cohérente – chaque comédien excelle dans le rôle qui lui incombe, les musiciens s’en donnent à cœur joie, la scéno est aussi délirante que le propos et si les couleurs criantes, la musique kitsch et les calembours nullissimes („Je m’appelle Riti. Security“) font parfois tiquer, soyez certains que c’était prévu pour que ça vous fasse tiquer.
Si c’est un peu trop long – et que les ressorts comiques, à coups de répétition, finissent du coup par s’épuiser un tantinet – et que d’aucuns resteront pantois devant cet OTNI (Objet Théâtral Non Identifié), tous les autres se seront régalés durant ce Wusical, qui est la preuve vivante que le théâtre peut tout à fait se passer de toute volonté d’instruire. On en ressort peut-être un peu plus con – mais on en ressort très certainement plus heureux. Ce que tout ça a à voir avec la pandémie? Fichtrement rien – et c’est là tout à fait délicieux.
(Par ailleurs: mention spéciale au programme de salle, véritable continuation de l’univers de la pièce, où l’on vous épargne les très sérieux entretiens avec les metteurs en scène et où l’on vous propose toute une ribambelle de jeux, quizz („quel genre de cheval êtes-vous?“) et autres infos aléatoires.)
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