En studio avec Alain Bashung / Vestiges de l’amour
Le temps passe, il reste. Treize ans après sa disparition, Alain Bashung s’est définitivement hissé au sommet de la chanson française. Un livre retrace sa tortueuse carrière discographique et sa manière si méticuleuse et collective de fabriquer des disques.
En 2019, les éditions Seghers avaient publié „Gainsbook“, une somme qui dévoilait les secrets de fabrication des disques de Serge Gainsbourg. En cet automne 2022, elles récidivent en consacrant cette fois un ouvrage au plus méritant de ses successeurs, Alain Bashung. Le journaliste spécialisé dans le rock, Christophe Conte, apporte sa plume précise et imagée à cette généalogie d’un phénomène éclos tardivement.
„Loser magnifique“
Né en 1948 d’un père ouvrier kabyle et d’une mère alsacienne, Alain Bashung aura connu plus de dix ans de revers musicaux entre sa première tentative en 1966 et son premier succès, le titre „Gaby oh Gaby“. Son histoire est d’abord celle d’un „loser magnifique“, abreuvé de musique américaine découverte dans son Alsace natale, qui, 45 tours après 45 tours, passe à côté du succès, sans que jamais son potentiel ne soit remis en cause. Le livre raconte dans le détail comment il se cherche et on le cherche, tour à tour en Tom Jones, en Cat Stevens, en Johnny Halliday et en Mike Brant. Il rencontre les bonnes personnes, mais pas au bon moment: Jean-Claude Vannier en 1968, avant qu’il n’atteigne les sommets en orchestrant „Histoire de Melodly Nelson“ avec Serge Gainsbourg, Christophe ou Dick Rivers au moment où ils cherchent eux-mêmes à remonter la pente.
C’est quand il se décide à faire quelque chose „à l’opposé des standards français de l’époque“, que l’horizon s’éclaircit. „Il a d’instinct, également, le sentiment que son chant sera cette fois beaucoup plus incarné, qu’il va enfin trouver sa voix, et que cette ultime métamorphose reposera sur des mots, des thèmes, des formules qui n’appartiendront qu’à lui.“ Il faudra bien sûr encore quelques échecs, et notamment deux premiers albums, „Roman-photos“ (1977) et „Roulette russe“ (1979), pour y parvenir. Mais Bashung aime cette formule album et doit encore mûrir sa réflexion, savoir où il va, lui qui aime le folk américain, les loups solitaires comme Todd Rundgren ou Kim Fowley, mais aussi le punk, et qui pour les textes n’a pas encore trouvé ce qu’il a à dire. C’est le parolier Boris Bergman qui l’y aide et l’accompagne pour exprimer ses rêves d’Amérique, tandis qu’Alain Bashung prend l’habitude d’être très bien entouré pour l’enregistrement.
Sur „Roulette russe“, on le voit adopter le sens de la formule cher à Gainsbourg, avec un titre comme „Je fume pour oublier que tu bois“, mais il lui manque cette capacité qu’avait son illustre aîné de produire des tubes. Ce tube, il va le trouver sur le fil avec „Gaby oh Gaby“ qui s’écoulera jusqu’à 50.000 exemplaires par jour, sur lequel il place un saxophone à la Buddy Holly qui fait la différence. Ses textes composés avec Boris Bergman font sourire, dont „A quoi ça sert la frite, si t’as pas les moules, ça sert à quoi le cochonnet, si t’as pas les boules“. Ce tube est par ailleurs rapidement suivi par un second, „Vertige de l’amour“, sur l’album „Pizza“ qui creuse un même sillon. „Depuis Jacques Lanzmann et Jacques Dutronc dans les années 1960, la France n’avait pas connu une telle paire d’as, capable de conjuguer poésie dadaïste et vannes de carabins sur des musiques qui agitent l’idiome du rock’n’roll en le biseautant de synthés futuristes“, écrit Christophe Conte.
Liberté aux musiciens
Mais Bashung n’aime pas la facilité. Et à l’époque des Joy Division, Suicide et Bowie, qui l’attirent, il cherche le malaise. Il s’en va le trouver notamment auprès de Gainsbourg, qui signe pour lui en 1982 l’album „Play blessures“, confectionné en état d’alcoolémie permanent. Bashung ne veut pas de tube et Gainsbourg lui fait chanter „J’dédie cette angoisse à un chanteur disparu, mort de soif, dans le désert de Gaby“. Le disque rencontre un succès d’estime pour celui qui rêve d’être Rimbaud et les Doors en même temps. Par contre, le suivant, „Figure imposée“, est trop hermétique, et c’est en renouant avec les jeux de mots en 1985 qu’il relance sa carrière, notamment avec le titre „SOS Amor“ et ses „faims de toi difficiles“.
