Artistes entre Luxembourg et Berlin / Anna Krieps: Solaire, sensible et engagée
Ses photos racontent la sensation d’inadéquation que l’on peut ressentir dans le monde, questionnent les représentations millénaires de la beauté, ou alertent quant à nos mœurs les plus contemporaines et problématiques. Rencontre avec Anna Krieps, photographe passionnée.
Pendant quatre ans, Anna Krieps a habité dans le quartier de la Sonnenallee, à Neukölln, Berlin. C’est là que, après plusieurs mois de refus répétés et très difficiles à vivre, elle fait la connaissance de Christoph Böhm, qui tient la galerie Bauchhund. „J’avais frappé à toutes les portes des galeries à Berlin, notamment celles près de Mitte, mais partout ils s’excusaient de ne pouvoir ne serait-ce que regarder mon travail. Personne n’était à la recherche de nouveaux artistes. Finalement, j’ai exposé dans un coworking space dans le quartier où j’habitais, et j’ai écrit à Christoph Böhm pour l’en informer, car sa galerie était juste à côté. Il a vu mon travail et tenu à organiser une exposition. Mais cela n’aurait jamais eu lieu si mes photos n’avaient pas été présentées dans la vitrine du bâtiment voisin! A Berlin comme ailleurs, la règle du „il faut être exposée pour pouvoir être exposée“ prévaut, injuste et nuisible. „C’est dur d’exister en tant qu’artiste, d’être prise au sérieux. La ville m’a engloutie, elle ne m’a pas fait du bien.“
Après une rupture amoureuse, Anna Krieps décide de retourner au Luxembourg, où elle enseigne l’art, d’abord à des enfants en réinsertion scolaire, puis dans un lycée, avant de comprendre que ce dernier cadre ne lui convient pas. „On devait apprendre l’art aux enfants comme des mathématiques, ils n’avaient pas le droit à l’erreur. C’était très strict mais pas réaliste, car pour l’art, il faut pouvoir donner du temps aux enfants, voir comment ils fonctionnent. Dans ce système, on ne les laissait pas être créatifs! Ça ne me correspondait pas.“ Krieps décide alors de se ressourcer un moment à la montagne et d’y enseigner le ski – une pause qui lui permet in fine de renouer avec sa pratique artistique. Aujourd’hui installée en Suisse, la photographe revient à Berlin en visite, avec plaisir. „Berlin est une source d’inspiration. Je continue d’y faire des photos avec ma sœur. Je ne vais pas perdre le lien qui m’attache à cette ville.“
Vicky Krieps: sœur, muse et collaboratrice
Photographier ma sœur était une évidence. On a commencé à travailler ensemble et c’était très naturel, très beau de voir à quel point ça fonctionnait. Je n’aurais pas pu le faire avec quelqu’un d’autre.
La première fois qu’Anna Krieps a pris une photo, elle avait trois ans et s’était munie d’un appareil photo Fisher-Price que lui avait offert son père. „Je suis entrée dans la chambre de ma sœur et je l’ai prise en photo par surprise! Mon grand-père avait beaucoup de vieux appareils, c’était sa passion. Mon père m’a montré comment prendre des photos en noir et blanc, utiliser les reflex, les différents objectifs … J’étais fascinée, mais je n’avais jamais osé me prendre au sérieux.“ Après avoir entendu son instituteur d’école primaire lui répéter que „être artiste, c’est comme être clochard, on ne gagne pas d’argent!“, Anna Krieps se dirige vers des études en sciences du théâtre, film et media, à Vienne. „Mais ma mère, qui soutenait ma créativité, m’a inscrite à une académie d’été à Salzburg avec une photographe connue – Katharina Sieverding. Elle a vu mon travail et a choisi de me donner une bourse. Ça a été le déclencheur. Je me suis dit : ,Ils me comprennent. Voilà ma langue. Il faut que je prenne ce chemin.’ Ma sœur m’a également beaucoup poussée. Elle m’a montré que si on persévère, ça marche. Elle me donne beaucoup de force.“ D’aussi loin qu’Anna Krieps se souvienne, Vicky, sa sœur, a été sa muse et collaboratrice. „Photographier ma sœur était une évidence. On a commencé à travailler ensemble et c’était très naturel, très beau de voir à quel point ça fonctionnait. Je n’aurais pas pu le faire avec quelqu’un d’autre. Ma sœur apporte énormément à notre travail.“
Dénoncer l’objectification
