/ „Une botte piétinant un visage humain“: la dystopie 1984 est sortie il y a 70 ans
Il y a 70 ans précisément, parut „1984“ de George Orwell. Nous revenons sur l’héritage laissé par cette dystopie décrivant un régime totalitaire angoissant qui n’a (presque) pas de rides.
1. Le pouvoir contagieux de la fiction
Il eût été facile, dans un article célébrant les 70 ans de la parution d’un des romans d’extrapolation les plus connus au monde, de célébrer le pouvoir visionnaire d’Orwell et d’affirmer ainsi que toutes les prédictions de l’auteur (ou presque) ont aujourd’hui été réalisées.
„1984“ pour les nuls
Pour qui n’aurait pas lu 1984 – ou pour qui l’aurait lu il y a belle lurette et hésiterait à y replonger – voici l’intrigue en quelques lignes: à travers le personnage de Winston Smith, le roman décrit le régime totalitaire instauré en Océanie par le Parti, qui arrive au pouvoir après avoir mis fin au régime capitaliste à travers une révolution. L’Océanie est en guerre permanente, soit avec l’Eurasie, soit avec l’Estasie.
Dans ce monde où l’ensemble de la populace est contrôlé par un système de surveillance total, tout le monde risque d’être vaporisé en permanence – des gens disparaissent et s’enfoncent alors dans le non-être, le Parti affirmant que ces gens-là n’ont de fait jamais existé.
C’est dans un tel univers que le roman narre la lente tentative d’émancipation de Winston Smith, qui travaille à modifier le passé historique afin que celui-ci soit aligné sur (il faut comprendre falsifié) la réalité présente. Un jour, Winston se met à tenir un journal et nourrir des pensées contestataires. Cela l’amènera à rejoindre un mouvement de résistance dont l’existence même peut paraître dubitative et à tomber amoureux, enfin de se frotter aux forces répressives de la Police de la Pensée.
L’on pourrait évidemment se référer aux fake news, à la fabrication de la réalité par un appareil politique, à la „mutabilité du passé“ tout comme au novlangue (newspeak), cette invention, dans le roman, d’un langage qui rendrait impossible tout mode de pensée en dehors de celui dicté par l’idéologie dominante et que l’on retrouve aujourd’hui dans la rhétorique de certains hommes politiques radotant à longueur de journée des mots-clés comme s’ils cherchaient à les enfoncer dans le crâne de leurs citoyens qui les reprennent comme des cons.
L’on pourrait tout aussi bien dire qu’Orwell, avec son „Big Brother Is Watching You“ inventa avant l’ère d’Internet la surveillance de tous par tous et conséquemment la fin de la liberté individuelle (avec la différence que, si dans le roman, cette surveillance était une contrainte extérieure, dans la réalité d’Internet, c’est l’homme qui se l’impose lui-même).
Mais tout cela a été dit et répété maintes fois. Et puis, je ne crois pas en des auteurs visionnaires. C’est d’un mysticisme ésotérique tout juste bon pour les (récents) films de Terrence Malick. Par contre, je crois en des auteurs capables de cerner le fonctionnement universel de l’humanité et d’analyser l’organisation sociale de son époque, la soif du pouvoir qui en politique est et a toujours été, quelque forme de régime que l’organisation sociale du moment eût pris, le but et la fin de tout. Je crois aussi qu’un auteur puisse décortiquer les systèmes sociaux puis les extrapoler pour décrire un futur de l’humanité possible, futur qui peut alors être comparé, des années plus tard, au futur réellement avenu pour en faire ressortir les recoupements et divergences.
Ce jeu est d’autant plus amusant que l’année dans laquelle se déroule (peut-être) le roman et qu’Orwell choisit en inversant l’année de sa rédaction (1948) est dépassée depuis longtemps.
C’est dans cette perspective que le roman encaisse en certains endroits son âge (la conviction que le prolétariat fera la révolution et l’empreinte des théories socialistes permettent assez facilement de dater l’époque de l’écriture roman) alors qu’en d’autres, son analyse politique reste d’une cohérence forte – l’idée même que la nécessité de maintenir l’humanité dans une hiérarchisation toujours ternaire (classes aisées, moyennes et pauvres) contrecarre à la fois la doctrine socialiste et capitaliste qui toutes deux envisageaient en leurs débuts et quoique par des moyens différents une certaine égalité entre les hommes.
