Théâtre / À la kalach: „La poupée barbue“ au Théâtre du Centaure
Représentée pour la première fois au Fundamental Monodrama Festival, „La poupée barbue“ raconte l’histoire d’une jeune fille enrôlée par un groupe rebelle dans un conflit ethnique armé après avoir subi un viol collectif par le camp ennemi. Portée par un texte fort et une jeune actrice très convaincante, la coproduction du Centaure conclut une trilogie sur la dénonciation de la violence sexuelle faite aux femmes entamée avec „Blackbird“ et continuée avec „À la carabine“.
C’est l’histoire d’une jeune fille qui s’est retrouvée malgré elle au centre d’un conflit armé et qui, une fois la guerre finie, alors qu’elle n’a plus nulle part où aller, trouve refuge dans une sorte de no-man’s land, de bardo, où elle s’adresse à un ami muet, sa parole naissante, d’abord confuse puis de plus en plus crue, l’aidant moins à panser les blessures – il y en a qui ne peuvent ni être pansées ni cicatriser – qu’à mettre des mots sur l’ignominie.
Car c’est à peine que l’univers d’enfance de la jeune Bénédicta émerge à travers sa parole qu’il est déjà mis à sac, qui racontera à Boy Killer, cet enfant-soldat qui lui a sauvé la vie, comment, partie à la recherche de Chatou sa chatte, calmant sa peur en se disant que les fantômes et les sorcières n’apparaissent qu’après minuit, elle tomba sur trois individus du camp ennemi, qui lui feront comprendre à coups de métaphores animales grossières ce qu’ils attendent d’elle et qu’ils lui feront alors subir, mettant irrémédiablement fin à une enfance dont son monologue continuera pourtant à porter les traces, chaque expression naïve étant une piqûre de rappel douloureuse d’une innocence saccagée, d’un paradis émietté.
À partir de là, ça sera un tourbillon de violence dans lequel elle sera prise, qui racontera son dégoût de voir naître un enfant né d’un viol, son incapacité à le faire taire définitivement malgré la ressemblance du nourrisson avec son père, son envie de faire des trous dans les yeux et dans le corps de cet enfant-poupée-vaudou, dans l’espoir de rendre aveugle ou de tuer par ricochet son grand barbu de père. Elle dira ensuite la lutte armée des enfants-soldats, les commandants et lieutenants aux sobriquets belliqueux, sa sœur de lutte Amazone AKA 47, qui en imposait par sa taille et sa force et qui mourut en marchant sur une mine.
Racontera encore son retour au village natal qu’elle découvrira dévasté, où elle apprendra la nouvelle de la mort de ses parents et où elle sera recueillie par son oncle et sa tante, cette dernière s’en méfiant de Bénédicta, glissant à son mari, dans le lit conjugal, qu’on ne sait pas si cette enfant n’a pas déjà tué, que cette fille n’est pas normale, qui n’a pas pleuré en apprenant le décès de ses parents – et Bénédicta, qui troquera son prénom contre Beretta, un nom de guerre qu’elle invente sur le tas, de dire qu’elle a vu tant de morts qu’elle ne sait plus en pleurer un seul, avant d’avouer qu’elle les aura pleurés à larmes chaudes pendant plusieurs jours, ses parents.
Racontera enfin la fin de la guerre, qu’elle juge d’autant plus impossible que son hypothétique retour à l’école s’accompagnerait d’une reconfiguration des complicités, amitiés et animosités selon la simple division des élèves entre les différentes ethnies, son amie Amandine ne pouvant désormais plus jamais être sa copine parce qu’elle fait partie, de par son origine, du camp ennemi – et tous auront alors, dit-elle, des couteaux au fond de leurs cartables, parce que la confiance n’est plus possible et que la méfiance est devenue un incessant bruit de fond.
Écorchée vive
Transformée par Anouk Schiltz en une sorte d’abri à mi-chemin entre le débarras et la tente de fortune – ou plutôt, d’infortune –, avec ses parapluies déchirés transformés en abat-jour, son fil de linge où pendouillent une kalachnikov et deux poupées, ses chiffons noués à la va-vite ou encore sa toile usée, la scène du Centaure n’abritera ce soir qu’une seule actrice, malgré qu’elle n’ait de cesse de vouloir tromper sa solitude en appelant son ami et confident Boy Killer, dont elle cherche tant la compagnie qu’elle s’en constitue un sosie, un avatar rapiécé, fait d’un tuyau en caoutchouc, d’un vieux ballon de foot et d’une veste de sport verte salie et élimée, que tantôt elle serre dans ses bras, tantôt envoie valser, jouant avec, comme s’il s’agissait de cette poupée que sa mère lui avait promise pour Noël et qu’elle n’a jamais eue parce qu’on s’était mis à jouer à la guerre …– son soliloque solitaire rappelant les personnages écorchés d’Antoine Volodine, plus particulièrement Breughel qui joue avec ses fous dans le très beau „Nuit blanche en Balkhyrie“.
