Forum / Vers la désignation d’un Lieutenant-Représentant du Grand-Duc
Les particularités luxembourgeoises en droit constitutionnel sont très rares. La Constitution de 1848 a repris en grande partie les dispositions de la Constitution belge du 7 février 1831, qui, malgré les nombreuses révisions intervenues depuis, continue d’imprégner notre texte constitutionnel.
A côté de la mission dévolue en droit constitutionnel luxembourgeois au Conseil d’Etat, institution dotée en matière législative d’une forme de droit de veto suspensif, une autre particularité institutionnelle de notre pays réside dans la fonction de „Lieutenant-Représentant du Grand-Duc“, une institution introduite en droit public luxembourgeois en 1841 et perpétuée à travers les textes constitutionnels de 1848, 1856 et 1868. Les révisions constitutionnelles de 2023 n’ont pas touché à l’essence même de cette institution luxembourgeoise, la Chambre des députés s’étant bornée à modifier le cercle des Lieutenants-Représentants potentiels et à modifier la formule du serment. L’entrée en fonction se fera désormais seulement au moment de la prestation de serment et non plus au moment de la désignation par arrêté grand-ducal. En vertu de l’article 58 de la Constitution, le Grand-Duc peut se faire représenter par une personne faisant partie de l’ordre de succession au trône qui portera le titre de Lieutenant-Représentant du Grand-Duc.
Les contours juridiques de cette représentation du monarque restent flous en l’absence de toute jurisprudence et d’une doctrine peu abondante.
Toutes les monarchies constitutionnelles européennes connaissent l’institution de la régence. Par contre, ce n’est que le Liechtenstein qui connaît en plus un modèle de représentation du chef de l’Etat comparable au modèle luxembourgeois. Ainsi l’article 13bis de la Constitution de la Principauté dispose: „Der Landesfürst kann den nächstfolgeberechtigten volljährigen Prinzen seines Hauses wegen vorübergehender Behinderung oder zur Vorbereitung zur Thronfolge als sein Stellvertreter mit der Ausübung der ihm zustehenden Hoheitsrechte betrauen.“ Cet article a été introduit lors de la grande révision constitutionnelle de 2003. Il faut reconnaître que la nouvelle disposition sur le représentant du prince régnant n’est pas restée longtemps lettre morte. Le 15 août 2004 le prince héritier Alois a été nommé „Stellvertreter des Landesfürsten“. Presque vingt ans (!) après, la situation n’a pas changé: le prince héritier se prépare toujours à la succession au trône. Un exemple à ne pas imiter!
Les précédents historiques
Si on est parfaitement en droit de s’interroger sur l’utilité d’une lieutenance dans une monarchie constitutionnelle au 21e siècle, on ne devrait pas pour autant perdre de vue que dans notre histoire institutionnelle le recours à l’institution d’un Lieutenant-Représentant a été relativement fréquent puisque ce régime a été utilisé jusqu’à présent à cinq reprises et est sur le point d’être réutilisé une sixième fois. Les Lieutenances auront finalement été plus nombreuses que les cas de régence. Leur utilisation n’étant pas tombée en désuétude, le constituant de 2023, convaincu de l’utilité de la lieutenance, a décidé de la maintenir.
Comme le texte constitutionnel n’a pas fixé de conditions à l’institution d’une lieutenance, on constate qu’elle a été utilisée dans trois hypothèses différentes: 1) pour pallier l’éloignement géographique du Roi Grand-Duc (nomination du Prince Henri des Pays-Bas comme Lieutenant-Représentant du Roi Guillaume III en 1850); 2) pour alléger la charge de la fonction pour un monarque malade (désignation du Prince Guillaume comme Lieutenant-Représentant du Grand-Duc Adolphe en 1902 et Lieutenance instituée en 1905 par le Grand-Duc Guillaume au bénéfice de son épouse la Grande-Duchesse Marie-Anne en 1908); 3) pour préparer le futur chef de l’Etat à l’exercice de ses fonctions (nomination du Grand-Duc héritier Jean comme Lieutenant-Représentant de la Grande-Duchesse Charlotte en 1961 et institution de la lieutenance du Grand-Duc héritier Henri par le Grand-Duc Jean en 1998).