Le disque „Où est passé le Rio Grande“ marque néanmoins la fin de sa collaboration avec Boris Bergman. Bashung a fait école et pleins de groupes font des jeux de mots. Et il vieillit et retrouve alors un vieil ami, Jean Fauque, le deuxième grand parolier de ses œuvres. „À force de relire Verlaine, Baudelaire, de remonter même jusqu’à Ronsard, on avait l’un et l’autre envie d’une élégance nouvelle, d’un formalisme un peu à l’ancienne“, témoigne-t-il. Au début des années 90, il revient aux sources country, il s’envole pour le Tennessee, où il s’inspire du son americana. Il est venu chercher „quelque chose de vivant, qui respire le grand air“. Il va vendre 250.000 albums d’„Osez Joséphine“. Bashung ne cèdera toujours pas à la facilité et les années 90 vont être celle d’une exigence extrême. Le trompettiste Stéphane Belmondo le compare à un jazzman parce qu’il n’aime pas faire beaucoup de prises, y compris au chant, et laissait beaucoup de place aux musiciens.
Bashung a la „réputation d’un artiste qui faisait travailler énormément de musiciens en parallèle pour pouvoir puiser des choses qu’il articulait à sa sauce“, écrit Christophe Conte. Marc Ribot, guitariste qui a joué entre autres avec Tom Waits, depuis Memphis donne la couleur ragga au titre „Ma petite entreprise“ qui est le tube de l’album „Chatterton“ (1994). Pour le suivant, son album totem, „Fantaisie militaire“ (1997), ils sont nombreux à produire la musique qu’il attend. Il invite des figures du trip-hop dont Adrian Utley, guitariste de Portishead et le réalisateur Ian Caple, qui a travaillé avec Tricky et les Tindersticks. Les voix sont faites ensuite à Londres. La musique de Bashung n’a jamais été aussi lumineuse, „innervée d’influences qui font le tour du globe, mais traduisent dans leur agglomération un esprit très français“. „Je ne me rendais pas compte de l’importance de ce disque sur le moment, j’en ai pris conscience lorsque je suis revenu à Paris au mois de janvier suivant, et que j’ai entendu ‚La nuit je mens’ dans le taxi“, raconte Ian Caple. „La nuit je mens“, histoire „d’un type dont la femme s’est barrée et qui tente de la reconquérir en essayant de passer pour un héros“, restera le plus grand morceau de son répertoire.
„En studio avec Bashung“ nous offre aussi une plongée fascinante dans la construction de l’album „L’imprudence“ (2002), que ses producteurs trouveront trop lugubre, tant Bashung s’est laissé emporter par les films de Murnau et Lang et le romantisme allemand. Il a voulu une orchestration qui mettrait en avant les cordes et les claviers plutôt que les guitares. Sa référence à l’époque était „Both sides“ de Joni Mitchell. Il parle de Debussy et Ravel. Jean Fauque lui soumet de la poésie pure avant que, comme pour chaque album, sa prose soit „réduite à la cuisson de leurs deux flammes conjuguées“. “ Le jazzman Erik Truffaz, Marc Ribot, Arto Lindsay, mais surtout le pianiste Steve Nieve, qui a longtemps accompagné Elvis Costello, sont à l’œuvre pour créer la musique.
„L’imprudence“ sera reconnu comme celui d’une liberté maximale de son auteur qui aura l’impression d’avoir tout dit. C’est à son producteur qu’on doit l’initiative de son dernier disque „Bleu Pétrole“ (2008), un avant sa mort. Il veut des chansons plus classiques. Jean Fauque n’est pas de la partie. „Quand la rumeur se répand auprès des éditeurs que Bashung est à la recherche de paroliers, c’est un peu comme si on annonçait une tombola dont les lauréats se verraient offrir un trône royal dans l’histoire de la chanson française.“ C’est une autre légende solitaire du rock, Gérard Manset, qui lui livre le titre le plus mystique „Comme un lego“. Gaëtan Roussel coréalise le disque avec Mark Plati, producteur new-yorkais qui a collaboré avec David Bowie, auquel Bashung lui fait penser parce qu’il est „quelqu’un qui sait sans doute très précisément ce qu’il désire, mais qui vous laisse l’entière liberté de le surprendre“. Parmi les nombreux musiciens que Christophe Conte a rencontrés pour composer ce livre, tous ont reconnu en Alain Bashung un des leurs.
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