Film / Bigarrures ontologiques: „Emily“ de Frances O’Connor
Pour son premier long-métrage, l’actrice Frances O’Connor, habituée aux adaptations filmiques de littérature victorienne, imagine plus qu’elle ne retrace la vie d’Emily Brontë, l’autrice de „Wuthering Heights“ tragiquement décédée d’une tuberculose après la publication de ce seul et fulgurant roman. Entre adaptation romanesque et biopic, son film explore une voie médiane osée et formellement maîtrisée, qui lui fait cependant opérer des choix parfois étonnants.
Née dans une famille de quatre enfants aux penchants artistiques, Emily Brontë (Emma Mackey) fait bande à part: alors que le père envoie Charlotte, la sœur aînée (Alexandra Dowling) faire de prestigieuses études, Emily est considérée comme plus aventureuse, plus immature aussi, qui rechigne à abandonner les mondes fictionnels enchantés dans lesquelles elle et ses sœurs aimaient tant s’immerger quand elles étaient petites.
Alors qu’on lui enjoint de prendre comme modèle l’application et la maturité de sa sœur, Emily voit au contraire la fiction comme une façon de conjurer le tragique du réel, dont la famille a dû faire l’expérience avec la mort prématurée de la mère, et un moyen d’ouvrir à des ontologiques intermédiaires, comme elle le montre lors d’une scène de possession feinte, à la fois mascarade et preuve impressionnante des pouvoirs de la fiction – une scène plus terrifiante que maint film d’horreur et au bout de laquelle le reste de sa famille voit ses soupçons confirmés: quelque chose ne tourne pas en rond dans la tête de leur sœur.
C’est aussi, pour O’Connor, l’occasion de montrer que son film ne s’engonce pas dans les clichés esthétiques de l’adaptation de roman victorien conventionnelle ou du long-métrage outrancièrement gothique, osant une multiplication des fondus au noir dont l’archaïsme ostentatoire, combiné à un Verfremdungseffekt brechtien, tire habilement et paradoxalement le film vers une contemporanéité paradoxale.
La même chose s’observe pour la bande-son d’Abel Korzeniowski, d’abord plutôt classique et discrète mais qui, alors que les landes lugubres de Hurlevent – ou leur modèle dans le monde réel – deviennent le terrain d’exploration solitaire d’une Emily tiraillée entre l’amitié ambiguë qui la lie à son frère rebelle Bramwell (Fionn Whitehead), assoiffé de liberté, d’opium et de gnôle, et la passion pour le pasteur Weightman (Oliver Jackson-Coen), qui cherche à sauver l’âme de celle qu’il considère comme une enfant sauvage, assume un rôle narratif et dramaturgique de plus en plus prépondérant, faisant d’„Emily“ une fiction sur les ravages de la passion plutôt qu’un biopic rigide.
Libertés prises
Si la plupart des libertés prises avec l’histoire se défendent, il y en a d’autres qui étonnent quelque peu, comme cette rivalité hyperbolique entre Emily et sa sœur aînée, qui certes sert à confiner encore plus Emily dans le rôle de la recluse rejetée sans que l’on comprenne pour autant le besoin que semble avoir éprouvé d’O’Connor de dénigrer humainement et artistiquement Charlotte.
Plus étonnante encore est la séquence où le nom de l’autrice figure sur le manuscrit du roman, puisque la réalité éditoriale de l’époque forçait les autrices à s’inventer des pseudonymes masculins (Ellis Bell, pour Emily Brontë). Si la pensée utopique d’un monde où Emily aurait pu publier en son nom est belle, elle n’en escamote pas moins une misogynie d’époque qu’il faudrait continuer à dénoncer plus qu’à obfusquer.
Enfin, ce qui étonne encore, c’est la façon dont le film, à rebours d’une lecture autofictionnelle de „Wuthering Heights“, reconstruit la vie d’Emily selon l’intrigue de son phénoménal roman, comme si toute fiction devait nécessairement puiser immédiatement dans la réalité biographique, comme si la transformation du matériau brut du réel en intrigue de fiction était toujours transparent, sans filtre ni détours.
Cela gêne, tout comme gêne cette vision un peu romantique du processus d’écriture, qui colle certes à une époque voulant que l’inspiration soit un peu comme une sorte de possession mais qui escamote là encore une réalité plus prosaïque, à savoir qu’un chef-d’œuvre se travaille, se cisèle, se relit encore et encore.
C’est dans de tels moments que le film vaut plus comme un étude des limites de ce que peut une fiction sans basculer dans le mensonge et le fake (cas-frontières analysés par ailleurs par Dorrit Cohn dans le passionnant essai „Le propre de la fiction“) qu’autre chose.
C’est d’autant plus dommage que, esthétiquement et formellement, ce premier long-métrage est d’une maîtrise impressionnante – et qu’„Emily“ réussit avec brio à retransmettre en langage cinématographique l’effet subjuguant que produit inévitablement et aujourd’hui encore la lecture du seul et unique roman d’Emily Brontë.
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