Cette actrice, c’est la jeune Juliette Moro, qu’on avait vue dans le décevant „Antigone“ sur la scène de ce même Centaure et qui est ici dirigée par sa mère Anne Brionne. Et ce monologue-choc, elle le porte toute seule, Juliette Moro, incarnant avec brio cette enfant blessée, oscillant entre naïveté et volonté d’en découdre, donnant à voir sans pathos tantôt une terrible vulnérabilité – il m’a fait mal là où on pisse – tantôt une lucidité tout aussi terrible, surjouant à de très rares occasions quand elle trouve presque toujours le ton et les expressions justes pour ce rôle dur et complexe.
„Il faut témoigner“, lui dira une femme du centre de réfugiés, „il faut témoigner pour aider les petites filles à ne pas devenir comme toi“. Et Bénédicta de renchérir: „mais moi, qui m’a aidé à ne pas devenir comme moi?“ Le défi, pour l’actrice et la metteuse en scène, c’était de montrer un flot de paroles qui refusent précisément de tenir lieu d’exemple, d’être simplement exhibées sur scène pour servir de leçon, pour témoigner des horreurs de la guerre – devant un public occidental, une telle entreprise aurait vite tenu du geste colonialiste.
C’est peut-être pour cela, au-delà d’un miroitement un peu évident de la guerre en Ukraine, que la metteuse en scène a cherché à transposer l’action du texte en Europe, là où l’auteur, lui, tenait à le placer dans un pays inconnu, alors même qu’il contient pas mal d’allusions aux guerres ethniques qui ont ravagé le continent africain.
Pourtant, il était peut-être inutile d’insister sur cette transposition, le texte pouvant la susciter par lui-même, à travers les échos et parallèles qu’il suscite: ainsi, quand Bénédicta dit qu’elle a à jamais perdu son amie Amandine parce que la guerre a fait de gens qui se côtoyaient et s’aimaient des ennemis, on pense autant au conflit entre les Hutu et les Tutsi qu’aux Bosniens massacrés par leurs voisins serbes dans les années 1990.
C’est la scénographie, qui souligne la solitude d’un monologue prononcé loin de tout discours exemplaire, édifiant ou réparateur, et le jeu fort de l’actrice qui contrecarrent ainsi certains réflexes un peu pédagogiques de la mise en scène – la fameuse chanson de Nancy Sinatra, une coulisse sonore où le fracas de ferraille et le bruit des avions de chasse soulignent un peu trop ostentatoirement un monde en lambeaux.
Fil rouge sang
De l’affrontement entre un homme condamné pour avoir eu une relation avec une jeune fille de douze ans et cette même jeune fille qui, devenue une adulte traumatisée, le retrouve alors qu’il a essayé de se reconstruire dans „Blackbird” à l’enfant-soldat violée dans „La poupée barbue” en passant par cette jeune fille qui raconte comment elle s’est fait violer par un ami de son frère aîné dans „À la carabine“, il y a eu, cette saison, un fil rouge dans la programmation du Centaure – un fil rouge-sang, qui se focalisait sur les destins de femmes malmenées, harcelées, violées, où la violence subie se muait presque toujours en violence retournée contre l’agresseur, cette vengeance restant parfois cantonnée à l’espace fantasmatique de la scène théâtrale.
C’est ainsi que, dans un des passages les plus forts de la pièce, Bénédicta s’insurge contre le fait que les hommes leur refusent, à elles les femmes, de prendre les armes. Car si ces hommes ont peut-être raison de se sentir floués quand ils apprennent que d’autres hommes trichent aux élections, qu’ils confisquent le pouvoir, qu’ils s’enrichissent sur le dos d’une population appauvrie, elle demande: „mais est-ce que ça vous fait mal là où on fait pipi quand ils trichent aux élections“, avant d’en tirer la conclusion qui s’impose, à savoir que c’est aux femmes qu’il incombe, logiquement, de se venger. Et de constater qu’elles seront bien moins clémentes.
Et à entendre ces paroles, à voir Juliette Moro s’emparer de la kalachnikov et de la caresser, l’on voit, comme en miroir, Amal Chtati tenir en joue son agresseur dans „À la carabine“ – et c’est peut-être cette superposition de deux images de filles armées, en colère, à la fois désemparées et en train de redevenir maîtresses de leur sort, qu’on gardera en tête une fois que les dernières paroles – „maintenant qu’on est seuls au monde, on fait quoi?“ – auront retenti et que la scène aura viré au noir.
Prochaine représentation: ce soir à 20.00 heures au Théâtre du Centaure
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