La lieutenance annoncée par le Grand-Duc Henri lors des festivités de la fête nationale fait partie de la troisième catégorie et se situe dans le droit fil des deux dernières nominations d’un représentant du Grand-Duc. Au mois d’octobre de cette année, le Grand-Duc héritier Guillaume sera assermenté comme Lieutenant-Représentant du Grand-Duc, cette fois devant la Chambre des députés dans son ensemble et non, comme c’était le cas auparavant, au Palais grand-ducal devant une Députation du Parlement. A l’instar des arrêtés précédents, l’arrêté grand-ducal portant institution d’une Lieutenance portera mention qu’il a été pris sur rapport du premier ministre et après délibération du Conseil de gouvernement. En effet, la décision de désigner un représentant du chef de l’Etat n’est pas une affaire de famille, mais un acte hautement politique qui affecte directement le fonctionnement des institutions de l’Etat.
Elle ne peut se faire sans le consentement du gouvernement qui, à travers le contreseing du premier ministre, lui donne son effet, le gouvernement devant en assumer la responsabilité politique. Contrairement au régime de la régence, la représentation n’implique pas de vote formel par la Chambre des députés.
Il est probable que l’arrêté grand-ducal fera également mention de la cause du recours à la lieutenance, à savoir la volonté du Grand-Duc d’associer le Grand-Duc héritier à l’exercice de ses attributions de chef de l’Etat. Il est généralement admis en doctrine que la représentation peut être générale ou partielle, temporairement limitée ou sans durée déterminée. En fonction du but de la représentation, la lieutenance, institution d’exception, ne saurait durer au-delà d’un délai raisonnable pour atteindre l’objectif affiché, en l’occurrence l’expérience pour exercer pleinement la fonction de chef de l’Etat.
La nature et les effets de la représentation
C’est sur ce point que les interprétations doctrinales divergent. „Les pouvoirs du Lieutenant sont délimités par son mandat. Les dispositions qu’il prend en vertu de sa mission ont le même effet que si elles émanaient du Grand-Duc lui-même“ (Pierre Majerus, „L’Etat luxembourgeois“, édition de 1990, p. 146). Paul Eyschen dans son livre „Das Staatsrecht des Grossherzogtums Luxemburg“ de 1910 va dans le même sens en reprenant le terme „Vollmacht“. Selon Alphonse Huss „la lieutenance se fonde sur une idée de représentation en ce sens que les pouvoirs du lieutenant sont dérivés de ceux du Grand-Duc. Les effets de l’exercice de la puissance souveraine se réalisent dans la personne du Grand-Duc qui reste le chef de l’Etat“ (Journal des Tribunaux, n° 4326, Larcier, 1962, pp 18-22).
Lors d’un discours à la Chambre des députés le ministre d’Etat Pierre Werner a fourni les explications suivantes: „La lieutenance a la nature d’une délégation des pouvoirs grand-ducaux, c’est-à-dire qu’elle laisse subsister dans leur plénitude les prérogatives de la Grande-Duchesse règnante (…) car c’est elle qui demeure le chef de notre Etat“ (séance du 2 mai 1961, compte-rendu analytique, n° 21). Mandat ou délégation de pouvoirs, les deux termes sont souvent utilisés ensemble pour décrire la nature du régime de la lieutenance. Dans son avis du 6 juin 2012 sur la proposition de révision de la Constitution n° 6030 le Conseil d’Etat est allé plus loin et décrit la délégation de pouvoirs de la lieutenance comme une véritable délégation de compétences: „La délégation d’attributions constitutionnelles signifie que c’est le délégué, et lui seul, qui est appelé désormais à les exercer.“
En clair, cela aurait conduit à un véritable transfert de compétences. Cette interprétation a fait réagir la commission compétente de la Chambre des députés qui a insisté sur le fait que le Grand-Duc ne dispose pas d’un pouvoir discrétionnaire de déléguer tout ou partie de ses attributions constitutionnelles. L’idée de consacrer le concept de délégation de pouvoirs a été abandonnée, seul le concept de représentation étant finalement retenu à l’article 58 de la Constitution. On se situe donc plutôt dans une forme de délégation de signature que dans celui d’un transfert de compétences. La théorie du mandat a été entérinée. Il est également évident, à la lecture de l’article 60 de la Constitution qui impose au chef de l’Etat de remplir ses attributions constitutionnelles, qu’il ne peut les abandonner, même partiellement. „Le Grand-Duc n’est donc pas dessaisi dans les matières où il veut se faire représenter; il garde le droit de continuer à agir non seulement dans les matières qu’il a décidé de garder pour lui, mais également celles où le Lieutenant-Représentant peut intervenir“ (Alain Steichen, „La Constitution luxembourgeoise commentée“, 2024, p. 260).
Toute limitation à la représentation devra, notamment pour des raisons de sécurité juridique, faire l’objet d’une publication, de préférence par intégration à l’arrêté grand-ducal d’institution de la lieutenance.
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