Récemment, Anna Krieps s’est attelée à mettre Vicky Krieps en scène à travers des portraits qui revisitent des œuvres classiques et archétypes féminins – de Vénus à la Vierge, en passant par Ophélie. Sous le titre „Iconographies“, cette série donne à réfléchir au métier de comédienne, à la condition de la femme et sa représentation dans les arts et les imaginaires. „J’ai suivi de près le parcours de ma sœur, j’ai vu à quel point c’est difficile, à quel point on attend de l’actrice qu’elle se sacrifie toute entière à son métier. Et puis, que ce soit dans la peinture, la sculpture ou au cinéma, la beauté de la femme est valorisée, mais au détriment de sa propre personne. En peinture, les femmes qui posaient pour les portraits des Vénus étaient des prostituées, on les payait cinq centimes, elles n’avaient pas de quoi s’acheter à manger. La femme qui a posé pour le tableau d’Ophélie a dû rester immobile si longtemps dans l’eau froide qu’elle en est morte.“
Lorsqu’elle revisite le classique „Le Déjeuner sur l’herbe“ de Manet, Krieps ne fait pas poser sa sœur nue, comme sur l’original, mais la pare d’un maillot deux pièces pour dénoncer l’objectification systématique des femmes. „Avec ces photos, je voulais provoquer un choc, faire prendre conscience de la façon dont la femme est constamment mise en scène. Mais cette série m’a mise dans une position que je n’avais pas désirée. Certaines personnes ont dit que je me servais de ma sœur et ont porté un regard sur les photos qui était à l’opposé de mon intention alors que ce travail-là était le plus important que j’aie jamais fait.“
Que ce soit dans la peinture, la sculpture ou au cinéma, la beauté de la femme est valorisée, mais au détriment de sa propre personne
Ces accusations ont profondément blessé la photographe, qui ne considère pas sa sœur comme une simple muse, au sens classique et patriarcal du terme, mais bien comme une égale, une adelphe et une co-créatrice. Leur façon de travailler ensemble est tout sauf hiérarchique, pyramidale ou unilatérale: les sœurs nourrissent ensemble une créativité complice, qui rappelle et évoque les jeux qu’elles s’inventaient, enfants. „Je recrée les petits mondes qui existent dans ma tête et qu’on imaginait ensemble quand on était petites, lorsqu’on élaborait des rôles et des histoires. On crée les photos sur le moment, dans l’action. J’ai une idée, Vicky me propose un mouvement ou une situation et je rebondis, ou inversement. On a besoin de cet aspect ludique.“ Ces portraits seront notamment présentés lors de l’exposition Spring Break qui aura lieu à New York à l’automne.
A Luxembourg, à la rentrée, une autre partie du travail d’Anna Krieps sera également visible au Pop-Up du numéro 43 de la Grand-rue, ainsi qu’à la galerie Nosbaum Reding et durant l’Art Week. Depuis mars et jusqu’en septembre, chez Arendt & Art, dans le cadre de l’exposition „True Fictions“ qui réunit également d’autres photographes de renom, comme Tatiana Lecomte et Cristina de Middel, on peut découvrir une nouvelle série de portraits qu’Anna Krieps a faite de sa sœur.
Ensemble, les deux femmes reprennent la figure du cosmonaute qu’elles avaient déjà abordée dans les rues de Berlin il y a plus de dix ans, et la placent cette fois-ci dans le décor du Selfie Museum de Berlin, The WOW! Gallery. Une invitation à nous interroger sur la façon que nous avons de construire une image figée de nous-même sur les réseaux sociaux: expression parfaite, sans aspérité, répétée inlassablement de cliché en cliché, quel que soit le décor ou la situation. En mettant en scène un personnage extraterrestre, sorte de Pierrot lunaire décalé qui flotte au-dessus des conventions et règles d’un monde ultra-connecté, Krieps dénonce les figures de cire que nous devenons en ligne, et l’individualisme tout-puissant qui fait office de processus de structuration en collectif. Empreint d’une touchante poésie, d’une réflexion mélancolique, tendre et philosophique, l’œuvre d’Anna Krieps a pour essence et cœur l’être humain, ainsi que son rapport au monde et aux siens.
Série
Cet article fait partie de la série „Artistes entre Luxembourg et Berlin“, dans laquelle notre correspondante Amélie Vrla présente des artistes luxembourgeois-es vivant à Berlin.
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