Mais il y a plus à cette analyse politique d’Orwell. Si nous écoutions un tant soit peu le fantôme de Platon, persuadé que la fiction est dangereuse puisque les mondes qu’elle déploie risquent de donner de mauvaises idées à ceux qui les consomment (là où Aristote pensait que le contraire était le cas: l’idée même de catharsis repose là-dessus), l’on pourrait spéculer que le bouquin d’Orwell ait donné lieu à ce que l’on appelle communément une self-fulfilling prophecy. Le monde dystopique de „1984“, le contrôle du Parti sur la totalité du monde a bien pu inspirer les gouverneurs du monde à suivre la pente mesquine et machiavélique de cet univers-là, d’essayer de la plaquer tant que faire se peut sur l’organisation sociale du monde réel.
Si le monde d’aujourd’hui peut ressembler à celui imaginé par Orwell, c’est aussi parce que l’auteur nous en a involontairement livré les clés descriptives et les concepts.
Le vocabulaire de la novlangue est ainsi, par citations tronquées, entré dans notre vocabulaire politique à nous, des mots comme „newspeak“ ou „doublethink“ sont devenus très concrètement des termes pour analyser des situations politiques réelles. Si le monde d’aujourd’hui peut ressembler à celui imaginé par Orwell, c’est aussi parce que l’auteur nous en a involontairement livré les clés descriptives et les concepts. C’est cela aussi qui fait le génie assez terrifiant de ce roman: il savait déjà que toute critique d’un système était potentiellement reprise pour son compte par le système lui-même.
2. La philosophie occidentale soumise au totalitarisme
Si la place nous manque pour analyser tous les éléments de philosophie occidentale qui a été versée dans ce roman, je vais me limiter à trois éléments qui me paraissent cruciaux.
Tout d’abord, l’idée de la surveillance par télécran dont tout un chacun est victime dans le roman est inspirée du dispositif du Panopticon inventé par Jeremy Bentham et décrit par Michel Foucault dans „Surveiller et punir“. Dans ce système carcéral, une tour est érigée au centre d’un cercle de cellules. Comme on ne peut pas voir à l’intérieur de la tour, le prisonnier ne sait pas s’il y a un surveillant qui l’observe – mais celui-ci peut et doit partir de l’idée qu’il peut potentiellement et à tout moment être surveillé par n’importe qui dans la tour de surveillance, dispensant presque les gardiens de la surveillance réelle.
Ensuite, la doctrine totalitaire du Parti part du principe que la réalité objective n’a pas d’existence en dehors de nos esprits – le passé n’a pas d’existence matérielle, le présent est filtré par des individus aux perceptions et convictions parfois contradictoires. Cette idée même – que nous ne connaissons le réel qu’à travers le filtre de notre perception subjective – est appelée le solipsisme. Le monde totalitaire impose à ses citoyens un solipsisme collectif pour superposer au monde réel une seule et unanime vision du réel afin d’effacer à la fois la réalité extérieure et les divergences entre hommes.
Pour Wittgenstein, la seule sortie de ce piège solipsiste – puisque nous seuls éprouvons le monde à travers l’intériorité qui nous est propre, comment faire pour attester réellement de l’existence de la souffrance d’autrui (je ne peux éprouver le mal aux dents que vous, cher lecteur, éprouvez peut-être) – est le langage, par lequel nous pouvons savoir que l’autre existe et qu’il pense différemment. Le Parti l’a compris, qui cherche dès lors à créer le novlangue – un langage qui fasse en sorte qu’un seul mode de pensée reste possible.
3. Un roman influent
Au-delà de l’actualité de ce roman, il est à la fois intéressant, un peu vain et surtout impossible de faire le compte de l’héritage laissé par le roman.
Tout d’abord, la science-fiction extrapolative a été fortement marquée par ce roman: impossible de ne pas remarquer comment tout, dans „Le Maître du Haut Château“ de Philip K. Dick, dystopie uchronique où les nazis ont remporté la Deuxième Guerre mondiale – de l’organisation politique répressive à la résistance en passant par l’existence d’un bouquin interdit – rappelle le monde de „1984“.
Mais au-delà de cette influence sur le développement de la science-fiction dystopique, l’on retrouve des influences orwelliennes un peu partout dans la culture populaire contemporaine: ainsi, l’album le plus ouvertement politique de Radiohead, „Hail to the Thief“ s’ouvre sur une chanson qui s’appelle „2+2=5“, le groupe Aiming for Enrike ouvre son deuxième album „Segway Nation“ par une chanson intitulée „Newspeak“, l’auteur francophone Boualem Sansal écrivit, en 2015, une dystopie religieuse intitulée „2084: la fin du monde“ et l’univers carcéral d’un écrivain comme Antoine Volodine est tout entièrement marqué du sceau noir de l’univers de „1984“.
De ce fait, ce glissement du monde de „1984“ dans l’univers de la culture populaire corroborerait presque l’hypothèse énoncée plus haut: si Big Brother nous observe, c’est aussi parce que George Orwell l’a enfanté.
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