Festival de Cannes / Barjos dans le bardo: „Petrov’s Flu“ de Kirill Serebrennikov
Pour son deuxième film en compétition, Kirill Serebrennikov, interdit de quitter le territoire russe, revient avec un délire enfiévré, qui manifeste avec radicalité sa liberté en explosant tous ses cadres. C’est violent, éblouissant et très réussi.
Libéré de son assignation à domicile pour une sombre et non-avérée histoire de détournement de fonds mais toujours interdit de quitter la Russie, Kirill Serebrennikov est de retour à Cannes après son magnifique „Leto“, une fiction sur la scène musicale underground de la Russie des années 80 – et c’est donc la deuxième fois que le réalisateur russe se trouve en compétition à Cannes sans avoir pu assister à la projection de son film.
Cela est d’autant plus dommage que son „Petrov’s Flu“, une adaptation de roman descendue en flèche par une critique française qui continue à encenser principalement ses productions nationales, confondant critique de cinéma avec patriotisme, est l’un des films les plus extravagants de la compétition, qui explose littéralement son cadre, sacrifiant son récit-alibi – une déambulation alcoolisée plus qu’autre chose – sur l’autel des expérimentations formelles.
Suivant les pérégrinations de son personnage principal, Petrov (Semyon Serzin), un mécano et dessinateur de BD qui toussotera tout au long des 150 minutes du film (en période Covid, voilà un Verfremdungseffekt brechtien bien désagréable), „Petrov’s Flu“ démarre sur des chapeaux de roue, avec un incipit dans un transport public lors duquel un vieillard lubrique tiendra des propos abscons et pervers à une fillette de sept ans pour se faire tabasser par la suite – sa mâchoire accompagnera Petrov au cours de ses hallucinations induites par la fièvre et la consommation de gnôle.
Petrov se fera débarquer du bus à deux reprises, une première fois pour participer, impavide, à un massacre de bourgeois ou d’hommes politiques, une deuxième fois pour une virée alcoolisée avec des amis. Sa femme Petrova, qui travaille dans une librairie où elle accueille un cercle de poètes débauchés, barjos et remontés, pourrait bien être un personnage d’un des albums de Petrov – quand ses yeux se teintent d’encre noire, elle se transforme en vengeresse sauvage, massacrant son entourage à la façon d’un Tarantino au temps de sa gloire, rappelant aussi, mais en moins dégueu, la folie meurtrière du personnage de „Titane“.
Le film enchaîne, dans une virtuosité formelle époustouflante et une fluidité de montage totale, qui emprunte autant au théâtre (Serebrennikov est également metteur en scène) qu’au cinéma, des séquences hallucinatoires, déjantées, qui emmêlent fantasmes, rêves et réel sans qu’on sache au juste ce qui se passe et qu’on arrive à démêler les niveaux de réalité ou d’irréalité. Au cours d’une des meilleures séquences, l’on suit les dernières minutes de la vie d’un auteur qui se suicide, Petrov le retrouvant devant un éditeur désintéressé avant de l’accompagner chez soi, où l’écrivain décide de mettre fin à ses jours. C’est loufoque, dénué de tout sentimentalisme et caractéristique néanmoins de la fine pellicule de mélancolie qui enveloppe le film entier.
Si la métaphore centrale est un brin évidente – la grippe, c’est toute la Russie, ce pays malade dirigé avec uns constance presque impressionnante par des régimes répressifs et des hommes politiques inhumains, où le bonheur individuel est une chimère impossible à atteindre en dehors de quelques souvenirs diffus, c’est la société toute entière qui en est atteinte –, le film n’en a cure, qui avance par associations d’idées: parce qu’il a contaminé son fils, qui craint de ne pouvoir assister à la fête de fin d’année de son école, une fête marquée par la présence de la fille des neiges, Serebrennikov plonge dans les souvenirs de l’enfance soviétique de Petrov avant de procéder à une mise en abyme similaire à celle vue dans „Bergman Island“, où il éclaire le destin d’un personnage entr’aperçu lors des virées nostalgiques en recourant au sublime noir et blanc de „Leto“, la narration gagnant alors en limpidité pour une des séquences les plus touchantes du film.
Si la fièvre de Petrov est parfois un brin trop digressive – les séquences sur l’enfance de Petrov sont un tantinet chiants – et que le film s’assagit un peu trop dans sa deuxième moitié, c’est précisément cette impression de fourre-tout qui fascine, invitant à suivre Petrov dans son cheminement incongru, où toute la tristesse du réel est transcendée en un incendiant cocktail. Car en fin de compte, „Petrov’s Flu“ est le film d’un homme qui a retrouvé sa liberté – et la fièvre est dès lors à la fois symptôme d’une société malade et échappatoire créative, les hallucinations se condensant en charge critique. En fin de compte, il est étonnant et significatif que les films les plus libres de la compétition – „Le genou d’Ahed“ de l’israélien Nadiv Lapid et „Petrov’s Flu“ – proviennent de la part de réalisateurs qui ont fait l’expérience de ce que ça signifie de la perdre, sa liberté.
„Petrov’s Flu“, de Kyrill Serebrennikov, en compétition officielle, 3,5/5
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